En Afrique sahélienne, les juntes arrivées au pouvoir en promettant de lutter contre l’extrémisme religieux n’ont pas seulement échoué à l’endiguer, mais ont alimenté les conflits interethniques et la radicalisation. Les autorités religieuses et traditionnelles locales peuvent toutefois jouer un rôle de médiation important

Dernière mise à jour: 23/12/2025 12:51:38

Entretien avec Bakary Sambe, directeur régional du Timbuktu Institute à Dakar, Sénégal, mené par Chiara Pellegrino.

 

En une décennie, le Sahel a complètement changé. Les coups d’État, au Mali, au Burkina Faso, au Niger… d’abord présentés comme des réponses temporaires à la crise sécuritaire, semblent installer durablement des régimes autoritaires. Mais au-delà du rejet commun de la présence française, ces nouveaux pouvoirs militaires peinent à formuler un véritable projet.

Oui, je crois que l’une des premières erreurs stratégiques commises par les pays du Sahel a été de sous-traiter la sécurité. C’est vrai qu’au début le Mali n’avait pas vraiment le choix. L’intervention de la France avec l’opération Serval puis Barkhane s’est étendue non seulement au Mali, mais aussi au Niger et au Burkina Faso. Mais la présence prolongée des forces françaises dans le Sahel a fini par créer des frictions. On l’a bien vu au moment des coups d’État où de nouvelles générations ont constaté que les politiques n’arrivaient pas à régler les questions sécuritaires et ont jugé nécessaire de prendre le pouvoir, parfois par les armes. Ces putschs ont suscité beaucoup d’espoir ; on a même vu des jeunes, qui dix ans auparavant luttaient au prix de leur vie pour la démocratie, applaudir des juntes militaires arrivées au pouvoir. Or, ces pouvoirs militaires ont répété les mêmes erreurs. Ils ont eux aussi sous-traité la sécurité en faisant appel à Wagner et à la Russie. On s’est rendu compte que finalement le résultat n’était pas là. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation comparable à celle de 2012 pour le Mali, ou de 2015-2016 pour le Burkina Faso et le Niger. La coopération avec la Russie n’a pas donné les résultats escomptés, au contraire elle a créé beaucoup plus de conflits, notamment avec des attaques contre certaines ethnies, comme les Peuls. On est parti d’une situation où on devait lutter contre le terrorisme et on est arrivé à une situation où, à cette menace, se sont ajoutés des conflits intercommunautaires. Les groupes terroristes se greffent désormais à ces différents conflits et les instrumentalisent pour recruter des jeunes ostracisés ou marginalisés, qui rejoignent le JNIM, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, particulièrement actif au Mali ces derniers temps.

 

Au fil de ces années, les groupes djihadistes ont doublé leurs zones d’influence au Sahel, affectant le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Nigeria et arrivent à menacer les frontières du Sénégal. Quelles sont les raisons de cette recrudescence du djihadisme dans la région ?

Le JNIM a multiplié par sept le nombre de ses attaques. Entre 2020 et 2024, rien que dans la région de Kayes, à l’ouest du Mali, on a vu une avancée du groupe, qui étend désormais son emprise vers l’ouest du pays, aux frontières du Sénégal et de la Mauritanie. Je crois que la principale raison de l’extension de la zone d’intervention des groupes terroristes est que nous n’avons pas traité le problème à la racine. Nous avons jusqu’ici privilégié des solutions militaires, sans tirer des leçons du passé. Les Américains sont restés plus de vingt ans en Afghanistan avec les armes les plus sophistiquées, et les talibans sont toujours là. La France est restée au nord du Mali pendant très longtemps, et les groupes que son armée tentait d’éradiquer n’ont pas disparu : ils se sont multipliés. Ce qui a manqué, c’est une approche holistique. L’action militaire est certes nécessaire pour gérer les urgences sécuritaires, mais ne s’est pas attaquée aux causes structurelles. Les études que nous avons menées au Timbuktu Institute montrent que les niches de radicalisation violente, qui servent de base de recrutement, se trouvent à l’intersection de trois facteurs. Premièrement, un faible capacité d’inclusion socio-économique, liée à des problèmes de gouvernance ; deuxièmement, des stigmates, des frustrations et leur instrumentalisation par les groupes armés ; et finalement la puissance du narratif des groupes terroristes pour recruter de plus en plus de jeunes. C’est exactement ce qui s’est passé lorsque le terrorisme a quitté le nord du Mali pour s’étendre dans le centre du pays. Les Peuls de la Katiba Macina ont été ostracisés, et la création de milices d’autodéfense à base ethnique, comme les Dogons du groupe Dan Na Ambassagou, a non seulement échoué à enrayer le terrorisme, mais a aussi déclenché des conflits intercommunautaires entre Peuls et Dogons, deux populations qui vivaient pourtant en harmonie depuis des générations. Les mêmes dynamiques sont aujourd’hui à l’œuvre dans l’extension des activités de la Katiba Macina dans la région de Kayes, qui jusqu’ici faisait preuve d’une résilience économique assez importante, due surtout à l’argent de la migration, faisant de cette zone l’une des moins pauvres du pays. La Katiba Macina avance dans cette région au sein du JNIM et menace des pays comme le Sénégal, notamment après les sept attaques perpétrées au Mali en juillet 2025, dont l’une à Diboli, à seulement 1,3 km de la frontière sénégalaise. Le Sénégal, longtemps considéré comme un îlot de stabilité dans cet océan d’instabilité, se retrouve confronté à cette menace sur sa frontière orientale. La Mauritanie, de son côté, commence à recevoir d’innombrables réfugiés provenant du Mali, ce qui crée des zones d’instabilité, notamment dans les zones de Mberra ainsi que dans la région du Hodd al-Chargui et de l’Assaba, au sud du pays.

 

Au Mali, le JNIM contrôle une partie du pays et impose un blocus autour de Bamako, privant la capitale de carburant. Le mouvement djihadiste cherche à s’affirmer comme une alternative aux autorités militaires. Dans quel état se trouve aujourd’hui la junte dirigée par Goïta ?

Je crois que le principal problème que pose aujourd’hui le JNIM aux autorités militaires de Bamako c’est que ces autorités sont arrivées au pouvoir par la promesse de garantir la sécurité. Or, le fait que le JNIM, avec ses quelque 8 000 hommes, arrive à imposer un blocus sur Bamako pendant plus de deux semaines, privant la capitale d’approvisionnement de carburant, montre que cette promesse n’est pas au rendez-vous. Malgré l’intervention des partenaires russes, d’abord avec Wagner, aujourd’hui remplacé par AfricaCorps, le Mali n’arrive pas à garantir sa propre sécurité. La coopération avec la Russie s’est révélée un échec, d’autant plus que les forces russes ont envenimé la situation en se rendant responsables de massacres de masse, d’exactions et de violations flagrantes des droits humains, tant au nord qu’au centre. Les juntes militaires se retrouvent donc face à un dilemme : comment poursuivre une coopération avec la Russie, qui était considérée comme alternative à la France et à l’Occident, tout en continuant à convaincre la population de son efficacité, alors même que les milices russes sont payées par l’exploitation de l’or et des minerais ? La situation est d’autant plus délicate que l’insécurité, auparavant limitée aux abords de Bamako et à d’autres régions, se fait désormais sentir jusque dans la capitale avec ce blocus. Reste la question qui a émergé ces dernières semaines : le JNIM est-il en mesure de prendre Bamako ? J’ai toujours répondu non. Le JNIM n’a jamais eu l’intention de conduire un assaut final pour prendre Bamako comme les Talibans l’ont fait à Kaboul. Son objectif n’est pas de conquérir la capitale, mais de la faire s’effondrer de l’intérieur : par un blocus économique, un djihad économique, qui va faire monter la frustration et le mécontentement au sein de la population. Le JNIM est entré dans une phase de politisation : il veut devenir un mouvement politique alternatif. Son objectif n’est pas de gouverner seul le Mali, mais de jouer un rôle important dans la gouvernance du pays. Nous sommes aujourd’hui dans une configuration marquée par une impossibilité de neutralisation mutuelle : l’armée malienne ne veut plus neutraliser le JNIM, tandis que le JNIM ne cherche pas à vaincre l’armée malienne. Le JNIM espère ouvrir la voie à des négociations pour pouvoir jouer sa partition et s’imposer comme un acteur politique à part entière. C’est dans cette perspective que l’on voit émerger, au sein de sa structure de gouvernance, de nouvelles figures comme Bina Diarra, entre autres. L’objectif est de montrer que le JNIM, et notamment la Katiba Macina, n’est pas seulement un mouvement insurrectionnel peul, mais qu’il revendique une représentativité plus large, englobant différentes composantes de la société malienne. Le mouvement aspire à devenir un mouvement politique susceptible d’apparaître comme une alternative.

 

Cherchent-ils donc à suivre l’exemple d’Ahmed al-Sharaa en Syrie en faisant évoluer leur mouvement djihadiste vers un rôle politique ?

Beaucoup pensent en effet à un modèle syrien, d’autant plus que certaines sources évoquent des contacts entre des éléments du JNIM et des membres du HTS en Syrie. Mais le contexte est très différent. En Syrie on est dans le monde arabe, marqué par une longue présence de Daech et par des dynamiques propres au Levant. Au Sahel, la situation est autre. Je pense que le JNIM ne prendra pas le risque d’imposer une gouvernance islamique stricte, comme l’ont fait les Talibans. Il chercherait plutôt à obtenir une forme de non-agression, à obtenir de parcelles de pouvoir local dans la gouvernance, et à composer avec des islamistes modérés, voire avec certaines franges de la société civile. L’objectif serait d’installer une gouvernance mixte qui leur permette de s’imposer comme acteur politique légitime, et non plus seulement par la violence.

 

Quelles répercussions cette situation peut-elle avoir sur les pays voisins, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Togo ou le Ghana ?

Je crois que l’une des erreurs stratégiques de ces dernières années, même avec nos partenaires européens, a été de vouloir extraire le Sahel central du reste de l’Afrique de l’Ouest. On a cru pouvoir vaincre le terrorisme en se concentrant uniquement sur le G5 Sahel – la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Tchad et le Niger. On a oublié qu’entre ces pays et le reste de l’Afrique de l’Ouest il y avait des continuums socioculturels et des échanges. On n’a pas suffisamment pris la mesure de l’interconnectivité de ces zones. Aujourd’hui, on se rend compte que la menace est en train de s’étendre au nord du Bénin avec la Katiba Hanifa du JNIM, mais aussi au nord du Togo, dans la région des Savanes, et même jusqu’au Ghana. Elle est également présente dans l’ouest du Mali et se propage vers le Sénégal. La Côte d’Ivoire, qui était jusqu’ici loin de l’épicentre du djihadisme, a déjà été frappé dans des zones comme Kafolo. Cela montre qu’aucun État de l’Afrique de l’Ouest n’est à l’abri si des mesures de coopération transnationale et transfrontalière ne sont pas mises en place. Le problème est que cette coopération devient de plus en plus difficile dans un contexte de dissensions entre la CEDEAO et l’AES [Alliance des États du Sahel], alors même que les djihadistes ont compris l’importance de coordonner leurs efforts à travers les frontières. Aujourd’hui, le Bénin ne peut pas vaincre le terrorisme sans coopérer avec le Niger, et vice versa. Cela montre qu’il est urgent de repenser l’architecture de sécurité régionale : ouvrir des ponts de dialogue, même si un retour immédiat des trois pays de l’AES dans la CEDEAO semble improbable, initier des coopérations bilatérales et gérer la question sécuritaire comme un enjeu régional, avec des synergies possibles malgré les tensions diplomatiques existantes.

 

Et puis il y a le Nigeria, qui a connu au mois de novembre trois enlèvements de masse dans l’ouest et le nord-ouest du pays, dont celui de plus de 300 élèves d’une école chrétienne. Ces attaques fragilisent davantage l’autorité du président du pays.

Oui, absolument. Si le phénomène Boko Haram s’était un peu estompé ces derniers temps, la recrudescence des attaques met à nu les insuffisances de la gestion sécuritaire. Le Nigeria, où le terrorisme était jusqu’ici principalement concentré dans le nord-est, voit désormais la menace s’étendre vers le nord-ouest, avec des connexions qui se développent entre le Borgou, au Bénin, et cette région du Nigeria. Je crois que ce sont des signaux qu’il ne faut pas négliger. Bien que ces dernières années le Nigeria ait réussi, avec l’appui de la force multinationale, à gérer la menace de Boko Haram, un nouveau défi sécuritaire se présente désormais, notamment pour le nouveau président qui avait promis de garantir la sécurité.

 

Cette recrudescence des attaques djihadistes et l’instabilité croissante vont entraîner un niveau d’insécurité alimentaire sans précédent.

