Derrière la crise du Golfe, il y a l’action de l’héritier au trône d’Abu Dhabi qui mise tout sur l’ascension d'un jeune ambitieux à Riyad

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:39

Le Conseil de Coopération du Golfe (GCC), qui réunit les six monarchies arabes du Golfe persique, s’est retrouvé le 5 juin au milieu de la plus grave crise diplomatique de ses 36 ans d’existence, après la rupture à l’improviste des relations diplomatiques de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, du Bahreïn (suivis par l’Égypte) avec le Qatar, accusé de déstabiliser la région et de soutenir des groupes extrémistes. Les pays en question ont expulsé les diplomates du Qatar, ordonné aux citoyens de l’émirat de quitter leur territoire d’ici deux semaines, et interrompu tout trafic terrestre, aérien et maritime avec le Qatar. 

La rupture à l’improviste des relations diplomatiques 
Cette dernière mesure est particulièrement dramatique, étant donné que le petit pays dépend fortement de l’ordre économique libéral et globalisé. En effet, il importe plus de 80 % des produits alimentaires consommés, et exporte sa principale ressource, l’énergie, en n’ayant en ce moment qu’une seule frontière maritime et aérienne : celle avec l’Iran. Au vu de tout cela, la décision, accompagnée d’une incroyable pression diplomatique au niveau mondial et du premier cas de guerre médiatique interne au GCC, est sans précédents. Des analyses détaillées et des informations confidentielles font penser que l’architecte derrière toute l’opération est le leader d’un autre petit pays, Mohammed bin Zayed, prince héritier d’Abu Dhabi et vice-commandant en chef des forces armées des Émirats, et cela est encore plus surprenant.



L’indice principal du rôle des Émirats émerge en analysant la manière dont a été attaqué le Qatar, accusé de soutenir et de financer des éléments extrémistes et terroristes non étatiques, et de conspirer avec le grand rival de l’Arabie saoudite, l’Iran. Cependant, toutes ces excuses, séduisantes pour l’opinion publique occidentale, pourraient cacher des divergences qui remontent à plus loin. Par exemple, si d’un côté les rapports rédigés par des institutions internationales, dont le Treasury Under Secretary for Terrorism and Financial Intelligence des États-Unis, ont identifié des individus et des associations de bienfaisance du Qatar comme bailleurs de fonds de groupes terroristes, ces mêmes documents indiquent aussi le Koweït comme étant le pays le plus permissif – ou négligent – dans la promulgation de lois contre le financement du terrorisme. Et, d’autre part, si pendant des années, le Qatar a été directement impliqué avec l’Iran, et avec des groupes soutenus par l’Iran, dans la région, c’est Oman, pays du GCC, qui a joué un rôle clé dans la réhabilitation de Téhéran devant la communauté internationale, en facilitant la signature de l’accord nucléaire en 2015. Et pourtant, ni le Koweït ni Oman n’ont été des objectifs de ce blitz isolationniste. En revanche, le Qatar est caractérisé aussi par sa relation avec l’Islam politique, à savoir les Frères musulmans, chez lui et dans la région. 



Lorsque les Printemps arabes ont éclaté et que les groupes liés aux Frères musulmans ont commencé à émerger en défiant le pouvoir et en le conquérant, celui qui était alors le leader du Qatar, Shaykh Hamad bin Khalifa al-Thani, y a vu une opportunité de profiter des relations au long cours de l’émirat avec des membres de la confrérie qui travaillaient dans la bureaucratie de Doha pour diffuser leur influence en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et au-delà. Tandis que l’actuel leadership en Arabie saoudite a développé une relation opérative avec des figures clés de groupes régionaux affiliés à la Confrérie – dont Rachid al-Ghannouchi du parti tunisien Ennahda, Abdul Majeed al-Zindani de al-Islah au Yémen, Hammam Saeed des Frères musulmans jordaniens – la Confrérie demeura un tabou pour Abu Dhabi et Mohammed bin Zayed (MbZ).

 

En effet, sous la conduite de ce dernier, les Émirats ont lancé dès 2011 une campagne de grande ampleur contre les Frères musulmans au niveau local et régional. Les Émirats ont désigné la Confrérie comme étant un groupe terroriste, arrêté des centaines de ses partisans, et soutenu fortement les leaders anti-islamistes en Égypte – AbdelFattah al-Sisi – et en Libye – Khalifa Haftar – tous deux engagés dans le combat contre les forces qui agissaient dans ces deux pays pour le compte du Qatar. Pour MbZ, un homme ayant par le passé une formation militaire, l’Islam politique est une menace existentielle pour les affaires domestiques et régionales des Émirats. Tout d’abord, les Frères musulmans ont des sympathisants aux Émirats du nord du pays, soupçonnés de conspirer en vue d’instituer des entités politiques indépendantes et, pour ce faire, désagréger la Fédération. En outre, la montée de la Confrérie au niveau régional signifierait l’échec des alliés régionaux des Émirats, et la perte d’influence régionale provoquerait aussi le redimensionnement du statut d’Abu Dhabi par rapport aux alliés. Un statut construit au prix de nombreux efforts. 



