Dans le conflit contre le Hamas, le cordon de sécurité entourant certaines pages de l’Ancien Testament a été rompu. La question de la violence religieuse devient alors inéluctable même pour le judaïsme

Dernière mise à jour: 08/11/2023 14:08:49

La régression morale déclenchée par la troisième guerre de Gaza a connu une nouvelle accélération dimanche 29 octobre, lorsque le Premier ministre israélien a comparé les Palestiniens aux Amalécites, la population que le prophète Samuel avait commandé à Saül, le premier roi d’Israël, d’exterminer (cf. 1 Sam 15). Aussitôt après, Netanyahou est remonté encore plus loin dans le temps en établissant un lien explicite entre les héros de l’indépendance de 1948 et Josué fils de Nun, le successeur de Moïse à qui le livre biblique homonyme attribue la conquête de la terre promise il y a 3000 ans. En comparaison, le symbolisme du Hamas, lié à la mosquée al-Aqsa sur le Mont du Temple à Jérusalem, semble presque moderne, vu que le sanctuaire islamique fut fondé il y a « seulement » 1300 ans par le calife ‘Abd al-Malik et que la prétendue ascension au ciel de Muhammad – qui est la principale raison, mais pas la seule, pour laquelle ce lieu est sacré pour les musulmans – ne remonte qu’à 1400 ans.

 

Jusqu’au 7 octobre dernier, la « sagesse » académique aurait retenu la déclaration de Netanyahou – ou celles d’Itamar Ben-Gvir, ou celles du Hamas et des prédicateurs islamistes appelant à la libération d’al-Aqsa et de l’ensemble de la Palestine, du fleuve à la mer – comme un « discours », à savoir des paroles en l’air à ignorer, afin de se concentrer sur une « praxis », tautologiquement plus pragmatique. Derrière ce raisonnement se cache une logique de « souk », à peine voilée : au Moyen-Orient – disent les soi-disant experts – la surenchère verbale ne servirait en réalité qu’à se mettre d’accord sur le prix réel de la marchandise politique.

 

C’est grâce à cette grille d’analyse raffinée que la plupart des chercheurs se sont systématiquement trompés dans leurs prédictions au cours des dernières décennies : de la Turquie aux Frères musulmans égyptiens, des djihadistes syriens aux djihadistes afghans (vous souvenez-vous de l’apparition fugace des « Talibans 2.0 » ?), en passant par le Hamas, tout n’a été qu’une floraison de « ne regardons pas les mots, regardons la praxis ». Sauf à s’étonner, ensuite, lorsque ces mouvements ont mis en pratique ce qu’ils prêchaient depuis des décennies.

Aujourd’hui, le même type d’aveuglement des bonnes intentions empêche de saisir le changement qui s’opère dans la société israélienne. Bien sûr, la question israélo-palestinienne n’a jamais été purement laïque. Si elle l’avait été, les premiers sionistes auraient accepté la proposition britannique, reprise par Theodor Herzl, d’établir un État-nation dans une région reculée de l’Ouganda, à l’époque presque une « terre sans peuple pour un peuple sans terre » – contrairement à la Terre sainte. Si tel avait été le cas, la première grande révolte arabe ne serait pas partie des mosquées et le Grand Mufti de Jérusalem al-Husseini ne se serait pas illustré pendant la Seconde Guerre mondiale pour la création des SS islamiques. Tout ceci pour dire que l’affirmation selon laquelle le conflit israélo-palestinien serait à l’origine national est à prendre avec des pincettes.

 

Cependant, au cours des dernières décennies, la composante religieuse du conflit est devenue absolument prépondérante. Dans un exemple de mauvais mimétisme, Israéliens et Palestiniens se sont livrés à la surenchère jusqu’à ce que le conflit devienne un affrontement d’absolus. Chaque camp pointe du doigt l’extrémisme de l’autre. Mais chacun oublie de condamner le sien. Et laisse de moins en moins de place à la diversité interne. En Israël, la guerre politique menée par Netanyahou pour sa survie à travers la réforme judiciaire s’est transformée depuis longtemps en une guerre de culture et de religion, « qui sera incroyablement féroce », écrivait prophétiquement le journaliste Anshel Pfeffer à la fin du mois de septembre.

 

Dans cette escalade, les mouvements fondamentalistes juifs ont depuis longtemps rompu le cordon de sécurité qui entourait certaines pages de l’Ancien Testament, de sorte que le djihad islamique s’oppose désormais au herem (guerre d’extermination) vétérotestamentaire. C’est l’un des aspects les plus inquiétants de la guerre en cours, où même un non-croyant comme Netanyahou, pour qui l’essentiel est la nation israélienne, à savoir une forme de messianisme sécularisé, en vient à citer la Bible et à réciter la prière du soldat, en trébuchant d’ailleurs çà et là parce que son prête-plume a oublié de la vocaliser entièrement.

