Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:38:34

Des barrières pour séparer des manifestations qui s’affrontent, des groupes distincts de manifestants, moins nombreux désormais, et des slogans antagonistes : le 14 janvier 2014, troisième anniversaire du départ de Ben Ali, l’avenue Bourguiba reflétait fidèlement une fois de plus la situation du pays : divisé entre ceux qui soutiennent An Nahda et les forces gouvernementales après les élections de 2011, d’un côté, et les oppositions de l’autre. L’Assemblée constituante a certes accéléré de façon sensible son travail ces dernières semaines (chaque jour ses bulletins parlent d’une série d’articles approuvés, avec quelques titubances sur les plus sensibles comme l’article 103 concernant le pouvoir judiciaire), mais elle n’est pas encore arrivée à la phase que tout le monde attend : fixer la date des nouvelles élections, avec une nouvelle Constitution à la clé. La société est partagée, comme l’est la politique. Et déçue, une sorte de désenchantement après la saison des grandes promesses post-révolutionnaires. Parce qu’il n’y a pas de travail, parce que le pays continue à être paralysé par des grèves continuelles et par une instabilité chronique. 33.000 : tel est le nombre exorbitant des manifestations qui, selon des estimations, se seraient déroulées ces deux dernières années, et ce chiffre est à lui seul éloquent. Certains l’interprètent comme la preuve de la grande liberté conquise par la société, d’autres comme la marque du chaos qui règne, et cela en dit long aussi sur l’inquiétude qui imprègne la Tunisie. L’amertume est sans doute le sentiment qui domine dans la capitale, amertume pour une révolution « confisquée » : confisquée par les partis qui n’ont pas su la guider, et qui se sont ensuite imposés sur la scène jusqu’à assumer le rôle de protagonistes uniques. Mais une révolution qu’il est encore impossible d’endiguer, tandis que le taux de chômage oscille entre 16 et 18%. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut revenir un peu en arrière : après les élections du 23 octobre 2011, l’Assemblée constituante commence ses travaux pour doter le pays d’une nouvelle constitution puis l’amener à de nouvelles élections dans un délai d’un an au maximum. Mais les temps se sont allongés à l’infini, au point que certains parlent d’un « régime du 23 octobre ». Deux gouvernements formés par la Troïka (An Nahda, Ettakol, Congrès pour la République) se succèdent : celui de Jebali, puis, après l’assassinat de Chokri Belaïd le 6 février 2012, celui de Laârayedh (précédemment ministre de l’intérieur sous Jebali). Mais ce second gouvernement connaît lui aussi un brusque et dramatique temps d’arrêt, avec l’assassinat, le 25 juillet, d’un autre membre de l’opposition, Mohamed Brahmi. Débute alors une phase de fortes turbulences, avec des manifestations immenses et des pressions de la société civile qui demande le départ du gouvernement An-Nahda. Des négociations exténuantes se nouent. Le parti qui a obtenu aux élections la majorité relative doit décider s’il doit quitter le pouvoir ou tenter de le conserver envers et contre tous : dans les deux cas, une défaite. À l’automne 2013, le tournant : le « Quartet » (composé du syndicat UGTT, de la confédération des industriels, des commerçants et des artisans, de la Ligue des Droits de l’homme et de l’Ordre des avocats), qui a assuré la médiation entre la Troïka et le Front de Salut National, présente une « Feuille de route », signée par tous les partis qui participent au dialogue national. Cette « Feuille de route » fixe les passages principaux pour tirer le pays de l’impasse : porter à leur terme les travaux de l’Assemblée constituante, choisir les membres de l’Instance supérieure indépendante des Elections (ISIE), adopter une nouvelle loi électorale, fixer la date des élections, former un nouveau gouvernement de techniciens. À la mi-décembre, un nouveau premier ministre est nommé, Mehdi Jomâa. C’est un indépendant, ex ministre de l’industrie, un islamiste « modéré » selon d’aucuns. Et le 9 janvier, Laârayedh démissionne. Le gouvernement qui doit naître est avisé : le programme est ambitieux. Parmi les Tunisiens, il y en a qui y croient encore, qui y voient une possibilité de sortir de la stagnation, il y en a aussi qui préfèreraient revenir à la situation antérieure à la révolution. « Nous sommes dans une phase de transition, mais pas encore dans une transition démocratique, soutient le professeur Habib Kazdaghli, doyen de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences de l’Université Manouba. Les élections ont ouvert une période d’inquiétude et les forces qui se trouvent au pouvoir ne sont guère rassurantes en ce sens. Nous avons élu une assemblée pour faire une constitution, qui n’existe toujours pas. La Troïka n’a pas respecté l’accord. Heureusement, la société civile a