Le président Sisi est candidat, sans aucun rival, à un deuxième mandat. Bien que la popularité du ra’is soit en baisse, la société fatiguée craint une nouvelle déstabilisation. Entretien avec Tewfik Aclimandos

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:54:10

Le seul candidat qui défiera le président égyptien ‘Abd al-Fattah al-Sisi est un de ses partisans, Moussa Mostafa Moussa. Quelques jours avant de présenter sa candidature, il recueillait des signatures en faveur de son futur rival.

 

En l’espace de quelques semaines, plusieurs candidats et éventuels challengeurs du ra’is ont abandonné la course ou ont été obligés de le faire, rendant le prochain rendez-vous électoral vide de sens, comme l’a souligné la presse internationale.

 

Le neveu de l’ex-président Anwar el-Sadat a abandonné ; l’ex-candidat et figure de proue de l’ancien régime de Hosni Moubarak, Ahmed Shafik, a annoncé son retrait après être rentré de son exil aux Émirats. Et le plus sérieux des candidats possibles, le général et ancien chef d’État-Major Sami Anan, a été arrêté quelques heures après avoir annoncé son intention de se présenter.

 

L’ex-candidat présidentiel islamiste ‘Abd al Moneim Abol Fotouh – dans la course en 2012 – a été arrêté à cause de contacts suspects avec son ex-mouvement, les Frères musulmans.

 

Des groupes et associations pour les droits de l’homme égyptiens et internationaux ont parlé de « farce électorale ». Ils ont accusé Sisi d’avoir « piétiné les conditions minimales pour des élections libres ».

 

Dans une Égypte fatiguée par une situation économique difficile (qui a obligé le président à entreprendre des réformes inédites) et par des attaques terroristes à répétition, au cœur des villes souvent contre la minorité chrétienne et dans le Nord du Sinaï, bastion des djihadistes, les libertés personnelles ont diminué drastiquement et la répression du régime a augmenté.

 

La promesse de maintenir la sécurité – une opération militaire contre les groupes djihadistes a débuté il y a quelques semaines au Sinaï, dans la région du Delta du Nil et dans le désert occidental vers la poreuse frontière libyenne – et ainsi épargner au pays le sort de la Syrie, du Yémen et de la Libye garantit encore au ra’is un espace de manœuvre chez lui et à l’étranger.

 

Bien que la popularité de Sisi, candidat au deuxième mandat sans rivaux, soit en baisse – comme nous l’explique Tewfik Aclimandos, professeur de Relations internationales à l’Université française d’Égypte - « la société fatiguée, craint de nouveaux soulèvements et ne veut pas de nouvelle déstabilisation, qu’elle soit ou pas révolutionnaire. Cela joue en faveur du président ».

 

Qu’est-ce qu’ont signifié les quatre années de la présidence Sisi au niveau de la société, de l’économie, des relations entre les différentes confessions religieuses ?

« Son premier mandat se divise en deux temps : dans le premier, il mène une politique de grands projets dont la pertinence est discutée par les experts, avec des partisans et des opposants. Il semble clair qu’à ce moment il a cru que l’aide des pays du Golfe se maintiendrait aux niveaux historiquement miraculeux qui étaient ceux de 2013 et 14. La question est alors de savoir si cette aide n’aurait pas pu être utilisée différemment, pour accompagner les réformes structurelles. L’aide, pour différentes raisons, se tarit en 2016 et le président n’a pas le choix : il lance un grand programme de réformes structurelles, qui met un terme à quarante ans d’ajournements et de déni. Mais ce programme est très dur, le pouvoir d’achat de toutes les classes est dramatiquement réduit, et pour le moment les résultats se font attendre. La popularité du président en souffre grandement. Il reste que sur ce point il a fait montre d’un grand courage. Il est difficile de savoir si la population peut encore tenir longtemps. Les familles ayant plusieurs enfants et sans aucun membre expatrié souffrent terriblement et doivent renoncer à plusieurs types de dépense et d’achat.

Le point noir, irrémédiablement noir, est le dossier libertés publiques, droits de l’homme, etc. Si la presse est plus libre qu’on ne le dit, il reste qu’il y a zéro tolérance pour les manifestations, zéro tolérance pour les associations, et que la coalition au pouvoir comporte toutes sortes d’acteurs conservateurs qui harcèlent toute forme de comportement ‘pécheur’ ou de parole ‘religieusement incorrecte’ ».

 

En ce qui concerne la menace terroriste ? Une opération militaire contre les groupes djihadistes a débuté il y a quelques semaines au Sinaï. Quels sont les résultats ?

« Sur le dossier sécurité le défi était énorme, succès et échecs ont été fluctuants. Dans l’ensemble la guerre contre les différentes factions violentes tourne plutôt à l’avantage de l’Etat (et de la société) dans la vallée, et se passe très mal dans le Sinaï. Mais, je le rappelle, c’est fluctuant. L’opération en cours peut peut-être renverser la donne.

En ce qui concerne le ou les dossiers coexistence religieuse, sur le plan ‘réforme du discours religieux’, des choses ont été faites, mais on est très loin du compte. Al-Azhar s’est senti attaqué par le pouvoir et les intellectuels, a resserré les rangs et s’est raidi, tout en faisant des gestes réels, mais jugés insuffisants.