 

Il est évident que pour un chrétien, un homme politique qui invoque un passage de l’Ancien Testament pour justifier une action militaire pose un défi bien plus grand que celui qui cite le Coran. L’Ancien Testament fait en effet partie directe de la révélation – l’Église primitive a condamné Marcion qui avait tenté de s’en débarrasser.

 

Que peut-on répondre alors ? On pourrait avancer que dans les versets qui suivent celui cité par Netanyahou, l’extermination des Amalécites n’a en réalité pas lieu : Saül et le peuple n’exécutent pas l’ordre prophétique. Mais cet argument aurait la vie courte, voire très courte, car en poursuivant la lecture du livre de Samuel, nous apprenons que cette désobéissance de la part de Saül est à l’origine de sa chute.

 

En laissant de côté le texte, on peut alors observer que les Palestiniens modernes ne sont pas les Amalécites. Lorsque la Terre sainte a été conquise par les musulmans, elle était habitée non seulement par des chrétiens, mais aussi par des communautés juives et, en lisant les historiens de l’Antiquité tardive, on a l’impression que ces communautés étaient très importantes. Où ont-elles disparue ? Comme leurs homologues chrétiens, elles se sont progressivement arabisées et islamisées. Ainsi, en creusant, Netanyahou pourrait découvrir que dans de nombreux « Amalécites » palestiniens dont il réclame l’extermination coule en réalité du sang juif. Et cela donne déjà matière à réflexion. Toute une réécriture de l’histoire et de la géographie est à l’œuvre en Terre sainte et elle fait partie intégrante du processus de déshumanisation de l’adversaire.

 

Mais plus radicalement, dans les pages de l’Ancien Testament, on assiste à un abandon progressif de la praxis d’abord, puis de la théorisation de la guerre d’extermination pour s’ouvrir, après la catastrophe politique de la fin de la monarchie, à une vision dans laquelle les nations trouvent leur place aux côtés du Peuple. C’est le message des grands prophètes qui, dans les groupes fondamentalistes juifs, sont presque totalement ignorés, bien que théoriquement considérés comme faisant partie de la révélation, au profit des pages plus archaïques des Juges et de Josué. À la fin, Samson tuant les Philistins – une scène très à la mode aujourd’hui – c’est du judaïsme, tout comme le début d’Isaïe, dans lequel la montagne du temple du Seigneur devient une destination de pèlerinage pour « toutes les nations » et où les épées se transforment en socs de charrue, les lances en serpes (Is 2,2-4). Dans l’Ancien Testament, la tendance à dépasser la logique exclusiviste est claire, mais le processus reste ouvert, la fin à écrire. Et c’est justement l’une des raisons pour lesquelles les chrétiens considèrent la Bible hébraïque comme un discours en attente d’un accomplissement, un drame à la recherche d’un épilogue qui en dénouera les nœuds. Cela a toujours été le point de discorde entre juifs et chrétiens.

 

Pendant des millénaires, la situation politique a rendu inopérantes les pages les plus belliqueuses de l’Ancien Testament. Maintenant qu’Israël s’est reconstitué en tant qu’État et, de plus en plus, en tant qu’État religieux, il ne peut plus les éluder, tout comme les musulmans ne peuvent éluder l’institution du djihad. La première chose que les acteurs qui ne sont pas directement impliqués dans cette guerre devraient faire est d’expliquer très clairement où mène un conflit purement religieux. Heureusement, certains dirigeants de la région le savent et l’ont bien en tête : ces dernières années, une partie du monde arabe a fait un effort extraordinaire pour trouver un modus vivendi avec Israël. Mais elle n’a rien reçu en retour en termes de traitement plus humain des Palestiniens (ne parlons pas des deux États qui, sur le terrain, est morte et enterrée depuis des décennies). C’est là que le Hamas, avec une probable direction iranienne, a frappé avec une folie lucide, exposant aux yeux du monde entier la contradiction fondamentale d’un pays, Israël, qui voudrait normaliser ses relations avec ses voisins sans aborder le problème des Palestiniens – le grand mantra de Netanyahou, qui s’est effondré misérablement le 7 octobre.

 

En plus de voter un cessez-le-feu immédiat à Gaza (une nécessité devenue incontournable), les Européens pourraient offrir aux dirigeants de la région un bon livre sur la guerre de Trente Ans. Pour expliquer que lorsque le génie sort de la lampe, il faut beaucoup de temps et d’efforts pour l’y remettre.

 

Texte traduit de l’original italien

 

 

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