L’Archevêque émérite d’Alger raconte la guerre civile qui, entre 1992 et 2001, a provoqué la mort de cent cinquante mille personnes, dont les dix-neuf prêtres, religieux et religieuses catholiques qui seront béatifiés le 8 décembre

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:57:47

L’Algérie : Le contexte socio politique

L’Algérie a obtenu son indépendance en 1962. Le pouvoir a été pris par l’armée qui a fait le choix de cacher son monopole derrière le parti unique qui, en 1954, avait déclenché la guerre d’indépendance : le Front de Libération Nationale (FLN). L’Etat a adopté une idéologie socialisante et anti-impérialiste, derrière laquelle plusieurs personnes bien placées se sont construit leur fortune. Déçu par ces désordres, le peuple a donné sa confiance au parti islamiste qui promettait que la religion rétablirait la justice. Les islamistes, représentés par le Front Islamique du Salut (FIS), ont alors largement gagné les premières élections législatives pluralistes au premier tour des votes, le 26 décembre 1991. L’Etat et l’armée, approuvés en fait pas les milieux libéraux, ont annulé le deuxième tour de cette consultation et déporté dans le désert du Sud les cadres du FIS. En 1992 s’est alors mit en place une opposition armée notamment grâce au GIA (Groupe Islamique Armé) et un long et terrible affrontement armé aurait fait au moins 150 000 morts entre 1992 et 1999.

 

Les menaces contre notre communauté chrétienne

Pendant la première année (1992), les violences n’ont pas concerné la communauté chrétienne. Les premiers assassinats ont visé des personnalités algériennes ou des membres des forces de l’ordre, et, parmi les étrangers, quelques épouses de foyer mixte et des techniciens. Mais le 29 octobre 1993 une employée du consulat de France, qui avait été enlevée, a été libérée avec une lettre enjoignant à tous les étrangers (ailleurs on avait dit : aux juifs et aux chrétiens) de quitter le pays avant le 1er décembre sous peine de mort. De fait, les premiers attentats ont eu lieu contre des européens isolés début décembre. Le premier groupe, expressément attaqué en raison de son identité chrétienne, fut celui d’une douzaine d’ouvriers croates, qui travaillaient sur un chantier à quatre km au Nord du monastère de Tibhirine. Les auteurs de cet attentat firent, d’ailleurs, irruption dix jours après dans ce monastère, pendant la veillée de Noël.

 

La réaction de notre communauté chrétienne

Devant ces menaces, la plupart des familles des chrétiens étrangers ont dû quitter le pays. Les évêques et les responsables de Congrégations religieuses ont invité ceux dont ils avaient la charge à prendre personnellement la décision de rester ou de partir. Les prêtres, les religieux, les religieuses et les permanents laïcs, sauf exceptions, décidèrent, malgré les risques, de vivre cette crise avec le peuple algérien. Les nombreux étudiants africains boursiers de l’Etat algérien ont dès lors formé le principal noyau des fidèles de notre communauté. Par ailleurs, deux membres du petit groupe des chrétiens algériens furent attaqués à Blida et à Bel Abbès, mais tous les deux survécurent.

 

Les victimes de la violence dans la communauté chrétienne (1994-1996)

Les deux premières victimes de la violence dans notre communauté furent le Fr. mariste Henri Vergès et la Petite sœur de l’Assomption, Paul-Hélène Saint Raymond. Ils furent assassinés, le 8 mai 1994, dans la bibliothèque qu’ils dirigeaient dans la basse Kasbah et à laquelle 12OO lycéens étaient inscrits. Cinq mois après, à la porte de la chapelle du quartier de Bab el Oued où elles habitaient deux religieuses augustines missionnaires espagnoles (Esther et Caridad) étaient assassinées, juste avant la messe. Puis le 27 décembre ce furent quatre Pères blancs (PP. Dieulagard, Deckers, Chevillard, Chessel) qui étaient, à leur tour, victimes de la violence dans leur résidence à Tizi Ouzou (Kabylie). L’année suivante, le 10 septembre, deux sœurs de Notre dame des apôtres (Bibiane et Angel-Marie), animant un atelier municipal pour les jeunes filles dans le quartier de Belcourt, étaient assassinées, quand, sortant de la Messe, elles approchaient de leur appartement. Deux mois après, le 10 novembre à Apreval (Kouba), deux Petites Sœurs du Sacré Cœur du P. de Foucauld, étaient attaquées, alors qu’elles attendaient pour aller à l’eucharistie. Odette Prévot y perdait la vie, mais sa compagne Chantal Galicher survivait à cette attaque. Puis ce furent le sept moines trappistes, enlevés dans leur monastère de Tibhirine pendant la nuit du 26 au 27 mars 1996 et exécutés, pense-ton, à la fin du mois suivant. Mgr Pierre Claverie, o.p., était ensuite victime d’une bombe avec son jeune ami, Mohamed Bouchikhi, alors qu’il rentrait à l’évêché dans la nuit du 1er Août 1996.

 

La réaction de la communauté algérienne à ces attentats

La presse des groupes armés, après plusieurs de ces attentats, devait diffuser des articles particulièrement odieux pour justifier certains de leurs crimes, par exemple, après le premier assassinat à la Kasbah, ils écrivaient à partir de Londres : « une brigade des groupes islamiques armés a tué deux croisés qui répandaient le mal en Algérie puis des années… ». Mais la population algérienne multipliait les témoignages de sympathie, comme l’a fait par exemple Said Meqbel, un journaliste d‘Alger, après l’assassinat des deux religieuses espagnoles : « Depuis ce dimanche ma pensée ne cesse de tourner autour de l’assassinat de ces deux sœurs espagnoles… Comment peut-on tirer sur deux femmes… qui allaient vers Dieu pour demander grâce… pour nous malheureux algériens soumis aux fléaux… » Ou encore après l’assassinat des quatre Pères blancs, ce message d’une jeune femme : « Désormais avec beaucoup de Kabyles je me sentirai orpheline. Pour beaucoup d’entre nous les Pères étaient une famille, un refuge, un grand soutien moral… Ils faisaient partie de ces êtres qui ne peuvent appartenir à une seule petite famille ».

 

Vers le procès de béatification

En mai 2000 le pape Jean-Paul II avait organisé une grande rencontre de prière pour célébrer les « nouveaux martyrs du XXème siècle ». « Deux millions » disaient-on en comptant aussi les orthodoxes russes victimes dans les camps de l’Union soviétique. Un groupe important des membres des familles et des Congrégations de nos dix-neuf martyrs, ont décidé de se rendre à Rome à cette occasion. Je les accompagnais. Ils ont demandé que l‘on réfléchisse à la préparation d’un procès de béatification. Le temps de réaliser l’accord de toutes les Congrégations et de commencer à rassembler les premiers témoignages, le procès diocésain ne put être ouvert qu’à l’automne 2007, et le procès à Rome en 2012. En janvier 2018 le pape François autorisait la célébration de la béatification de nos dix-neuf martyrs. Les évêques d‘Algérie ont pu obtenir des responsables algériens que celle-ci ait lieu en Algérie. Ils désiraient, en effet, que cette évocation de nos martyrs puisse être vécue en grande communion avec toutes les familles algériennes qui avaient aussi perdu l’un des leurs pendant cette crise. Ils écrivaient à ce sujet :

Nos frères et sœurs (martyrs) n’accepteraient pas que nous les séparions de ceux et celles au milieu desquels ils ont donné leur vie. Ils sont les témoins d‘une fraternité sans frontière, d’un amour qui ne fait pas de différence. Aussi notre pensée rassemble dans un même hommage tous nos frères et sœurs algériens qui n’ont pas craint de risquer leur vie en fidélité à leur foi en Dieu, en leur pays et en fidélité à leur conscience … Parmi eux, nous faisons mémoire des 99 Imams qui ont perdu leur vie pour avoir refusé de justifier la violence.

La célébration de la béatification

La béatification aura lieu le 8 décembre à Oran, ville dont Mgr Claverie était l’évêque. Elle sera présidée par le Cardinal préfet de la Congrégation pour la cause des saints. La ville d’Oran ne dispose pas d’un lieu de culte qui pourrait permettre à tous les pèlerins de s’y retrouver ensemble. La béatification proprement dite aura donc lieu à la basilique de Notre Dame de Santa Cruz, qui domine la ville d‘Oran. Mais elle sera retransmise en même temps dans la cathédrale d’Oran, dans la basilique Notre Dame d‘Afrique à Alger et dans celle de Saint Augustin à Hippone (Annaba).

Les évêques d’Algérie ont clairement affirmé qu’il ne s’agissait pas de célébrer des victimes chrétiennes en oubliant les victimes algériennes, mais bien au contraire, de mettre les martyrs chrétiens en relation avec toutes les victimes algériennes. Ce que nous voulons célébrer ce n’est pas la mort de nos frères et sœurs par l’effet de la violence qui leur a été faite, mais leur fidélité au peuple algérien auquel ils avaient été envoyés par l’Eglise. Cette fidélité exprimait la vocation de notre Eglise, depuis l’indépendance du pays : « Etre l‘Eglise de l’Algérie, pays musulman ». Dans d’autres pays des communautés chrétiennes ont vécu de situations semblables comme, par exemple, beaucoup de nos frères chrétiens à Alep. C’est ce qu’exprimait le texte placé dans les chambres des retraitants (chrétiens ou musulmans) à Tibhirine : 

Hôtes du peuple algérien, musulman dans sa quasi totalité, ces frères du monastère aimeraient contribuer à témoigner que la paix entre les peuples est un don de Dieu fait aux hommes de tout lieu et de tout jour, et qu’il revient aux croyants, ici et maintenant, de manifester ce don inestimable. (B. Chenu, Sept Vies pour Dieu et Algerie, p. 24)

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