Depuis sa nomination comme prince héritier en 2004, lorsque son père Sheykh Zayed, fondateur des Émirats, mourut, Mohammad bin Zayed a devancé son demi-frère plus âgé et très malade, Khalifa, actuel président de la fédération. Sous son leadership, les Émirats se sont principalement dotés d’un profil militaire international, à travers de nombreuses petites missions d’entraînement à l’étranger. Elles ont débuté au début des années 90 et se limitaient à des missions de maintien de la paix dans les Balkans et en Afrique orientale, elles ont continué depuis 2008 avec la participation aux opérations de l’International Security Assistance Force (ISAF) menées par l’ONU en Afghanistan. Même si les Émirats ont fourni surtout des services spécialisés, ces théâtres, en particulier l’Afghanistan ont été fondamentaux pour passer au crible la capacité des forces militaires de la fédération dans des milieux hostiles, importants de point de vue politique et international.

Les Émirats émergèrent comme allié fiable du Pentagone

Les forces des Émirats ont commencé à être appréciées par les puissances globales pour leur apport stratégique comme petit pays sur des fronts de guerre, en particulier grâce à la modernisation et aux capacités avancées de son aviation. L’opération menée par l’Otan en Libye en 2011 a donné la possibilité aux Émirats de montrer leur capacité militaire, et on peut en dire de même des campagnes aériennes contre l’État islamique en Syrie et en Irak, et en particulier la guerre conduite par les Saoudiens au Yémen, où les Émirats sont parvenus à mettre en sécurité la région du Sud plus efficacement et rapidement que l’Arabie saoudite. Tandis qu’en 2009 et encore en 2015, les campagnes militaires saoudiennes ont terni la réputation de son armée, considérée peu professionnelle, dans le domaine de la sécurité internationale, de nombreues personnes ont commencé à surnommer les Émirats « Petite Sparte »


En effet, déjà dans les dernières années de la présidence de Barack Obama, les Émirats émergèrent comme l’allié le plus fiable du Pentagone dans le monde arabe. Actuellement, la présidence de Donald Trump donne au pays l’opportunité de devenir le « maréchal » de la Maison Blanche dans la région. Les Émirats sont un des objectifs principaux, au niveau global, des intérêts économiques de Trump. De plus, l’ambassadeur des Émirats à Washington, Yousef al-Otaiba, reconnu comme étant l’un des diplomates les plus compétents à Washington et très proche de MbZ, a développé une relation spéciale avec le conseiller et gendre du Président, Jared Kushner. Il suffit de penser que c’est Otaiba qui a orchestré, avec l’aide de Kushner, la visite à moitié secrète de MbZ à la Trump Tower pour rencontrer le président élu durant la transition. En outre, Otaiba serait à l’origine d’un déjeuner informel entre Trump et le fils du roi saoudien et héritier au trône, Mohammad bin Salman (MbS). Otaiba et Kushner auraient été constamment en contact au summit de Ryad durant la visite du président Trump en Arabie saoudite. Mohammad bin Zayed était en effet determiné à profiter de sa relation privilégiée avec la Maison Blanche pour renforcer sa relation avec Mohammed bin Salman, sur qui il parie pour la succession au trône saoudien. Et mercredi dernier, le roi saoudien a annoncé que le fils, MbS, jusqu’à présent deuxième dans l’ordre de succession, était maintenant prince héritier. Cette décision disqualifie Muhammed bin Nayef, seul héritier au trône jusqu’alors, avec qui le prince d’Abu Dhabi a une relation de mépris réciproque.


À la lumière des derniers événements, la relation entre Muhammad bin Zayed et Mohammad bin Salman peut être vraiment cruciale pour le futur de la région. Bizarrement, les deux semblent avoir un rapport de maître-disciple, où le plus âgé MbZ se comporte comme une sorte de frère aîné : en cultivant son lien avec MbS et en le soutenant comme héritier au trône, MbZ veut s’assurer une ligne directe avec Riyad et le soutien inconditionnel du géant régional, l’Arabie saoudite. En réunissant la réputation des Émirats au niveau de la sécurité internationale, leur réseau diplomatique international efficace et le leadership saoudien du monde musulman ainsi que son poids économique, le leader des Émirats arabes unis pourrait même devenirl’architecte téméraire d’un nouveau Moyen-Orient

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien