L’Islam, la Liberté, la laïcité et Le Crime de la tribu des « il nous a été rapporté », présenté par Dominique Avon et Amin Elias avec la collaboration d’Abdellatif Idrissi

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:38:22

Frère cadet du fondateur des Frères musulmans, Gamâl al-Bannâ est né en 1920 dans une modeste famille du Delta égyptien, dans une ambiance profondément religieuse. Pendant quarante ans, son père consacre toutes ses énergies au projet ambitieux de réorganiser par thèmes les centaines de milliers de hadîth (traditions prophétiques) contenus dans le Musnad d’Ibn Hanbal (IXe siècle), afin d’en faciliter l’usage pour les experts de la jurisprudence islamique. C’est donc par une authentique ironie du sort que l’on doit précisément à Gamâl al-Bannâ la publication en 2008 de l’un des ouvrages les plus polémiques sinon envers les hadîth eux-mêmes, du moins envers leurs spécialistes. Favorable à un Islam libéral, Gamâl al-Bannâ porte à l’extrême la critique des sciences religieuses traditionnelles qui est l’une des constantes de la pensée islamique contemporaine. Il creuse de ce fait un véritable fossé entre la Parole de Dieu, le Coran, et la parole des hommes, y compris celle du Prophète de l’Islam. Son objet est double : livrer la tradition prophétique au crible critique de l’histoire, et, par contraste, accentuer encore davantage la centralité du Coran. Il conduit cette opération avec une grande maestria, et les avantages en sont évidents : il y a dé-sacralisation, et partant, relativisation, d’une série de hadîth qui font aujourd’hui difficulté pour les musulmans dans l’organisation de la société (« Obéis au prince même s’il te frappe et te vole ton argent ») ou dans les rapports avec les croyants des autres religions (« Celui qui change de religion, tuez-le »). Al-Bannâ conclut de fait son argumentation serrée par une charge magistrale sur la journée typique d’un musulman passéiste, victime inconsciente des crimes de la tribu des « il nous a été rapporté » (la formule qui introduit toute tradition islamique). C’est une condamnation sans appel : « Pièces de superstitions, ces hadîth ont écrasé les âmes et ont rendu idiote et non créative la mentalité des musulmans » (183). En antithèse totale, le Coran est projeté dans une dimension absolue et a-temporelle : les hadîth, valorisés par la critique textuelle moderne, qui semblent faire allusion à un processus de rédaction progressive du Texte Sacré, sont rejetés, bien plus, cités en exemple de la mauvaise foi des traditionnistes. Il en résulte une absolutisation du Livre, dont la conclusion est le refus de la doctrine de l’abrogeant et de l’abrogé – qui veut que le verset coranique le plus tardif, généralement le plus restrictif, annulerait ceux qui sont antérieurs, souvent plus universels. Cette double perspective – refus des hadith et lecture globale du Coran – permet à Gamâl al-Bannâ de soutenir une vision moderne de l’Islam, non plus liée aux modèles médiévaux. On peut toutefois se demander si le retour à la lettre stricte est réellement possible, ou si plutôt la transcendabilité de l’histoire reste une dangereuse illusion. En effet le thème du pur Coran est très présent aussi dans la littérature fondamentaliste, alors que des représentants du savoir traditionnel, en particulier mystique, apparaissent plus conscients de la médiation nécessaire entre le croyant et le Texte. Le premier texte du volume, centré sur la liberté et sur la laïcité, apparaît d’une portée théorique moindre, mais d’une grande importance sur le plan pratique. On ne peut que tomber d’accord avec la proposition d’al-Bannâ de revitaliser les valeurs religieuses face aux excès du laïcisme, sans toutefois renoncer à la liberté de pensée, position du reste que l’auteur défendit avec beaucoup de courage lors du procès pour apostasie intenté contre Nasr Abû Zayd. C’est peut-être justement cette cohérence qui valut à l’auteur une vaste audience en Égypte, à la différence d’autres penseurs libéraux qui sont restés tout compte fait marginaux. Il est alors doublement triste d’observer qu’al-Bannâ a eu accès à une vision du Christianisme, et en particulier de l’Église catholique, que l’on peut sans exagération qualifier de caricaturale. Que les musulmans libéraux affrontent l’histoire européenne à travers des verres déformants est une authentique tragédie, à laquelle il est urgent de porter remède. Car l’expérience chrétienne pourrait justement offrir à ces intellectuels réformistes des points de réflexion nouveaux aussi bien sur le plan politique, par exemple en ce qui concerne la « laïcité positive », que sur le plan théologique, par exemple sur la question du rapport entre révélation et histoire.