Erica Hunter

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:40

Entrevue au Prof. Erica Hunter par Maria Laura Conte ML . C.:Comment doit-on interpréter les persécutions des chrétiens en Irak ? Qu'y a-t-il derrière ? E. H.: La persécution antichrétienne qui a lieu en Irak a vraiment commencé à la moitié de l'année 2006. Auparavant, les prêtres irakiens avec lesquels je suis en contact n'étaient pas particulièrement préoccupés par rapport à leurs relations avec l'Islam. De fait, ils considéraient plus dangereuses les activités des évangélistes américains. Il est difficile de dire ce qui a provoqué ce tournant dans les évènements de 2006, année au cours de laquelle on a assisté à l'épuration de Dora, un faubourg de Bagdad dont une partie importante de la population est chrétienne. On m'a dit que certains slogans écrits sur les murs de Dora disaient « Dora est réservée aux chrétiens et aux sunnites », laissant sous-entendre que les chiites n'étaient pas les bienvenus. À la moitié de 2006, commencèrent à apparaître des slogans disant « Dora est uniquement pour les sunnites ». Comme on le sait, la majorité des familles chrétiennes furent chassées de leur maison. Il est extrêmement difficile de suivre les activités des groupes d'insurgés qui ont perpétré ces épurations et ces meurtres. Ils sont comme des caméléons : ils naissent, se défont et se reconstituent hors de schémas prévisibles. Les groupes d'insurgés peuvent changer d'affiliation si cela sert leurs objectifs, bien qu'il est important de comprendre que même ceux-ci ne sont pas statiques. Par exemple, la Brigade islamique de la Révolution Année Vingt, notoirement anti-américaine, a changé d'orientation il y a deux ans, en s'unissant aux forces américaines pour tenter d'acquérir une position dominante sur Al-Qaida. Ce tournant n'est pas considérée comme une volte-face par rapport aux principes, mais bien comme une décision pragmatique utile pour justifier leur pouvoir croissant et leur contrôle. À Mossoul, les récentes épurations de l'antique population chrétienne de la ville ont été attribuées tant à des groupes insurrectionnalistes sunnites qu'à des miliciens kurdes. Avec la perspective des élections et le penchant des kurdes à étendre leur territoire et leur influence davantage au sud de ce qui n'est établi traditionnellement, on a reconnu aisément que l'épuration chrétienne devait renforcer ces prétentions. D'autres communautés, y compris les yazides et les turcomans, ont été sujettes à de fameuses pressions de la part des kurdes. ML. C.: Les motivations de cette situations sont-elles à rechercher dans les années récentes (de la chute de Saddam à aujourd'hui) ou bien ont-elles des racines plus lointaines ? E. H.: Les motivations de la situation actuelle sont à rechercher en grande partie dans des facteurs externes aux frontières irakiennes. Le pays se trouve entre l'Iran et l'Arabie Saoudite, dont les intérêts sont aujourd'hui représentés en Irak. On pense que les deux pays soutiennent financièrement les groupes d'insurgés. La controverse la plus générale se situe entre sunnites et chiites, et leurs groupes de fidèles, et concerne aussi les ambitions des kurdes. Les chrétiens, en tant que minorité impuissante, n'ont pas d'espace dans cette bataille pour la répartition du pouvoir. On pourrait penser qu'ils restent en-dehors de l'intérêt des groupes insurrectionnalistes, mais les ambitions de pouvoir de ces derniers sont liées à l'islamisation de l'Irak et à l'idée que « les autres » ne fassent pas partie de la société irakienne naissante. La division des églises chrétiennes pèse-t-elle dans la situation actuelle? La division théologique des différentes églises n'est pas significative. Cependant, il y a des lignes de séparation ethno-linguistiques qui distinguent les communautés et qui doivent être prises en considération. Les divisions entre syro-orthodoxes et l'Église orientale datent du premier millénaire après J.C, mais les origines des divisions ethno-linguistiques (de fait aujourd'hui plus influentes) remontent au XVIe et XVIIe siècle. Les chrétiens irakiens les plus nombreux sont les Chaldéens. Ils sont fondamentalement arabophones et ont conservé le syriaque pour la liturgie. Une grande majorité vit depuis la moitié du XIIe siècle à Mossoul. Ils se considèrent arabes, comme le montre les paroles de Tareq 'Aziz, ex-Premier ministre, qui se définissait comme arabe chrétien. Le