La communauté copte est assez déçue, mais continue à appuyer le président, même si c’est avec moins de vigueur qu’auparavant. Pour elle, le pouvoir a été trop timoré vis à vis des salafistes, et ceux qui agressent les coptes dans les incidents interconfessionnels sont trop souvent impunis. Par contre le pouvoir reconnait qu’il y a un problème et n’est pas dans l’exaspérant déni qui prévalait sous Moubarak. Et le président trouve souvent les mots justes. Bien sûr, ce n’est pas assez, même si c’est beaucoup ‘mieux’. Par contre vu le fait que les islamistes considèrent (à tort) que les coptes sont la principale cause de leur échec et vu l’aggravation constante de discours de haine déjà odieux, les coptes n’ont pas le choix. Ils appuient le régime, même si ce dernier ne les emballe plus ».

 

Après l’arrestation du lieutenant-général Sami Anan, les médias internationaux ont parlé d’une farce électorale. Comment cela influence- t-il la crédibilité de Sisi ? Qu’est-ce que cela nous dit sur ce qui reste de 2011 ?

« C’est incontestablement une farce qui s’explique par des raisons structurelles et d’autres conjoncturelles. Structurellement, le pays ne veut plus des islamistes, et les forces non islamistes n’existent paradoxalement que quand les islamistes constituent un danger. Quand le péril disparait, la raison d’être des forces non islamistes est moins évidente. On peut le dire autrement : ces forces, si on excepte les libéraux, ont une culture révolutionnaire, ou pustschiste, et sont plus dans l’optique ‘faire tomber le régime’ que dans ‘réussir à construire un parti’ ou ‘préparer une alternance’. Les candidats sérieux sont, trois fois sur quatre, militaires (Sisi, Shafik, Anan)…. Mais l’armée craint voir ses fils s’entredéchirer et laver le linge sale en public.

Je crois que les élections, en soi, ou plutôt la farce électorale ne change pas grand-chose à la donne : les Egyptiens ont depuis longtemps compris que la démocratie attendrait, et les médias internationaux et les opposants se voient confortés dans leur détestation du chef de l’Etat ».

 

Où sont passés les Frères musulmans ? Est-il vrai, comme l’écrit Bloomberg, qu’il y a des ouvertures de la part de Sisi ?

« Il y a des services et un courant qui veut calmer le jeu avec les Frères, dans l’optique : leur offrir assez pour qu’ils cessent de rouler pour le Qatar et la Turquie, qui sont les ennemis de l’actuel régime, et ne pas leur offrir trop, pour ne pas braquer l’opinion et pour ne pas mettre le régime en danger. Chez les frères, certains estiment qu’une trêve ou une réconciliation permettrait de reconstituer l’organisation et lui donner un répit. Chez les Frères, bien sûr, il y a et des gens plus modérés que la direction. Cela dit, cette affaire, la réconciliation, a plus de deux ans d’âge, et un accord n’a pas été trouvé ».

 

Y a-t-il encore un leadership des Frères musulmans ou sont-ils tous en prison ?

« Oui, un leadership existe. Beaucoup sont en exil. La situation organisationnelle des frères est un mystère. La formation est entrée en clandestinité et elle ne laisse filtrer que ce qui lui convient. A priori, la direction historique tient le contrôle de l’argent et a l’allégeance des trois quarts des membres, non par conviction, mais par crainte des divisions internes ».

 

Quel est l’opinion publique face à l’atmosphère politique actuelle en Egypte ? Comment réagissent les médias ? Et les intellectuelles ? Comment la farce électorale et le manque de sécurité dans le Sinaï affectent-ils le soutien populaire ?

« Il est difficile de parler avec assurance de l’opinion publique, en l’absence de sondages fiables. Le président est certainement moins populaire qu’en 2014. L’opinion est fatiguée et redoute toute nouvelle agitation, et ne veut pas d’une nouvelle déstabilisation, révolutionnaire ou non. Ceci joue en faveur du président.

Médias : la principale évolution est la lente disparition des télévisions privées qui avaient bourgeonné après la chute de Moubarak. Pour être plus précis, beaucoup ont été rachetées par différents services étatiques (la DRM, l’armée, le GIS, etc). Bien sûr la perte d’indépendance de ces télévisions renforce cette tendance et ne l’inverse pas. Autre facteur qui compte : les pays du Golfe ne se font plus la concurrence pour contrôler ou influer le champ médiatique égyptien et le financent donc moins. Pour la plupart le péril frère appartient au passé et le Qatar, lui, est persona non grata.

Enfin, les intellectuels ne sont pas contents, pour autant que je puisse en juger. Les raisons du malaise sont nombreuses, impression de n’être aimés par personne, ni l’Etat ni la société, impression de voir l’Etat céder trop facilement à la pression des ‘religieux’ qui pourchassent le religieusement incorrect, conditions difficiles de vie, vu le recul du financement international (occidental et du Golfe) de leurs activités. Bien sûr, il y a aussi des gagnants et presque tous sont soulagés de ne plus avoir à subir la menace islamiste… mais ce dernier point semble, à tort peut être, acquis, et donc ne suffit plus pour garantir les fidélités ».

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis