De la conférence de Qamichli à la déclaration d’Öcalan, les Kurdes redessinent leur place dans un Moyen-Orient en transition
Dernière mise à jour: 30/06/2025 16:55:47
Entretien avec Hamit Bozarslan, spécialiste de la question kurde, par Chiara Pellegrino
En mars dernier, le président syrien Ahmed al-Sharaa annonçait un accord historique avec les Kurdes syriens pour intégrer les institutions civiles et militaires du Rojava dans l’État syrien. Mais aujourd’hui, les interprétations de cet accord divergent fortement entre les deux parties. Que se passe-t-il réellement autour de cet accord ?
Il est difficile de dire précisément ce qui se passe, tant la situation demeure incertaine. Ce qui est sûr, c’est que la Turquie souhaitait l’élimination du Rojava, mais ce projet est aujourd’hui suspendu, pour trois raisons principales : l’incapacité d’Ankara à intervenir militairement, la présence israélienne, et la fragilité extrême de la Syrie. Les nouvelles autorités de Syrie, qui n’ont pas été plébiscitées par le peuple et n’ont pas nécessairement une base sociale puissante, ne savent pas vers quel avenir s’avancer. Elles savent toutefois qu’il ne faut pas s’engager dans une guerre avec les Kurdes. Le HTC (Hayat Tahrir al-Cham) est très faible. Il a été intronisé par 18 milices, donc il n’a pas un véritable soutien populaire, et il a été incapable de prévenir ou stopper les massacres d’Alaouites. Il semble avoir abandonné la logique djihadiste, sans pour autant renoncer à un projet d’émirat islamique. Pour le moment, le HTC n’est pas en mesure de se dissoudre pour permettre l’émergence d’un État légal et structuré. De l’autre côté, les Kurdes contrôlent environ 30 % du territoire syrien et disposent d’une armée estimée à 60 000 combattants et combattantes. En plus il y a la présence américaine et israélienne sur le terrain. La Syrie, en ruine, a besoin d’au moins 500 milliards de dollars pour se reconstruire, une somme que ni la Turquie ni le Qatar ne sont pas en mesure d’apporter. Le Qatar a fait un effort de 26 millions de dollars, mais il faudra trouver des ressources extérieures. Ces ressources ne peuvent se trouver qu’en Europe et en partie aux États-Unis. Dans ce contexte, un statu quo s’est installé. Et ce statu quo est plutôt positif pour les Kurdes, car leur permet de consolider leurs institutions ainsi que les rapports intra-kurdes. Le Rojava est aujourd’hui essentiel, aussi bien pour l’avenir du Kurdistan que pour celui d’une Syrie pacifiée.
Le 26 avril dernier, Qamichli a été le théâtre d’un événement majeur : la Conférence nationale kurde. Cette rencontre a réuni des représentants kurdes venus de Syrie, de Turquie et d’Irak, avec pour objectif de définir une vision politique commune et de poser les bases d’un front unifié. Quel est le sens de cet événement dans le contexte régional actuel, et quels en ont été les résultats concrets ?
L’événement est gigantesque de portée et son principal résultat est précisément qu’il a pu avoir lieu. En observant le Kurdistan irakien et le Kurdistan syrien, on remarque des trajectoires similaires : les Kurdes d’Irak ont connu un double processus de ré-irakisation et de re-kurdistanisation. Aujourd’hui, les Kurdes syriens suivent ce même chemin : ils cherchent à la fois à se réinsérer dans la Syrie et à affirmer leur appartenance au Kurdistan. Dans ce contexte, la conférence de Qamichli marque une étape essentielle. Elle exprime une double quête de reconnaissance : d’un côté, vis-à-vis de la Syrie – nous sommes des Kurdes syriens – ; de l’autre, vis-à-vis de l’ensemble du Kurdistan – nous sommes Kurdes dans toute notre pluralité, nos contradictions et nos tensions. Nous ne sommes pas unis, nous ne sommes pas un bloc homogène et en même temps c’est dans cette pluralité et dans cette conflictualité que nous nous assumons comme un sujet collectif. Il faut aussi souligner que ce congrès n’aurait pas été possible sans la normalisation récente des relations entre Kurdes syriens et Kurdes irakiens. Il y a encore six mois, personne n’aurait imaginé le leader militaire kurde syrien se rendre en hélicoptère à Erbil pour discuter avec Masoud Barzani. Enfin, ce congrès n’a pas eu lieu dans la clandestinité : il s’est tenu ouvertement, avec 400 participants, sous les yeux de la Turquie et de la Syrie. Au-delà des résolutions adoptées, c’est l’existence même de cette rencontre qui marque une évolution politique majeure.
La déclaration, entre autres, appelle à l’émergence d’une identité nationale inclusive, prenant en compte toutes les composantes de la société, et non exclusive comme elle l’était à l’époque de la famille Assad. Cependant, la réalité syrienne sur le terrain ne semble pas aller dans ce sens, on a vu des affrontements avec les Alaouites sur la côte syrienne et la question druze est réapparue ces derniers mois…
Je suis convaincu que Ahmed al-Sharaa a renoncé au projet de djihad, mais il n’a pas abandonné son ambition de fonder un Émirat islamique, qui se veut profondément confessionnel. Issu de la tradition salafiste, il considère les Alaouites comme des hérétiques à éliminer, et les Druzes comme des apostats, également voués à l’extermination. Paradoxalement, les chrétiens peuvent avoir une meilleure situation puisqu’ils constituent un « Peuple du Livre », mais à condition qu’ils se soumettent. Il n’y a donc ici aucune place pour une véritable pluralité. Cette dérive s’inscrit dans une histoire plus large : le pouvoir d’al-Asad avait confessionnalisé la Syrie. Bien que son pouvoir ne fût pas la dictature des Alaouites en tant que communauté, le noyau dur provenait clairement de cette minorité. Aujourd’hui, le nouveau pouvoir ne semble pas vouloir rompre avec cette logique, mais la retourner en une forme de revanche d’État contre les Alaouites et de rejet des Druzes. La situation est très grave. Les Kurdes sont d’un côté obligé de négocier avec Damas, et de l’autre soulignent que la Syrie de demain ne peut pas être un pays sunnite et arabe. Elle devra être plurielle : arabe et kurde, sunnite, alaouite, druze, chiite, chrétienne et aussi ouverte aux non-croyants. Car une grande partie de l’intelligentsia syrienne actuelle ne se reconnaît dans aucune religion.
Peut-on dire que la chute de Bachar al-Asad a reconfiguré la question kurde ?
La chute de Bachar al-Asad a définitivement reconfiguré la question kurde. Avant sa chute, il y avait toujours ce soupçon que les Kurdes collaboraient avec le régime. Pourtant, on sait que lorsque le régime de Damas a été menacé à Alep, les Kurdes ont refusé de le sauver. Ce choix a, de fait, facilité la prise d’Alep – puis d’autres régions – par le HTC. Mais ce tournant a aussi ouvert la voie à une dynamique nouvelle : il a permis des négociations entre Kurdes syriens et irakiens, favorisant ainsi un rapprochement stratégique. La question kurde, relancée dans ce nouveau contexte, a retrouvé une certaine légitimité auprès de l’Europe et en partie auprès des États-Unis. Israël, de son côté, n’est pas à l’origine de la chute d’al-Asad. Tel-Aviv visait son affaiblissement extrême, non sa disparition. Le régime s’est effondré parce qu’il était devenu totalement vide. Pour Israël cet effondrement c’était quelque chose d’absolument inattendu et inespéré. Israël aujourd’hui a une réelle présence sur le terrain. Il y a encore six mois, les Kurdes n’auraient pas pu oser dire qu’ils ont des rapports ouverts avec Israël. Aujourd’hui, ces relations sont assumées. Ankara non plus n’est pas derrière la chute d’Asad. Erdoğan ne pensait pas que le régime était si creux de l’intérieur. Cette situation prive néanmoins la Turquie d’un levier important. Erdoğan veut toujours détruire le Rojava : en décembre dernier, de nombreuses attaques turques ont visé la région kurde, avant d’être stoppées par des feux rouges, venus probablement des États-Unis et d’Israël. Aujourd’hui, il semble qu’Erdoğan ait pris conscience qu’il ne pourra pas porter la responsabilité d’une nouvelle guerre en Syrie. Donc, oui, la chute de Bachar al-Asad a entièrement reconfiguré la question kurde.
Quelle relation y a-t-il entre les Kurdes syriens et le PKK ?
Les Kurdes syriens sont aujourd’hui engagés dans un double processus : une re-syrianisation, qui les réinscrit dans le cadre national syrien, et une re-kurdistanisation, qui les relie à l’ensemble kurde régional. Mais cette dynamique n’est pas nouvelle : elle reflète la nature même de la question kurde. D’un côté il existe une seule question kurde, qui se déploie à l’échelle régionale. Dès les années 1920 et 1930, les Kurdes ont élaboré les outils d’une conscience nationale : un imaginaire commun, une cartographie partagée, une relecture de leur propre histoire, le drapeau. Les mouvements kurdes n’ont jamais été arrêtés par les frontières. Ce processus d’unification symbolique s’est paradoxalement renforcé à mesure que les Kurdes étaient divisés par les frontières étatiques. De l’autre côté, il y a quatre réalités étatiques différentes depuis cent ans : Turquie, Iran, Irak et Syrie. Donc on a à la fois des éléments unificateurs très forts dans les quatre parties du Kurdistan, et des éléments de différenciation très forts. Chaque fois qu’il y a eu un mouvement important dans un pays, les autres Kurdes ont également participé à ces mouvements-là. Par exemple, en 1946, la République autonome kurde de Mahabad, en Iran, a vu ses troupes militaires soutenues par des Kurdes venus d’Irak. De même, lors de la révolte kurde en Irak en 1961, des Kurdes iraniens ont participé activement. Cette interdépendance historique entre les différentes composantes du peuple kurde appelle une lecture dialectique de la question. Dans ce contexte, le mouvement kurde en Syrie ne peut être dissocié du PKK. On estime que parmi les 60 000 combattants des forces kurdes syriennes, environ 1 500 seraient d’anciens militants du PKK. Surtout, l’influence du Parti des travailleurs du Kurdistan est d’ordre idéologique : les autorités du Rojava reconnaissent Abdullah Öcalan comme le leader par excellence. C’est son projet politique fondé sur la démocratie directe, le confédéralisme, le féminisme et l’écologie qui inspire aujourd’hui l’organisation du Rojava. Cela dit, le mouvement kurde syrien ne peut être réduit au PKK.
Le PKK en tant que mouvement armé va être dissous…
Il existe quatre niveaux de PKK : le parti politique, qui est très étroit ; et la guérilla, qui comprend environ 12 000 combattants. Le troisième niveau est constitué par un réseau d’organisations périphériques – la presse, les organisations de la jeunesse, des religieux et des femmes, qui comprennent plusieurs dizaines de milliers de personnes et jouent un rôle fondamental dans la diffusion des idées. Enfin, un quatrième niveau regroupe les centaines de milliers de personnes qui se réclament du PKK sans organiquement en faire partie. Sans doute le niveau militaire va disparaître. Mais le noyau politique ne va pas disparaître, il va se transformer en raison de son histoire, de son expérience et de sa capacité à incarner, aux yeux de beaucoup, la continuité de la lutte kurde. De même, les structures périphériques, notamment en Europe, resteront actives. Quant au soutien populaire, il va persister.
Comment interpréter l’annonce historique d’Abdullah Öcalan, déclarant la fin de la lutte armée et la dissolution du PKK, à la lumière des évolutions géopolitiques récentes dans la région ? Quelles dynamiques l’ont poussé à faire une telle déclaration à ce moment précis ?
Nous ne disposons pas encore de tous les éléments pour comprendre. Il faudra attendre pour voir quelles étaient les négociations menées entre Abdullah Öcalan et l’État turc. Ce qui est certain, c’est que du point de vue d’Ankara, il était crucial de reprendre le contrôle de la question kurde afin d’éviter toute instrumentalisation extérieure, notamment par l’«impérialisme et le sionisme». Ainsi, une lecture à court terme de cette décision renvoie directement au contexte géopolitique actuel, en particulier à la guerre à Gaza et au Liban. La Turquie a eu peur qu’Israël manipule les Kurdes et la question kurde. Mais au-delà de cette conjoncture immédiate, il faut aussi adopter une perspective de long terme, sur les vingt-cinq dernières années. À vrai dire, Öcalan voulait arrêter la lutte armée déjà il y a 25 ans. Il avait même donné des instructions explicites dans ce sens. Si ce processus n’a pas pu aboutir, c’est en grande partie à cause des bouleversements régionaux survenus ensuite : l’évolution politique interne de la Turquie, la guerre civile en Syrie, la montée de Daech, la bataille de Kobanê. Depuis 2015, la politique d’Ankara s’est durcie de façon spectaculaire dans les zones kurdes de Turquie : répression massive, destruction de villes entières, arrestations à grande échelle. Malgré cela, le projet d’Öcalan est là depuis 25 ans. Öcalan l’a expliqué : le XXème siècle a été le siècle des deux Guerres mondiales, de la repression, du nationalisme. Quand le PKK a émergé, la notion de la violence révolutionnaire était acceptée par tout le monde, le « marxisme-léninisme » était dominant. Aujourd’hui, le contexte est radicalement différent, tout comme la société kurde elle-même. En quarante ans, le Kurdistan est passé d’une société majoritairement rurale à une société en grande partie urbanisée. Les structures démographiques, sociales et culturelles ont profondément changé : la baisse de la natalité, l’émergence d’une classe moyenne, le développement de la production culturelle kurde (cinéma, littérature, festivals), et une visibilité sans précédent à l’international. Le PKK a transformé la société kurde au-delà de ses propres projections.
Dans sa déclaration Öcalan a insisté sur la démocratisation de la Turquie et la reconnaissance des droits de Kurdes. Mais même dans ces cas-là, la réalité turque nous dit quelque chose de différent…
Absolument, parce que la Turquie aujourd’hui présente la question kurde non pas comme une question nationale, mais uniquement comme une question de terreur. Je donne toujours l’exemple de l’Espagne de 1975 à 1978, après la mort de Franco. Cette période marque le début de la transition démocratique. Or, cette transition reposait sur deux piliers : l’acceptation généralisée de la démocratie comme système légitime aussi bien par la gauche que par la droite. La droite franquiste a dû renoncer au franquisme, tout comme la gauche révolutionnaire a dû renoncer à la révolution. Il y avait un consensus : l’Espagne ne pouvait pas vivre en dehors du monde démocratique. D’autre part, cette transition s’est accompagnée d’une légitimation de la question basque et catalane. Donc les deux processus se complètent. À l’inverse, en Turquie aujourd’hui, on voit une tentative de résoudre la question kurde en la réduisant à une affaire sécuritaire. Et quand on regarde ce qui se passe à Istanbul, ou les attaques verbales d’Erdoğan contre le principal parti d’opposition, désormais première force politique du pays, on se rend compte que la Turquie est encore très éloignée d’un véritable processus de démocratisation.
Pouvez-vous commenter l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu ? D’après vous, quel avenir politique attend Erdoğan ?
Je ne ferai aucune projection. Je dirais seulement deux choses : le régime est à bout de souffle. Il est vraiment isolé et incapable de produire un discours politique. L’économie va très mal. En 2019, Erdoğan avait promis que, s’il recevait à nouveau la confiance du peuple, il résoudrait les problèmes économiques en trois mois. Or, à ce moment-là, il était déjà au pouvoir depuis 17 ans, et la situation économique n’a cessé de se dégrader depuis. La Turquie s’est retrouvée tour à tour en conflit avec Israël, la Russie, l’Égypte, les États-Unis, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite. Le PKK, autrefois présenté comme l’ennemi absolu, fait aujourd’hui l’objet de négociations. Il y a là une profonde perte de crédibilité. Et il y a aussi un phénomène de vieillissement, non seulement au sens biologique, mais aussi au niveau des idées, des structures, de la capacité de renouvellement. Erdoğan a systématiquement empêché l’émergence de nouvelles figures dans son entourage : son parti s’est sclérosé. D’autre part, cette situation rappelle L’Automne du patriarche de Gabriel García Márquez. Dans ce roman, un régime d’Amérique centrale, qui est plongé dans le coma, continue à signer des décrets, à exécuter, à corrompre ; il fonctionne sans véritable vie politique. On a l’impression qu’en Turquie il y a une situation analogue. Le drame en Turquie c’est que l’opposition elle-même n’est pas démocratique. Une partie de cette opposition est ultra-nationaliste, une autre ultra-islamiste. On compte plusieurs partis nationalistes turcs, plusieurs partis islamistes turcs, et un parti principal de l’opposition, le CHP, qui essaye de porter un projet démocratique, mais qui reste lui-même divisé en interne. La question qui se pose désormais est la suivante : la Turquie connaîtra-t-elle, à l’image de l’Espagne post-franquiste en 1975, un moment où l’ensemble des forces politiques comprendront que l’avenir du pays ne peut s’envisager que dans un cadre démocratique commun ?