Ce talent show arabe qui réveille la poésie

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:34:26

L’X Factor de la poésie a connu un succès incroyable à travers tout le monde arabe, allant jusqu’à dépasser en audience les parties de football. Mais pour le célèbre intellectuel et critique littéraire égyptien Salah Fadl, l’un des trois jurés d’excellence de la transmission, ce talent a fait en ces dix années d’existence ce que les princes des fables font pour les princesses endormies : « il a donné le baiser de la vie à la poésie arabe contemporaine ».

Comment l’idée d’un tel programme est-elle venue ?

Dans le milieu culturel arabe, on pensait il y a une dizaine d’années que l’on vivait à l’ère du roman. D’aucuns estimaient à l’époque qu’il n’y avait plus de place pour la poésie. Les artistes contemporains se consacrent en effet à des formes littéraires et artistiques autres, tels le récit, le roman, la photographie, la télévision ou le cinéma. Mais la poésie a toujours joué un rôle essentiel dans la culture arabe traditionnelle. Aujourd’hui, les nouvelles générations d’artistes peuvent avoir un grand talent poétique, mais ne parviennent pas à atteindre un public de lecteurs ou d’auditeurs à cause du changement des stratégies de communication, différentes désormais des modèles anciens : la parole écrite ne reçoit plus la diffusion et la circulation qu’elle mérite, mais c’est la télévision qui assume de façon active la tâche de faire circuler l’expression artistique ou littéraire : je pense aux séries télévisées, aux enquêtes, à d’autres choses encore. C’est de cette constatation qu’a vu le jour, dans les Émirats Arabes Unis, l’idée de ce programme, pour répondre à un besoin spécifique – qui avait du reste déjà trouvé une dimension dans un autre talent show, « Le poète du million » (Shâ‘ir al-milyûn). Ce dernier a comme protagoniste la poésie populaire et folklorique dite « nabatéenne », composée dans le dialecte des habitants des Pays du Golfe. C’est un dialecte qui se distingue, par de nombreux aspects, de la langue arabe classique, et qui est utilisé par bon nombre de poètes parce qu’il se prête à la composition en vers. Le programme Shâ‘ir al-milyûn a présenté de nouveaux poètes de talent et, pendant la transmission, il est apparu que certains princes et émirs du Golfe écrivent eux aussi des poèmes en langue nabatéenne : en Arabie Saoudite, au Qatar, dans les Émirats, en Oman. Ce sont justement certains d’entre eux qui ont pensé à la réalisation d’un programme qui encouragerait non seulement les poètes « nabatéens », mais tous ceux qui écrivent en arabe classique. C’est ainsi qu’est né Amîr al-shu‘arâ’.

Comment se déroulent les sélections ?

Il y a trois conditions : les participants ne doivent être âgés de plus de 45 ans (même si notre public inclut plusieurs générations) ; deux formes poétiques sont admises : la qasîda ‘amûdiyya [poème traditionnel mono-mètre et mono-rime, Ndr] et la qasîdat al-taf‘îla [poésie libre basée sur un seul pied des mètres antiques, avec des rimes internes et libres, Ndr]. Aujourd’hui, la forme la plus diffusée parmi les jeunes est au vrai dire celle de la qasîdat al-nathr [poème en prose, Ndr], mais comme ce n’est pas de la poésie déclamatoire, elle n’est pas faite pour être récitée devant un public et a été exclue du show. La troisième condition est que les poésies s’éloignent des formes traditionnelles de la poésie de louange ou d’invective, qui ne sont plus actuelles.

Sur quels critères les concurrents sont-ils jugés ?

Les poètes doivent faire preuve d’une diction correcte, ils doivent savoir aussi impliquer le public. Certains ont un véritable charisme, grâce auquel ils sont en mesure d’attirer le soutien du public et les votes télévisés. Les jurés ont droit à deux minutes pour commenter, informer le spectateur des points de force et de faiblesse dans la métrique, dans les figures rhétoriques, dans les symboles et dans l’épreuve en général, de manière à renforcer la conscience critique du public.

Quel est l’impact de votre programme sur le rapport entre les jeunes et la poésie ?

Pour la première émission, en 2007, les candidats se sont présentés par milliers : 3 000 jeunes au total, de tout le monde arabe, tous convaincus d’être poètes (indépendamment du fait que cette conviction soit fondée ou illusoire). Après avoir examiné les candidatures, une commission a choisi 200 poésies. Nous avons ensuite rencontré ces 200 poètes et nous avons choisi parmi eux 20 concurrents. Au terme de la compétition, nous avons choisi les cinq meilleurs, qui ont reçu, selon leur classement, les prix prévus. Nous en sommes maintenant à la septième édition, et le programme a eu un grand succès pour la promotion du talent poétique : il a donné « le baiser de la vie » à la poésie arabe contemporaine.

