« Il y a un défaut dans le droit religieux d’où dérive un défaut dans le droit de la vie »

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:24

Nous avons publié dans le numéro 25 de Oasis la traduction d’une conférence sur le rôle de fatwas dans l’Islam contemporain que l’intellectuel Ridwan al-Sayyid a tenue au Caire en 2015. En raison de contraintes d'espace, le texte intégral n’a pas été publié. Nous vous proposons ici son introduction, qui offre un aperçu du débat en cours dans le monde musulman sur la montée du fondamentalisme.


Au début d’août 2015, le grand juriste et cheikh syrien Wahba al-Zuhaylî nous a quittés, nous léguant un immense patrimoine d’interprétation sur la jurisprudence shafiite, sur le droit comparé, sur les sciences coraniques, sur l’exégèse, sur les fatwas, sur les jeunes et sur les problématiques de l’époque contemporaine, sur l’Islam et les libertés.

 

Outre sa thèse soutenue à l’université égyptienne de l’Azhar sur « les traditions touchant la guerre dans la jurisprudence islamique » (1962), la plus importante de ses publications est probablement l’imposante encyclopédie en huit volumes intitulée La jurisprudence islamique et ses arguments (Al-fiqh al-islâmî wa adillatuhu). 



Les grands oulémas de la tradition jurisprudentielle la plus ouverte, en Égypte, en Syrie et au Maroc, étaient profondément convaincus des potentialités de cet immense héritage qui, à travers un ijtihâd absolu[1](comme disait le cheikh), s’était ouvert au renouvellement en s’adaptant aux temps nouveaux. Al-Zuhaylî a toujours estimé que des juristes et institutions juridiques durant la période allant des années 1940 aux années 1990 avaient atteint des résultats excellents en se servant des instruments qu’offraient les usûl al-fiqh [les fondements de la jurisprudence] et les vastes horizons des finalités de la charia.

 

On ne peut donc les accuser de n’avoir pas compris les nouveautés, ni de ne s’y être pas adaptés. Tout comme on ne peut les accuser d’avoir manqué de clairvoyance face à la tempête de la modernité et au complot occidental contre l’Islam.


Au cours de ces vingt dernières années, je lui ai toujours dit que nous ne sommes pas le produit uniquement de la modernité et de l’occidentalisation, mais aussi du fondamentalisme qui s’est développé au sein de l’Islam, fondamentalisme qui, refusant toute cette tradition et prétendant revenir directement au Livre et à la Sounna, a donné naissance à des mouvements et à des partis qui affirment la volonté de « restaurer la légitimité » de la société et de l’État par la force et la violence.

Comment pouvez-vous me dire que la tradition jurisprudentielle a perdu son dynamisme et son public ?
 

Le cheikh ne niait pas l’existence de ces phénomènes mais me renvoyait, comme il renvoyait certains de ses disciples, à son grand livre La jurisprudence islamique et ses arguments, disant : « Ce livre de poids a été réimprimé cinq fois et, en dépit de son volume, a été traduit en plusieurs langues islamiques. Comment pouvez-vous donc me dire que la tradition jurisprudentielle a perdu son dynamisme et son public ? Et comment expliquer alors la popularité des livres de nos cheikh Muhammad Abû Zahra, ‘Abd al-Wahhâb Khallâf, ‘Alî Hasan Allâh, Muhammad ‘Abd Allâh Drâz e Mahmûd Shaltût?![2] » 



En 2009, durant un séminaire sur le droit en Oman, un de ses anciens élèves de la faculté de Droit islamique de l’université de Damas, lui dit : « Je le jure par Dieu, cheikh, nous ne voulons pas, nous, polémiquer avec vous, ni amoindrir ce qu’ont fait les grands cheykh juristes de l’ijtihâd, dont vous faites partie vous aussi; mais que peut-on faire contre cette violence atroce commise au nom de la religion ? Et puis dites-nous, en toute honnêteté : quels ont été les livres les plus populaires ces dernières décennies, non seulement en Syrie, mais en Égypte et dans les pays du Golfe ? Vos livres, ou La jurisprudence de la Suunna (Fiqh al-Sunna) du cheick Sayyid Sâbiq[3] ? Et cela, qu’est-ce que ça nous dit sur le changement dans la conscience des jeunes comme des adultes ? ».

