Après l’assassinat de Hassan Nasrallah et des frappes israéliennes massives, le Hezbollah est-il affaibli ? Un entretien avec Aurélie Daher, spécialiste du mouvement chiite
Dernière mise à jour: 15/05/2025 09:55:17
Entretien avec Aurélie Daher, par Chiara Pellegrino
Après les explosions des bipeurs en septembre 2024, qui ont tué des dizaines de combattants du Hezbollah et blessé des centaines d’autres, ainsi que l’assassinat de son chef Hassan Nasrallah et de plusieurs hauts responsables par Israël, quelle est aujourd’hui la capacité militaire du Hezbollah ?
Faire un état des lieux des capacités militaires du Hezbollah est difficile. Comme on peut l’imaginer, le Hezbollah n’a pas l’intention de donner un compte-rendu exact et détaillé de ses capacités combatives. Un certain nombre de choses sont tout de même avérées, d’après ce qu’on l’observe sur le terrain. Lors d’une enquête que j’ai menée au Liban à la fin février-début mars, j’ai pu constater que les officiers et sous-officiers qui ont été assassinés ou sérieusement blessés à cause des bipeurs ou à travers la guerre qu’a menée Israël contre le Liban pendant deux mois, ont a priori tous été remplacés, le plus souvent par leurs subalternes : le capitaine devient commandant, le commandant devient général, etc.
Concernant l’étendue des dégâts en matière d’armement, personne ne peut établir de bilan fiable. Pour ce faire, il aurait fallu déjà avoir une idée nette des stocks du Hezbollah au départ. Les autorités israéliennes avancent des chiffres, mais on ne peut pas leur faire totalement confiance. Et ce, pour une raison simple : pour établir un pourcentage de destruction, il faut connaître deux choses – l’étendue exacte des destructions, et l’état des lieux exact avant les destructions. Or, personne, à part le Hezbollah, ne connaît ni l’un ni l’autre. Parallèlement, une partie de la destruction des stocks de fusées et de roquettes du Hezbollah a été menée non pas par les Israéliens, mais par l’armée libanaise. Depuis le cessez-le-feu (novembre 2024), et surtout depuis début 2025, avec l’arrivée au pouvoir du président Joseph Aoun et du Premier ministre Nawaf Salam, l’armée libanaise réorganise en quelque sorte le Sud-Liban sur le plan militaire. Beaucoup de choses ont été trouvées : des caches et dépôts d’armes, des tunnels – certains ont été bouchés. Le Hezbollah ne nie pas. Et pour autant, ce que j’ai constaté lors mes entretiens, c’est que le Hezbollah n’est pas inquiet quant à ses capacités militaires. Je ne crois pas que ce soit de l’esbroufe ou une façade.
Le Hezbollah est actuellement dans une phase d’investigation interne. Le parti essaie de comprendre les revers qu’il a essuyés durant la guerre de 2024, à la différence de celle de 2006 notamment, quand ses combattants ont remporté une victoire flamboyante contre l’armée israélienne. Ce qui l’intéresse, c’est de savoir comment l’opération d’infiltration israélienne a eu lieu. Il cherche à déterminer la part qui relève du technologique – surveillance des téléphones, triangulation des signaux, détection de vides souterrains avec des techniques d’ingénierie de base, etc. Ou s’il s’agit avant tout d’erreurs humaines. L’enquête est encore en cours. Je pense qu’on en saura plus d’ici trois à six mois, quand le parti commencera à communiquer de manière un peu plus claire.
Mais peut-on, en tout cas, parler d’un affaiblissement du Hezbollah en tant que milice ?
Tout dépend de ce qu’on entend par « affaiblissement ». Il y a eu environ 3 000 personnes touchées dans le cadre de l’attaque aux bipeurs, et plusieurs dizaines de morts. Ce qui est intéressant, c’est que malgré l’assassinat de membres de premier rang au sein de l’appareil militaire, les combattants sur le terrain ont réussi à maintenir leur efficacité face aux attaques israéliennes même après avoir perdu l’essentiel de la communication avec le commandement central.
Les chiffres, à mon sens, parlent d’eux-mêmes. En 2006, pendant les trois derniers jours de la guerre, Israël a lancé une grande offensive terrestre contre le Liban. Les Israéliens ont mobilisé 40 000 hommes. Face à eux se battaient entre 2 500 et 5 000 combattants libanais, maximum. En 2024, les Israéliens ont mobilisé 70 000 soldats, quasiment le double de 2006. Face à eux, il y avait 2000 à 2 500 combattants du Hezbollah. On est donc passé à un rapport de 1 pour 4 en défaveur du Hezbollah. Or, si en 2006, l’armée israélienne a réussi à pénétrer jusqu’à 25 kilomètres à l’intérieur du territoire libanais, elle n’a, en 2024 – avec deux fois plus d’hommes et deux fois moins de combattants libanais – pas réussi à aller au-delà de 2 à 3 kilomètres de profondeur. Donc, est-ce que le Hezbollah a été affaibli ? Sur le plan militaire, visiblement non.
Et sur le plan politique, qu’est-ce que cela a changé ?
Sur le plan politique, le Hezbollah depuis janvier 2025 se met volontairement en retrait. Pour deux raisons. Tout d’abord, le contexte libanais est marqué par une forme de tutelle américaine, avec les Israéliens très présents en coulisses. On l’a constaté lors des premières visites de Morgan Ortagus, envoyée spéciale adjointe des États-Unis pour la paix au Moyen-Orient, qui a donné des directives claires quant à la priorisation des tâches qui attendent le gouvernement libanais. Celui-ci est en quelque sorte sommé d’y répondre. Le retrait du Hezbollah est aussi une décision stratégique : le mouvement est occupé à la réorganisation et la refonte de sa stratégie militaire. Donc cela lui convient que les projecteurs soient braqués sur le gouvernement plutôt que sur lui.
En parallèle, ce que j’ai pu observer sur le terrain, notamment au sein de la communauté chiite et chez un électorat plus large qui n’est pas forcément affilié au Hezbollah, donne à penser que la stratégie actuelle du parti est également de laisser le gouvernement perdre du terrain sous l’effet de ses propres contradictions. Le Hezbollah ne cherche pas l’affrontement direct, il ne hausse pas le ton. Sa logique reste la suivante : il est inutile de s’épuiser à ferrailler avec un gouvernement qui va de toute façon, tôt ou tard, se heurter aux réalités de la société libanaise. Pour ce qui relève d’un désarmement du Hezbollah, les desideratas américains et israéliens sont objectivement impossibles. La majorité des Libanais y est de toute façon opposée. Le Hezbollah sait que le temps joue en sa faveur. Parce qu’avec le temps, Israël continue d’attaquer les zones libanaises, vise les civils, démolit les infrastructures, les maisons, les commerces, y compris dans des zones où le Hezbollah n’est pas présent. Et le gouvernement libanais ne peut rien faire. Aucun pays occidental ne met de pression sur Israël. Ce qui apporte de l’eau au moulin du Hezbollah. Cela discrédite le discours du gouvernement libanais autour de sa capacité à apporter du vrai changement, à défendre la souveraineté nationale, à créer un État fort, et cela met les Libanais devant le constat que le Hezbollah n’a pas encore perdu toute sa pertinence. L’État libanais est d’autant plus incapable de défendre le territoire, et ainsi couper l’herbe sous le pied du Hezbollah, qu’Israël elle-même s’est toujours opposée aux plans américains ou français de former et armer correctement l’armée libanaise. Israël a des visées annexionnistes sur le sud du Liban. Si elle ne veut pas du Hezbollah, elle ne veut pas non plus d’une armée libanaise capable de lui tenir tête.
La situation est également compliquée en Syrie. Comment les événements syriens influent-ils sur le Liban en général et que représentent-ils pour le Hezbollah ?
Les problèmes auxquels fait face la nouvelle Syrie sont loin d’être des mauvaises nouvelles pour le Hezbollah. Pour commencer, l’expansionnisme annexionniste d’Israël dans le sud de la Syrie rappelle fortement ce qui s’est passé au Liban en 1978 : une occupation, suivie d’une annexion de facto, et la création d’une zone tampon. Fin 2024, une nouvelle organisation paramilitaire a été créée, le « Front de la Résistance islamique en Syrie ». Un nom qui fait écho à celui de la force armée du Hezbollah, « la Résistance islamique au Liban ». Les similitudes ne s’arrêtent pas là : les logos et les slogans sont pratiquement identiques, même si ce n’est pas le Hezbollah qui a créé ce groupe. Au final, à mêmes actions, mêmes réactions : face à une occupation, des mouvements de résistance émergent nécessairement. Et dans ce cas-ci, la nouvelle formation syrienne partage l’idéologie et les objectifs du Hezbollah, notamment l’opposition à Israël. Cela en fait une entité naturellement proche du parti libanais.
Dans un autre registre, au nord-ouest de la Syrie, les zones alaouites et chrétiennes sont limitrophes du nord-est libanais, lui-même peuplé majoritairement de chiites et de chrétiens. Cette continuité géographique et confessionnelle crée un environnement naturellement favorable à l’influence du Hezbollah. Les larges massacres des alaouites, perpétrés il y a quelques semaines dans cette région syrienne par des groupes armés liés à Damas, ont provoqué l’émergence de petits groupes d’auto-défense, qui entendent y limiter la présence des forces armées sunnites liées au nouveau régime. Encore une bonne nouvelle pour le Hezbollah de constater que cette zone de la Syrie ne lui est a priori pas hostile.
Cette nouvelle force qui est née en Syrie est-elle donc chiite ?
Pour l’instant, le Front de la Résistance islamique en Syrie (FRIS) se présente sous la forme d’une coalition hétérogène unie par un objectif commun : la lutte contre l’occupation israélienne. Ce qui est intéressant, c’est que le Guide de la Révolution Ali Khamenei a déjà accordé sa bénédiction au FRIS suite à sa création. Pourtant, le sud de la Syrie, où ce mouvement est apparu, n’est pas un bastion chiite – la population y est majoritairement sunnite et druze. Il est donc probable que la composition de cette force soit mixte. Pour l’instant, on manque de détails concrets : ni les noms des dirigeants, ni la structure exacte de l’organisation ne sont connus. On sait uniquement qu’une déclaration officielle a été faite le 4 mars dernier.
Quel rôle l’Iran joue-t-il actuellement au Liban et jusqu’où s’étend son influence dans les équilibres internes du pays ?
Contrairement à ce que l’on peut lire dans certains médias, l’Iran n’a jamais été intéressée par la politique interne libanaise. L’idée d’une intervention iranienne directe dans les affaires internes libanaises est exagérée, voire un mythe. En 25 ans, seuls deux commentaires officiels d’ambassadeurs iraniens ont évoqué la politique libanaise (en 2006 et en 2023) de façon qui pourrait être perçue comme intrusive. À chaque fois, la réaction des autorités libanaises a été immédiate, dans le sens d’une réaffirmation de la souveraineté nationale. Téhéran a systématiquement fait marche arrière. Les Iraniens ne sont jamais intervenus dans la politique interne libanaise pour une raison qui est très simple : le Liban n’a rien à leur offrir. Ce qui les intéresse, c’est exclusivement le Hezbollah, en tant qu’acteur militaire de leur stratégie régionale. Le Hezbollah sert de modèle, de formateur et parfois de bras armé dans d’autres zones de conflit comme l’Irak ou le Yémen. Mais l’Iran ne s’intéresse ni à sa dimension civile, ni à son rôle politique interne. Par corollaire, le Hezbollah en politique libanaise agit selon son propre agenda.
L’Axe de la Résistance existe-t-il encore aujourd’hui, ou s’est-il fragmenté face aux évolutions régionales ?
Il faut d’abord clarifier que l’Axe de la Résistance n’est pas une alliance institutionnalisée, avec une structure rigide, comme le serait l’OTAN, par exemple. C’est beaucoup plus flexible. La guerre de 2023-2024 a illustré à quel point chaque membre de l’Axe y participe à sa manière, selon ses intérêts propres et selon un niveau d’engagement variable. Un exemple frappant reste la Syrie de Bachar al-Asad. Sa contribution à l’Axe de la Résistance a été tout simplement nulle. Les Iraniens et le Hezbollah avaient remis en selle le régime et lui ont permis de perdurer pendant près de quinze ans. Pour autant, et malgré tout l’investissement de l’Axe, Assad n’a pas renvoyé l’ascenseur.
Autre constat : appartenir à l’Axe ne suppose pas de faire passer les intérêts de l’Axe avant ses priorités nationales. Par exemple, pendant plus d’un an, le Hezbollah a soutenu les Palestiniens, mais a tenu à ne pas dépasser certaines lignes rouges, dans un calcul qu’il faisait à l’époque de ne pas entraîner le Liban dans une guerre totale. Le choix de l’escalade massive a été fait par Israël, pas par le Hezbollah.
Enfin, au final, rien n’est figé. Aujourd’hui la situation est particulière : il y a eu le 8 octobre 2023, Donald Trump est à nouveau président, mais dans quatre ans on ne sait pas où en seront le Liban et le Moyen-Orient. Comme m’a dit un pasdaran que j’ai rencontré à Beyrouth, en citant un proverbe arabe : « Il y a un jour pour toi, un jour pour ton ennemi ». Cela signifie que la vie est faite de hauts et de bas. On gagne par moments, on doit laisser l’autre avoir son jour de gloire par d’autres. L’Axe de la Résistance inscrit sa réflexion et son action dans le long terme. Le contexte actuel est ce qu’il est, mais qui peut dire qu’il ne sera pas totalement différent dans cinq, dix ou quinze ans ?
Le Hezbollah jouit-il encore d’un large soutien populaire au sein de la population libanaise aujourd’hui ?
Si tu m’avais posé la question il y a trois mois, je t’aurais dit que le Hezbollah rencontrait quelques difficultés, même au sein de sa propre communauté. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il ne faut pas oublier que la communauté chiite représente entre 50 et 60 % de la population libanaise, soit plus de la moitié. C’est sans compter, par ailleurs, le soutien, loin d’être marginal, dont il jouit auprès d’autres communautés.
Certaines déclarations des membres du gouvernement, notamment issus des Forces libanaises, rappellent les erreurs qui ont été faites par ce même camp et plus généralement par la coalition du 14 Mars en 2005, 2006, 2007 : des discours de rejet, de condescendance communautaire, voire de racisme. Ces postures ont eu pour effet à l’époque de braquer les chiites, et de resserrer leurs liens avec le Hezbollah. Chaque fois qu’un chiite envisage de quitter le Hezbollah pour se rapprocher de l’État, il se heurte à un accueil teinté d’hostilité de la part de certains représentants non chiites de ce même État. Alors les chiites se disent : « Merci, si c’est ça votre État, je préfère le Hezbollah ».
Peut-on dire que les funérailles de Hassan Nasrallah, célébrées le 23 février dernier, ont servi de test pour évaluer le soutien dont bénéficie encore le Hezbollah ?
Les funérailles ont indirectement été un jour de vote. Les chiites eux-mêmes l’ont dit. Les Libanais étaient là pour rendre hommage à Hassan Nasrallah, bien sûr, mais il s’agissait également pour une partie d’entre eux de faire passer un message politique. Ils sont venus pour dire : « On est là ». J’ai entendu cette phrase à plusieurs reprises : « Il faut que les autres comprennent qu’on est là, qu’on ne peut pas être ignorés, qu’on ne peut pas nous rayer de la carte, qu’ils ne peuvent pas faire comme si on n’existait pas, ils ne peuvent pas nous marcher dessus ».
Certains quotidiens anti-Hezbollah, à commencer par L’Orient-Le Jour, ont rivalisé, il est vrai, de déni. Avant les funérailles, ce type de médias annonçait qu’il n’y aurait que « quelques dizaines de milliers de personnes » présentes aux funérailles. Au Liban, il y a au bas mot deux millions et demi à trois millions de chiites, dont au moins la moitié ont annoncé haut et fort être présents à la cérémonie. Avancer qu’il n’y aurait que quelques dizaines de milliers de participants, est du déni. Et un révélateur freudien que certains groupes politiques au Liban sont toujours dans une démarche d’exclusion des chiites de la société libanaise.
Je suis le Liban depuis des décennies, et je crois qu’on n’a jamais atteint un tel niveau de myopie chez les non chiites. Certains courants veulent revenir au Liban des années 1960, dominées qu’elles étaient par un maronitisme politique de droite dure, et à une époque où les chiites étaient à la marge de la vie sociopolitique du pays. Ils étaient cantonnés aux campagnes, absents du paysage institutionnel ou des processus de prise de décision. Mais le Liban de 2025 n’est pas le Liban de 1960. Aujourd’hui les chiites sont les plus nombreux, ils sont éduqués, politiquement engagés. Ils ont envie de participer à la vie économique, sociale et culturelle du pays. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas.
Le jour des funérailles de Nasrallah, il y a eu 1,8 millions de personnes le matin. Un peu moins l’après-midi : il faisait froid, la cérémonie a été tardive, beaucoup de gens étaient debout depuis 5 ou 6 heures du matin. À 14h, certains sont partis après la première partie des funérailles, quand d’autres ont suivi le cortège jusqu’au mausolée. Et là on était autour de 1,4 millions de personnes. Le lendemain, dans un silence assourdissant, aucun journal anti-chiite n’a mentionné de chiffres quant au nombre de présents à la cérémonie.
Quel rôle le Hezbollah jouera-t-il dans l’avenir du Liban ?
Il va se maintenir, il n’y a aucune raison qu’il disparaisse.
D’après tes rencontres de terrain, quelle image les militants du Hezbollah ont-ils du nouveau secrétaire général du mouvement, Naïm Qassem ?
Il y a eu beaucoup de discussions à Beyrouth, à l’annonce de l’élection de Naïm Qassem. Certains lui ont immédiatement fait allégeance, d’autres lui ont reproché un manque de charisme. À sa décharge, il faut admettre que, quelle que soit la personne qui aurait succédé à Nasrallah, son charisme n’aurait jamais égalé celui de son prédécesseur ! Qassem a un profil différent de celui de Nasrallah. Ce n’est pas un militaire. Il est plutôt investi dans la dimension civile de l’organisation, notamment dans le religieux. Il a d’ailleurs écrit une quinzaine de bouquins sur la religion au quotidien, c’est plutôt un intellectuel. Il a aussi un certain âge. Il n’est pas exclu que l’on voit bientôt émerger de nouvelles figures, mises en avant par le parti, en prévision d’une relève dans les prochaines années.