Oui, la situation humanitaire est dramatique. Après des années de conflits, de nombreuses populations ont été contraintes de fuir leurs terres. À cela s’ajoutent les tensions persistantes entre éleveurs et agriculteurs, qui ont provoqué d’autres conflits. Tous les efforts entrepris sous le mandat de Muhammadou Buhari pour relancer l’agriculture ont été quelque peu mitigés par les conflits liés à la gestion des terres et au foncier. Il est donc crucial de se mobiliser pour éviter que le Nigeria ne bascule dans une crise alimentaire aiguë, d’autant plus que la situation reste fragile, notamment dans la cohabitation interreligieuse dans de zones comme Jos, où les massacres entre communautés chrétiennes et musulmanes persistent.

 

Vous m’avez précédemment parlé du travail de dialogue interreligieux mené par le Timbuktu Institute avec les chefs religieux des autres États. Quel rôle ce dialogue joue-t-il dans le contexte régional actuel ?

Face à l’effondrement de la gouvernance et la délégitimation des acteurs politiques, j’ai toujours soutenu qu’il était important de reconnaître et de valoriser ce que j’appelle les légitimités religieuses et traditionnelles. Celles-ci jouent un rôle crucial dans la stabilité sociale. Je pense par exemple aux confréries au Sénégal, aux imams, au sultan de Zinder au Niger, ou encore au Mogho Naba au Burkina Faso, qui est très respecté. Même lors des crises les plus intenses, comme certains coups d’État, leur intervention permet d’apaiser les tensions. Le Timbuktu Institute, en collaboration avec le Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest, avait proposé une rencontre à Dakar réunissant toutes ces légitimités religieuses et traditionnelles, y compris l’imam Dicko et d’autres figures. Pendant quelques jours, ces acteurs ont donné des pistes de réflexion sur la manière dont ils pouvaient jouer un rôle de médiation. On ne pourrait jamais régler la crise malienne sans l’intervention d’hommes religieux comme l’imam Diko, le chef de Nioro, Cheikh Ousmane Madani Haïdara, l’actuel président du Haut Conseil islamique, l’imam de Tombouctou, et d’autres. C’est la même logique au Niger, où les sultans et les chefs religieux ont un rôle central, et au Sénégal, où les confréries exercent une influence significative. Je pense que le dialogue interreligieux peut être un facteur majeur de résilience face à l’extrémisme violent. Mais au-delà du simple dialogue, il est aujourd’hui crucial de conceptualiser une diplomatie religieuse régionale : mobiliser les acteurs religieux dans la médiation. Le dialogue interreligieux doit dépasser la rencontre entre représentants des religions pour devenir une véritable ressource de médiation et de conciliation.

 

Pour l’instant, le Sénégal reste un îlot de paix. Quelle est sa spécificité, son antidote face à la violence ?

On décrit souvent le Sénégal comme un îlot de stabilité dans un océan d’instabilité. Le premier facteur de cette résilience est le sentiment d’appartenance à une nation forte. Au Sénégal, la dimension ethnique n’a pas d’importance sur les choix politiques : la démarche régionaliste ethniciste n’a pas sa raison d’être dans la géopolitique du pays. Il y a le fort sentiment d’appartenance commune à une nation. Le second facteur est le rôle des confréries soufies, qui possèdent une légitimité historique. Elles ont joué un rôle central pendant la colonisation et après la destruction des entités politiques précoloniales, en constituant des pôles de socialisation et en créant des liens au-delà des ethnies et des appartenances régionales. Cela a renforcé le sentiment d’appartenir à une nation sénégalaise. Mais le problème est que dans les régions frontalières du Mali et les zones les plus exposées aux menaces, les confréries ne sont pas une réalité. Elles sont puissantes surtout dans le centre du Sénégal, mais elles ne sont pas une réalité en Casamance ou dans l’est du pays. C’est pourquoi il est nécessaire de renforcer le travail de terrain et de collaborer avec les chefs religieux et traditionnels de ces régions, afin d’étendre le rôle positif des confréries. Toutefois, on ne peut ignorer la montée de courants dits réformistes dont certains s’identifient à l’islam global. Le Sénégal ne peut rester en dehors des évolutions actuelles du religieux marquées par une forme de mondialisation du croire que les confréries doivent intégrer pour continuer à jouer pleinement leur rôle dans le cadre du renforcement de la résilience idéologiques face aux extrémismes.

 

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