Que peut-on dire de la participation des femmes ?

Elle a augmenté : dans cette édition (la 7e, Ndr) pour la première fois, sur les vingt concurrents, dix sont des femmes : c’est le taux le plus élevé de participation féminine jamais atteint dans un programme télévisé.

Quel jugement les grands poètes arabes contemporains portent-ils sur ce programme ?

Il y a eu des critiques, qui sont venues de deux fronts : le titre de Prince des Poètes a agacé les grands poètes contemporains, lesquels auraient préféré qu’il fût attribué à l’un d’entre eux, et non à un jeune amateur. En réalité, le choix de ce titre n’est guère qu’un expédient médiatique. Pour un jeune poète, avoir la possibilité de recevoir un titre aussi important, comme le fut au début du XXe siècle Ahmad Shawqî – le célèbre poète égyptien appelé par ses détracteurs « prince des poètes et poète des princes », Ndr – peut constituer un objectif attirant, qui suscite la curiosité du point de vue de la communication et médiatique. Il s’agit d’une compétition pour donner de la place aux jeunes et non aux rivalités entre grands poètes. Chaque poète a la conviction d’être non seulement un prince, mais un roi, un dieu, et, par conséquent, une compétition entre les grands pourrait s’avérer très dangereuse. Les grands noms voudraient s’asseoir sur le trône du Seigneur, loin de se contenter du siège du prince. On est parvenu à surmonter cette critique grâce au caractère cyclique de la manifestation, avec un vainqueur nouveau à chaque édition, en réalisant ainsi une sorte de circulation du pouvoir poétique, comme cela pourrait se faire avec le pouvoir politique.

La seconde critique porte sur le système du vote télévisé. En réalité, les normes sont très précises sur ce point : ne sont admis au vote télévisé que les concurrents qui reçoivent l’approbation des critiques, et le jury procède à une évaluation très attentive des poètes. Il est vrai certes que le vote télévisé ne récompense pas seulement l’aspect esthétique ou la créativité de la poésie. D’autres aspects entrent en jeu, y compris le facteur nationaliste : quand un poète est égyptien ou algérien ou marocain ou palestinien, ce sont ses compatriotes qui votent pour lui. Et cela fait que le vote télévisé n’est pas fondé uniquement sur la valeur artistique, mais se trouve souvent conditionné par des éléments patriotiques ou, parfois, confessionnels. Toutefois, l’expérience a montré que les poètes de talent, qui attirent l’intérêt et l’attention du public, parviennent à surmonter même ces limites régionales.

Dans le monde arabe, la poésie est-elle plus populaire aujourd’hui qu’elle ne l’est en Occident ?

À mon sens, il faudrait nuancer une telle affirmation. Il existe en effet un niveau de poésie qu’il n’est pas possible de limiter à un cercle privé ou à une élite : la poésie des chansons. Une chanson, quand elle mêle les paroles à une mélodie harmonieuse, et est chantée par une belle voix, représente « l’aimable quotidien » pour le public. Bob Dylan écrit ses poésies et les chante, et c’est ainsi qu’il a remporté le Prix Nobel pour la littérature en 2016. Il s’est produit une évolution de la sensibilité et du goût à l’époque moderne. La chanson représente un pont véritable entre des millions de personnes et la poésie, dans la mesure où le chant est une portion de la poésie. Il n’y a personne, homme ou femme, jeune ou vieux, qui ne fredonne pendant la journée des mélodies et paroles qui envahissent son cœur. Ainsi, la chanson est une fenêtre ouverte vers la poésie pour des millions de personnes.

Avez-vous un public également à l’étranger ?

J’ai observé un phénomène très curieux durant ces années où j’ai été membre du jury : des centaines de milliers de personnes d’origine arabe qui vivent en Europe trouvent dans ce programme un moyen pour renouer avec leurs origines hors de la politique, qui, elle, suscite préoccupation, douleur et tourment.

Donc les poésies présentées ne traitent pas de thèmes politiques ?

Non, il y a aussi des poésies qui traitent de problèmes politiques, mais d’un point de vue émotif, intérieur, centré sur les sentiments avec lesquels ces problèmes sont vécus.