 

Le voyant hésiter, j’intervins dans la discussion et lui dis : « Au début des années 70, alors qu’il se trouvait chez vous en Syrie, Malek Bennabi[4] m’avait dit que l’Islam était en train de vivre en son sein de nouveaux “protestantismes” contestataires, extrémistes et séditieux, prêts à recourir à la violence. Pour lui, il fallait combattre la violence dans l’esprit des jeunes, qui pour la plupart n’avaient pas étudié les Sciences Religieuses ». Le shaykh – que Dieu le prenne en sa miséricorde – dit: « Bennabi, quelle preuve avait-il pour le démontrer ? ».

 

La tension et la violence se sont exaspérées

Je répondis : « Il disait qu’il y avait un défaut dans le droit religieux (fiqh al-dîn), d’où dérivait un défaut dans le droit de la vie (fiqh al-‘aysh». Le cheikh Wahba n’approuva pas cette interprétation et dit : « Il s’agit d’un maléfice occidental : l’Envoyé de Dieu – que la prière et la paix soient sur lui – nous a laissé une preuve claire comme la lumière du jour, l’abandonner correspond à une ruine assurée.

 

Le défaut dans le droit de la vie peut avoir été provoqué par des causes politiques, économiques et sociales, tandis qu’il est impossible qu’un défaut vienne à se créer dans le droit religieux : pour comprendre le phénomène du fanatisme, enquêtez sur les défauts de la vie (‘aysh), qui se sont produits pour les causes que j’ai dites, et qui expliquent aussi la popularité du livre La jurisprudence de la Sunna, La jurisprudence de la jâhiliyya, et tant d’autres choses ».

 

Le 2011 et la Syrie

Puis en 2011, il s’est passé ce qui s’est passé en Syrie et dans d’autres pays arabes, et quand la tension et la violence se sont exaspérées, l’Islam politique et djihadiste a fait son apparition.

 

La dernière fois que j’ai vu le cheikh Zuhaylî, c’était en 2013, et c’était comme s’il avait vieilli de vingt ans ou davantage; l’autre fameux cheikh syrien, Muhammad Sa‘īd Ramadān al-Būtī, qui était resté du côté du régime syrien jusqu’à la fin, a été tué dans des circonstances mystérieuses. 

 

La Syrie a été abandonnée par la plupart de ses oulémas, qui s’enfuyaient pour n’être pas assassinés par l’une des parties en lutte, tandis que le shaykh Zuhaylî continuait à vivre chez lui, dans sa maison de Damas, maintenant une ferme neutralité. Comme je me hâtais de lui présenter mes condoléances pour l’assassinat de al-Būtī, il me dit: «J’aurais préféré mourir avant que cela n’arrive ! Ridwân, dis-moi, que disait donc Malek Bennabi à propos du droit religieux et du droit de la vie, et de leur rapport réciproque ? » 
 

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[1]C’est-à-dire d’une interprétation de la loi qui ne tient pas compte des enseignements des grands juristes, mais se fonde sur une lecture directe des sources.
[2]Il s’agit de grands oulémas réformistes du XXe siècle.
[3]Membre des Frères musulmans, il fut invité à écrire La jurisprudence de la Sounna par le fondateur de l’organisation Hasan al-Bannâ. Le livre, qui eut une large diffusion, avait le but de présenter d’une manière simple et accessible à tous la loi islamique.
[4]Intellectuel algérien, auteur de nombreux ouvrages sur le rapport entre Islam et civilisation moderne.