réagi, une fois de plus. De nouveaux sujets politiques sont en train de naître, qui vont rééquilibrer les forces en lice : Nida Tunis par exemple, née en 2012, agrège les oppositions qui sont trop fragmentées, rassemblant ainsi des membres de la gauche et des destouriens ». Ce qui était au départ protestation sociale est devenu contestation politique, estime le Doyen. « Pour aller voter, en 2011, j’ai fait une file de cinq heures avec ma femme. À l’époque, 50% des gens ne sont pas allés voter – cela doit bien vouloir dire quelque chose. Les jeunes qui ont contesté n’ont pas voté. Ils ne se reconnaissent en aucun parti. Et nous n’avons pas encore, jusqu’à présent, de constitution parce que chacun a son idée personnelle et ne dialogue pas avec celles des autres ». Kazdaghli est accompagné depuis cinq mois par un garde du corps, à la suite de menaces émanant de groupes d’extrémistes islamistes qui l’ont inscrit sur la liste noire des infidèles à éliminer. Pour lui le moment de la vérité est désormais arrivé pour la Tunisie « l’État est faible, et le point central est de garantir le respect de la loi, non de l’Islam ». Taïeb Zahar, directeur du périodique Réalités, voit deux priorités absolues pour la Tunisie : garantir la sécurité et rassurer les investisseurs. Puis relancer tout de suite l’économie. C’est là-dessus que la classe politique doit s’engager – encore que cette classe soit largement inférieure aux attentes des citoyens. Zahar souhaite que Jomâa parvienne à mettre sur pied une équipe de personnalités compétentes – quand bien même ce seraient d’anciens collaborateurs de Ben Ali – il suffit qu’ils soient capables de tirer le pays de la crise dans laquelle il se débat. Dans ce contexte général de « fragilité du pouvoir », tout peut arriver. « Le risque réel que nous courons, soutient-il, est celui d’une seconde révolte, beaucoup plus dévastatrice que celle de 2011, anarchique, qui parte des périphéries qui se sentent marginalisées et trahies par tous ceux qu’elles ont contribué à porter au pouvoir ». On ne peut gouverner en pensant uniquement à Tunis : il y a hors de la capitale 9 millions de personnes qui demandent du travail et de quoi manger. Trois facteurs peuvent déclencher cette seconde vague déferlante : la radicalisation de l’opposition qui demande les réformes mais aussi la chute du régime actuel, la division interne des élites au pouvoir, et le rôle de l’armée. Cette dernière n’a certes pas l’importance de l’armée égyptienne, mais enfin elle a les armes, et elle est resté, jusqu’à aujourd’hui, silencieuse. « Si la Tunisie réussit dans son entreprise, conclut Zahar, alors les autres pays arabes pourront eux aussi espérer réussir à se donner une véritable démocratie. Voilà pourquoi nous avons beaucoup d’ennemis qui jouent contre nous. Des pressions étrangères, non occidentales, qui veulent empêcher notre succès ». Les frontières de la Tunisie sont particulièrement poreuses. Les 1.600 km de confins avec la Libye laissent passer quantités d’armes, parfois très sophistiquées, qui finissent entre les mains de cellules « en sommeil » de jihadistes – dont on ne sait comment ni quand ils pourraient décider d’attaquer. En attendant, ils s’entraînent sur les collines autour de la capitale. Et cela est un grave problème pour An Nahda, dit Fayçel Naceur, membre du comité politique du parti, qui, incarcéré à 19 ans, a passé dix ans derrière les barreaux. An Nahda a choisi, « dans un esprit de responsabilité, d’abandonner le gouvernement, faisant ainsi la preuve que ce parti tient davantage au processus démocratique qu’à occuper des portions de pouvoir. Il n’est pas vrai que le parti a perdu sa légitimité politique ; et accuser An Nahda de vouloir instaurer un État islamique est uniquement une manipulation montée par les oppositions : son seul objectif réel, c’est de contribuer à la construction de la démocratie, si lente et difficile soit-elle». À titre d’exemple, souligne Naceur : on ne peut nier tout ce qu’un premier ministre comme Laârayedh a apporté à la réconciliation nationale, lui qui, ayant passé seize ans en prison – au cours desquels il a été torturé pendant six mois de suite –, une fois devenu ministre de l’intérieur, a serré la main aux fonctionnaires qui l’avaient torturé, oubliant tout, pardonnant tout. « La seule intention de qui laisse aujourd’hui le gouvernement, c’est de travailler pour le peuple. Tout le contraire de qui se présente de nouveau sur la scène, comme Essebsi, qui, avec ses 84 ans, représente le passé, le vieux. Nida Tunis n’est qu’une coalition provisoire contre nous, qui réunit des gauchistes aux côtés de mafieux de l’ère Bourguiba et Ben Ali, et qui veut reconstituer cette période ». Du reste, cet engagement démocratique, An Nahda en aurait administré la preuve en usant aussi d’une poigne de fer contre les salafistes : ceux-ci descendaient dans la