La bataille de Marawi n’est que la dernière étape d’un long parcours de radicalisation de groupes locaux anti-gouvernementaux

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:23

Le 23 mai dernier, les autorités locales d’un district de Marawi, ville à large majorité musulmane située dans la province de Lanao del Norte à Mindanao (Philippines), tenaient sous surveillance Omarkayam et Abdullah Maute, deux membres importants d’une famille d’extrémistes musulmans. Mais à leur place, elles ont repéré Isnilon Hapilon, leader du groupe Abou Sayyaf, une formation terroriste basée à l’origine à Basilan, l’une des îles au large de la côte occidentale de Mindanao qui s’étend vers la Malaisie voisine.



Le bruit courait que Hapilon avait laissé sa base sur l’île pour gagner Lanao, et le fait qu’on l’ait repéré l’a confirmé. Hapilon était depuis longtemps un « recherché spécial » des Forces armées philippines, mais sa notoriété s’est beaucoup accrue lorsqu’il a, en 2016, avec Abou Sayyaf, prêté allégeance à l’État islamique. En juin de la même année, la newsletter mensuelle de l’État islamique, al-Nab’a, annonçait que Hapilon avait été nommé émir des Philippines et de l’Asie sud-orientale. Les autorités de Marawi se sont précipitées pour annoncer leur découverte au commandant local de la première division d’Infanterie de l’armée.


Le général Rolando Bautista, qui avait déjà été sur les traces de Hapilon à Basilan, a immédiatement donné l’ordre à ses hommes d’entrer en action. Pendant quelque temps, des rumeurs inquiétantes avaient circulé sur le fait que la famille Maute était en train de cacher ses hommes à Marawi, et que des combattants d’Abou Sayyaf s’étaient unis à eux. Mais l’occasion de prendre Hapilon de surprise était trop belle pour la laisser échapper. Mais lorsque les soldats gouvernementaux ont attaqué, ils se sont heurtés à un nombre largement supérieur de rebelles expérimentés. Car il y avait, avec Hapilon, près d’une centaine de ses hommes de Basilan, auxquels s’étaient joints 300 ou davantage partisans des Maute. Venaient s’y ajouter près de 40 militants de deux petits groupes extrémistes de Mindanao, les Ansar al-Khilafa et les Combattants islamiques pour la liberté de Bangsamoro. Et pour grossir encore le nombre d’extrémistes des Philippines, il y avait aussi un contingent non précisé de militants venus d’Indonésie et de Malaisie, et on a parlé aussi de combattants arrivés du Maroc, d’Arabie Saoudite, du Yémen et même de Tchétchénie. Les troupes gouvernementales se sont retirées rapidement après avoir subi de lourdes pertes. Bautista, dans une interview aussitôt après l’événement, a reconnu qu’il avait été surpris, tout en affirmant que le raid, malgré les erreurs, avait du moins enclenché le plan des extrémistes de conquérir Marawi, et dévoilé ainsi leur objectif.



Le bilan de la guerre
Le secrétaire à la Défense nationale Delfin Lorenzana a confirmé dans une interview au mois d’août, que les troupes gouvernementales avaient été prises de court, et que, à la différence des soldats de l’armée philippine, les combattants étrangers étaient bien rodés au combat urbain. L’armée, avait-il ajouté, avait bien infiltré un agent dans les files des militants, mais celui-ci avait été tué dès le début de la révolte, de sorte que les soldats avaient combattu à l’aveuglette.



Les combats, qui ont éclaté en mai, ne sont pas encore terminés. Pendant près de quatre mois, Marawi a vécu des bombardements quasi quotidiens effectués par l’aéronautique philippine, soutenue par l’intelligence aérienne fournie par les alliés australiens et américains. Vers la mi-juin, les extrémistes ne tenaient plus qu’un cinquième de la ville, la zone au sud-est du fleuve Agus. Mais c’est justement dans ce quartier que se trouvent les immeubles élevés dans lesquels les tireurs d’élite avaient pris position, provoquant de lourdes pertes gouvernementales. Les rebelles disposaient en outre de nombreuses armes lourdes et de viseurs nocturnes. À la mi-août, la plupart de la ville avait été évacuée et était réduite en cendres, maisons, magasins, écoles, églises et mosquées en ruines. Près de 360 000 habitants sont sans abri, l’armée gouvernementale a enregistré plus de 170 victimes, tandis que les militants extrémistes pourraient avoir perdu 500 hommes, dont d’anciens combattants venus d’Indonésie et de Malaisie. Un rapport à la mi-septembre soutient que les rebelles ont été bloqués dans un réduit de quelques hectares et qu’ils ne contrôlent plus les immeubles. Les derniers jours de combat sont proches, et ils seront douloureux.



Les précédents historiques
C’est à la fin des années 1960 que les musulmans des Philippines se sont révoltés pour la première fois, lorsqu’un professeur de l’université des Philippines, Nur Misuari, a formé le Front de Libération Nationale Moro, revendiquant l’indépendance face au gouvernement de Manille. Après l’échec de la révolte, Misuari en vint à demander une forme de gouvernement régional autonome. Bon nombre d’autres leaders musulmans n’en furent pas satisfaits et l’on assista, dans les années 1970, à la montée du Front Islamique de Libération Moro, dont le leader était l’un des anciens compagnons de Misuari, Salamat Hashim, un professeur d’Islam qui avait étudié au Caire. En dépit de son caractère plus religieux, le Front Islamique Moro voulait lui aussi l’autonomie, et non un état islamique indépendant. Les deux organisations ont négocié en bonne foi avec le gouvernement, mais sans arriver à des résultats concrets. Pourquoi ?



La tragédie des musulmans philippins, c’est que le gouvernement a été systématiquement incapable de remplir ses promesses. Chaque fois, on arrivait à des accords, mais ce n’était que pour les rompre, les législateurs philippins les rejetaient ou la Cour suprême, à laquelle avaient fait recours des parlementaires chrétiens, les déclarait inconstitutionnels. Le groupe Abou Sayyaf existe depuis de nombreuses années, mais dans le passé, il était surtout connu comme une bande de kidnappeurs dont l’adhésion à l’Islam n’était guère plus qu’une exhibition pour le public. Qu’est-ce qui a changé alors ?


La réponse la plus immédiate est que la frustration accumulée vis-à-vis du gouvernement a incité certains à se radicaliser. Naguère, les parents des frères Maute étaient des membres importants du Front islamique de libération, mais à partir de 2007, ils ont commencé à attirer l’attention des autorités philippines pour avoir offert l’hospitalité à des militants de la Jemaa Islamiya, l’organisation terroriste indonésienne bien connue pour les attentats commis dans leur pays. Entretemps, après s’être radicalisé, Hapilon a porté Abou Sayyaf sur des positions encore plus militantes, tandis que d’autres groupes radicaux proliféraient de leur côté.



L’échec gouvernemental et l’attrait du Daesh
La dernière goutte a été la non approbation de la part du gouvernement de la Loi fondamentale de Bangsamoro, accord qui, après une élaboration difficile, mettait fin à de vieux contentieux grâce à d’importantes concessions faites par le négociateur en chef du Front islamique et par le président du Comité de Transition de Bangsamoro, Mohagher Iqbal. Iqbal, il y a plus de trois ans, avait qualifié la Loi fondamentale de « principal antidote » contre le risque de radicalisation. Cette Loi avait été élaborée durant l’administration précédente de Benigno Aquino III, mais, au terme des six années de son mandat, elle n’était pas encore prête pour l’approbation finale. L’élection de Rodrigo Duterte avait suscité initialement quelque espoir de voir la conclusion du processus législatif, et l’instauration d’une paix durable. Mais au lieu de travailler à la paix, le nouveau président s’est concentré sur les exécutions extra-judiciaires de trafiquants de drogue présumés. Tandis que la guerre contre la drogue de Duterte a déjà fait des milliers de victimes, la patience des musulmans est allée s’amenuisant.



La progression au Moyen-Orient d’un Daesh apparemment irrésistible a fasciné l’imaginaire de nombreux musulmans philippins, qui n’arrivaient plus à supporter l’indifférence du gouvernement à l’égard de leurs aspirations légitimes. Paradoxalement, le nombre de militants s’est emballé au moment où s’amorçait le déclin de Daesh et que l’État islamique tant vanté commençait à reculer devant l’intervention des forces de la coalition. Au lieu d’encourager les jeunes musulmans à converger vers les territoires syriens assiégés, les leaders de lDaesh ont incité les aspirants djihadistes à aller dans les Philippines et à y soutenir l’émir Hapilon.


À court terme, le succès de l’armée gouvernemental fera baisser le nombre des extrémistes dans les Philippines et en Asie du sud-est. Peut-être éteindra-t-il la mystique des guerriers djihadistes. Mais la seule solution à long terme reste entre les mains du gouvernement philippin. Le meilleur résultat de la révolte de Marawi serait que les législateurs philippins assument leurs responsabilités et fassent tout le nécessaire pour leurs frères et sœurs musulmans et pour le bien de leur nation. Mais seront-ils à la hauteur de la tâche ? 
 

Pour approfondir 
- Sidney Jones, How ISIS Got a Foothold in the Philippines, «New York Times», 4 juin 2017, nytimes.com/2017/06/04/opinions/isis-philippines-rodrigo-duterte.html 
Pro-ISIS Groups in Mindanao and Their Links to Indonesia and Malaysia, Institute for Policy Analysis of Conflict, IPAC Report 33, Jakarta, 25 octobre 2016, http://file.understandingconflict.org/file/2016/10/IPAC_Report_33.pdf
- Nathan Gilbert Quimpo, Mindanao: Nationalism, Jihadism and Frustrated Peace, «Journal of Asian Security and International Affairs» 3 (2016), n. 1, pp. 64-89.
- Maria A. Ressa, Seeds of Terror, Free Press, New York 2003.
- Steven Rood, Force Not Enough to Halt Islamic State-Inspired Violence in the Philippines, «Forbes», 6 juin 2017, forbes.com/sites/insideasia/2017/06/06/philippines-must-act-to-halt-islamic-state-inspired-violence
- Caleb Weiss, The Islamic State grows in the Philippines, Foundation for Defense of Democracies, «The Long War Journal», longwarjournal.org/archives/2016/06/islamic-state-officially-creates-province-in-the-philippines.php