Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:58
Avec la disparition récente de Mahmûd ‘Azab, ‘Âbed al-Jabrî, Nasr Abû Zayd et Mohammed Arkoun, on a vu en peu de temps s’éteindre quelques-uns des esprits les plus vivants de la pensées islamique contemporaine. Pour Mohammed Arkoun toutefois, nous avons du moins la possibilité de pouvoir lire une sorte de biographie rédigée par sa fille Sylvie. Le titre, au pluriel, se réfère notamment à des aspects affectifs et privés du grand islamologue franco-algérien, qui n’ont pas été à bon droit négligés par l’auteur qui est, avec d’autres personnalités, co-protagoniste de ces pages vibrantes de vie et de pensée.
Quant à nous, qui nous intéressons essentiellement à son rôle de pionnier de nouvelles perspectives de connaissances et de découvertes dans le champ immense des études islamiques, ce qui nous frappe le plus est la correspondance précise entre Arkoun et le père Maurice Borrmans, qui trace, chapitre après chapitre, les démarches fondamentales d’une aventure humaine et intellectuelle peut-être unique. Ancien élève des Pères Blancs sur sa terre natale, le jeune Mohammed n’a jamais interrompu le dialogue avec ses premiers maîtres, devenus entretemps des compagnons d’un même voyage et des amis liés par une profonde estime réciproque. Aucune identité de vue plate et fade, toutefois, entre ceux qui, en raison de leur propre foi se sont faits les accompagnateurs attentifs et pleins de sollicitude d’une maturation singulière et originale, et lui, Arkoun, incapable de cacher ses pulsions, questions voire provocations réitérés dans la tentative sans fin de pouvoir déboucher sur une vérité finalement partagée, sans compromis faciles ni aucun renoncement hypocrite des deux côtés. L’histoire d’une âme, pourrait-on dire, comme cela devrait être toujours, et comme cela a été dans ce cas particulier.
Aucune appartenance ni loyauté partisane présumée ne l’a jamais empêché, ni lui ni ses interlocuteurs, de se mesurer ouvertement, en payant de leur personne le prix d’un engagement que, sans cela, il n’aurait pas été possible de le présenter aussi à d’autres. Le lien tourmenté avec sa terre algérienne tant aimée, non moins problématique que son lien avec sa patrie d’adoption, marquent son parcours des traits d’une douleur féconde. Un sacrifice en partie sans solution, vu sa surprenante sépulture au Maroc, mais non moins significatif et emblématique pour autant. Les études intenses durant sa jeunesse, dans le respect sacré d’une famille solidaire pour lui assurer toute la tranquillité nécessaire, les expériences pénibles de l’enseignement en l’attente de pouvoir avancer dans la carrière académique outremer, enfin le succès et les reconnaissances internationales multiples, n’apparaissent pas comme des moments isolés ou contradictoires, mais comme des étapes progressives vers un but impossible, de par sa nature même, à atteindre. Vibrant de cœur avec ses frères engagés tout d’abord dans la difficile conquête de l’indépendance, puis blessés par des malentendus et des discriminations persistantes, enfin bouleversés par la tragédie de la guerre civile, il n’a jamais renoncé toutefois à leur rappeler, à eux aussi ainsi qu’a ses collègues spécialistes, l’analyse honnête dotée des méthodologies les plus amples et les plus modernes pour scruter de manière finalement critique et fructueuse toutes les dimensions d’une même énigme.
La passion qui émane de chaque page de cette biographie pourra peut-être équilibrer l’impression que l’on aurait pu avoir dans le passé d’un savant froid et détaché, inflexible avant tout avec lui-même, ainsi qu’avec ses lecteurs, tendu si spasmodiquement vers son but au point de le rendre presque inaccessible. C’est pourtant justement à l’humanisme arabo-musulman, malheureusement oublié – et c’est une faute – ou trop rarement récupéré, qu’il a consacré ses efforts les plus intenses, ses contributions les plus brillantes. Toujours ouvert au doute et marqué par le dépaysement qui frappe tout le monde par ces temps de dévoiements redoutables, il nous laisse le témoignage d’une tentative pour laquelle les capacités d’un seul homme n’auraient pu de toute façon suffire … mais en mesure, nous l’espérons, de stimuler d’autres à suivre ses traces, avec au moins la même application et une générosité analogue.