rue toujours plus nombreux et arrogants, ils manifestaient chaque vendredi jusqu’à une date récente, il y a quelques mois encore. Jusqu’au moment où la Troïka allait parvenir à les contrôler et à les réduire au silence. Et de fait, aujourd’hui, à Tunis, on ne les voit plus en public. Ils semblent avoir disparu. Mais pour Hamadi Redissi, professeur de Sciences politiques à l’Université de Tunis, c’est à cause de la réaction populaire après l’assassinat de Brahmi que les salafistes ont dû disparaître de la circulation : les gens ne les supportaient plus. Les salafistes aujourd’hui, estime Redissi, se partagent en deux groupes : les uns sont partis sur les montagnes s’entraîner à la guérilla ; les autres se sont retirés dans les mosquées. Et il prévoit qu’ils vont à présent réapparaître pour montrer que seul un parti islamique « modéré » au gouvernement peut assurer une situation contrôlée. Pour le professeur, An Nahda a perdu son aura de victime qui lui avait valu la faveur du peuple aux élections, et a montré son vrai visage. L’extrême fluidité du panorama politique tunisien actuel est fort bien illustrée par une personnalité émergente dans le débat public : il s’agit de Manar Skandarani. Bon succès en Europe dans le commerce du kebab dans les années 80 et 90, il assure connaître cent pays et neuf langues ; incarcéré aux USA, au Brésil et en Allemagne sous l’accusation de terrorisme entre 2005 et 2006 (« pour l’Occident, un musulman qui réussit sur le plan économique ne peut être qu’un terroriste »), Skandarani est revenu en Tunisie en 2012 pour y assumer les fonctions de conseiller du Ministre des affaires étrangères, poste qu’il a occupé pendant huit mois. Puis, à la suite de désaccords sur la ligne politique de An Nahda, il a quitté le mouvement pour fonder un nouveau parti du centre qui « joue le rôle de pont entre le vieux et le neuf ». Il n’en a pas encore décidé le nom précis, mais ce sera un parti conservateur et libéral. Skandarani se dit convaincu de la nécessité d’instaurer un dialogue entre les différents sujets politiques en lice – qui n’ont pas su jusqu’à ce jour se confronter réellement. Il mise sur l’idée de « réconciliation ». La Tunisie a beaucoup de cartes à jouer, dit-il, avec l’aide de l’Europe elle peut devenir comme Dubai ou Singapour. Elle doit uniquement développer ses potentialités, qui résident essentiellement dans le fait de pouvoir compter sur une population jeune, bien formée, et cultivée. Il y a certes déjà plus de 130 partis dans le pays, mais pour Skandarani, on a besoin d’une nouvelle formation, petite mais décisive pour l’équilibre global dans cette phase actuelle – qui n’est qu’une toute première phase de transition – qui durera au moins vingt ans. Nida Tunis, estime-t-il, n’est pas en effet un véritable parti mais simplement un club lié à une personnalité forte : le jour où Essebsi, son fondateur, viendrait à manquer, tout son projet politique s’effondrerait, car il rassemble des personnes dont le seul point commun est d’être contre An Nahda, sans aucun véritable projet politique. Mais Nida Tunis de son côté repousse toute tentative de délégitimation. « Nous ne sommes pas un incident de parcours. Nous sommes un ensemble de forces vitales du pays, travailleurs, entrepreneurs, syndicalistes –explique Mongi Sahrawi, syndicaliste au long cours de l’UGTT, incarcéré à trois reprises à l’époque de Bourguiba et de Ben Ali pour avoir défendu l’autonomie du syndicat, et aujourd’hui membre du comité politique de Nida Tunis. « Notre parti est un parti néo-destourien. De même que le premier Destour a contribué à la naissance de la Tunisie moderne, de même nous voulons aujourd’hui soutenir la nouvelle Tunisie post-révolutionnaire. L’accident de parcours, c’est An Nahda : arrivé à décrocher la majorité des sièges grâce à une loi électorale inadéquate. Il est vrai que nous n’avons pas une idéologie de référence, mais nous représentons l’âme de la Tunisie, qui n’a rien à voir avec l’Islam politique ». Nida Tunis fait partie du Front de Salut National, mais a choisi l’abstention lors de l’élection du nouveau premier ministre. Le mouvement pense pourtant que le gouvernement provisoire parviendra à organiser les élections avant la fin de 2014 : car il n’y a plus la tentative d’An Nahda de temporiser pour prolonger indéfiniment son pouvoir. Entretemps, Freedom House, une organisation indépendante américaine qui veille sur la liberté dans le monde, félicite, à l’aube de 2014, la Tunisie pour son processus de changement « pacifique ». Dans son rapport, l’organisation écrit que, en ce qui concerne la liberté en général, et la liberté de la presse en particulier, le pays est « partly free ». 33.000 manifestations, 130 partis politiques plus un. Trois ans après la révolution, la Tunisie reste insaisissable et affamée. Mais – si épuisée soit-elle – elle ne baisse pas les bras.