concept d'arabe est intrinsèque à la philosophie ba'athiste, mais son autodéfinition reflète aussi le contexte urbain de Mossoul et l'identité de la famille dont il provient. Au contraire, les assyriens, c'est-à-dire les membres de l'Église orientale, dont les territoires se trouvaient traditionnellement au Kurdistan et au Hakkari parlent le néo-araméen. Évidemment, ils parlent aussi l'arabe, mais ne le considèrent pas comme leur langue maternelle. Jusqu'aux années dix du XXe siècle, ils vivaient une vie tribale semblable à celle des kurdes parmi lesquels ils vivaient. Aujourd'hui, une forte discussion sur l'identité est en cours avec les assyriens qui revendiquent une « nationalité », se basant simultanément sur l'identité religieuse et la dépassant, et qui tentent de se procurer une patrie dans la plaine de Ninive. Les chaldéens, d'autre part, se considèrent de nationalité irakienne. Dans certains quartiers, il y a une tendance préoccupante à faire l'équation entre le terme arabe et l'identité musulmane et à éviter de l'utiliser pour les chrétiens, bien qu'il y aient des preuves indéniables qu'un nombre conséquent d'arabes fut christianisé au premier millénaire après J.C., surtout aux frontières sud de la Mésopotamie. Les différents groupes ethno-linguistiques contribuent sans aucun doute à la richesse de l'histoire de l'Irak. ML. C.: Combien est influent l'antagonisme entre kurdes et arabes ? E. H.: La division entre arabes et kurdes influence directement les communautés chrétiennes, en terme d'affiliation et d'identité. Le débat sur l'identité ethno-linguistique influence la division entre arabes et kurdes. Il est possible que celle-ci soit fomentée par les autorités kurdes, préoccupées de répandre le concept de « kurdité » dans des zones qui n'ont jamais été kurdes traditionnellement pour soutenir leurs revendications territoriales. Selon moi, cette triste division qui a à la racine une lutte de pouvoir entre arabes et kurdes, est un des facteurs les plus accablantes pour les communautés chrétiennes en Irak, et risque de les diviser. Une certaine presse arabe fait le lien entre les persécutions et les prochaines élections pour le renouvellement des conseils provinciaux et la représentativité des minorités. Qu'en pensez-vous ? On estime que les épurations récentes de Mossoul ont été suscitées par les kurdes, dans le but de vider la zone des populations qui se considèrent arabes traditionnellement et qui ont toujours résisté à l'assimilation à l'identité kurde. Encore une fois, ces évènements montrent les conséquences profondes de la division entre arabes et kurdes sur les chrétiens. Comment doit-on considérer le fait que le Parlement ait approuvé une norme qui attribue un seul siège sur 440 à la minorité chrétienne, tandis que le gouvernement - sur proposition des Nations Unies - avait promis d'en garantir 13 ? Dans la meilleure des hypothèses, cette décision est le symptôme du manque de considération des droits démocratiques des communautés minoritaires, tandis que dans le pire des cas, elle est l'indice de l'islamisation croissante de l'Irak. L'attribution d'un siège ne représente en aucune proportion le nombre des communautés. Le modèle adopté semblerait être celui de la Constitution iranienne, où les chrétiens (et d'autres minorités) disposent d'un siège. Il peut être décrit comme tokenism (une concession de façade n.d.t.), qui ne donne pas voix au chapitre aux communautés. Guardando al passato, alla storia dell'Iraq, quale ruolo hanno svolto nei secoli le comunità cristiane nel Paese? Si sono ricavate uno spazio - un compito particolare nel contesto iracheno? E' mutata nel tempo la modalità della maggioranza di guardare a questa minoranza, ai cristiani? Come e perché? En regardant le passé, l'histoire de l'Irak, quel rôle ont eu au cours des siècles les communautés chrétiennes dans le pays ? Ont-elles obtenu un espace ou un devoir particulier dans le contexte irakien ? La façon dont la majorité considère la minorité chrétienne a-t-elle évolué dans le temps ? Comment et pourquoi ? Je ne peux que remarquer le rôle formidable assumé par les chrétiens en Irak au cours des siècles. Les premières communautés y étaient déjà établies au deuxième siècle après J.C. et représentaient une minorité assez importante - et influente - durant l'ère sassanide. Le premier impact de l'Islam en Mésopotamie arriva par Hira, connue par les historiens musulmans comme un centre de la chrétienté de première importance. On peut faire des hypothèses sur l'influence de la chrétienté de Hira dans la formation de la pensée islamique, spécialement dans les places fortes chiites de Najaf et Kerbala, comme aussi Kufa, qui se développa directement depuis Hira. Au huitième siècle, la transmission de la philosophie grecque à la culture arabe fut réalisée avec la contribution de traducteurs chrétiens. Dans la période mongole également, les chrétiens jouèrent un rôle très important : paradoxalement, certaines des épouses des Khans appartenaient à l'Église orientale, qui avait développé une activité missionnaire en Asie centrale et en Chine depuis le septième siècle. Plus récemment, au XXe siècle, les chrétiens ont contribué au développement de l'Irak comme nation moderne, excellant surtout dans le domaine médical et perpétuant ainsi la tradition de compétence médicale déjà connue au huitième siècle. Si quelqu'un voulait connaître la contribution fondamentale donnée à l'Irak par ses communautés chrétiennes, je conseillerais le livre de Suha Rassam, Christianity in Iraq (Gracewing 2005). Le docteur Rassam n'est pas seulement un physicien, c'est aussi un de mes anciens étudiants et un chrétien de Mossoul. Les épurations actuelles et les meurtres de chrétiens sont la responsabilité en grande partie de groupes insurrectionnalistes, des éléments anarchiques composés partiellement d'irakiens mais qui comprennent aussi des étrangers. Ces groupes imposent leur politique de terreur afin de conquérir le pouvoir. Je ne pense pas que l'irakien commun, l'homme de la rue, ait modifié de façon significative son comportement à l'égard des chrétiens. Certainement, ils peuvent les éviter vu que les chrétiens sont un objectif des rebelles. L'économie joue aussi son rôle, étant donné que les chrétiens sont perçus comme étant particulièrement aisés et ayant de nombreux parents en Occident, ils sont une bonne source de revenus. Le marché des enlèvements n'est pas uniquement alimenté par des raisons politiques, mais aussi par des considérations économiques. La situation actuelle de l'Irak est anarchique. Le gouvernement de Bagdad est virtuellement inefficace, et est davantage une bureaucratie qu'un véritable appareil de pouvoir. Il est incapable de faire plier les groupes d'insurgés infiltrés dans les services de la police irakienne et dans d'autres forces de sécurité. Tant que les rebelles ne seront pas rentrés dans les rangs, les groupes dominants et particulièrement bruyants pourront prospérer. Cependant, j'ai appris que certains musulmans avaient manifesté de la courtoisie et du soutien envers les chrétiens, et cela est réconfortant. Quelles solutions possibles voyez-vous pour arrêter la persécution et donc la fuite des chrétiens d'Irak ? La réponse à cette question est compliquée. Tant que les rebelles ne seront pas ramenés à l'obéissance - et c'est, comme je l'ai dit auparavant, très difficile, étant donné qu'ils reçoivent des financements de l'étranger - la violence continuera. Un des facteurs importants, je crois est la relance économique. Les groupes insurrectionnalistes offrent de l'emploi aux jeunes qui sinon n'ont aucune perspective. Certains individus sont idéalistes, mais, selon moi, beaucoup - si l'occasion d'un emploi stable se présentait - tourneraient définitivement le dos à de telles activités. Deuxièmement, les jeux de pouvoir entre chiites et sunnites, arabes et kurdes, doivent être désamorcés. Dans ce scénario, les minorités n'ont aucun rôle à jouer et sont impuissantes. Actuellement, le nombre de mandéens se situe autour de deux milliers de personnes alors qu'en 2003, ils étaient 50.000. Les chrétiens sont la minorité la plus nombreuse d'Irak, mais en termes relatifs, leur nombre est plutôt réduit. Pour cela, ils ne peuvent être pris en compte dans la répartition du pouvoir. Dans la meilleure des hypothèses, ils sont manipulés à des fins politiques, comme c'est le cas actuellement avec les kurdes ; dans le pire des cas, ils sont considérés comme une tache à éliminer à travers l'islamisation de l'Irak, qui est le véritable programme de nombreux groupes rebelles. Bref, à court terme, je ne vois pas de solution. Je crois qu'il faudra des années et des années pour résoudre la crise qui a secoué l'Irak. Le pays qui un jour émergera aura une structure socio-religieuse très différente de celle qui précéda l'année 2003.