De Camp Bucca à Paris, les cellules ont souvent servi d’"incubatrices" du djihad. Les gouvernements européens lancent des programmes pour éviter que de petits délinquants ne se transforment en terroristes

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:41

Entre la fin janvier et le mois de mars, la France va créer des “unités” consacrées à la lutte contre la radicalisation dans les prisons de la région parisienne et à Lille. Le programme prévoit des groupes d’écoute, l’intervention de chercheurs, le dialogue avec imam, psychologues, repentis impliqués dans des actes de terrorisme, et victimes du terrorisme. L'objectif est de prévenir le risque que certains détenus passent de l’extrémisme religieux à l’action violente une fois sortis de prison. Les experts se concentreront sur un nombre limité dee prisonniers, choisis selon leur profil. La radicalisation d’individus impliqués dans des actions terroristes s’opère souvent précisément dans les cellules. Selon les données des autorités françaises, c’est ce qui se passe pour 15 % des djihadistes dans le pays. En France, où les institutions se fondent sur le principe de la laïcité, il n’est pas légal de faire des recensements et des sondages sur une base ethnique ou religieuse. Mais on estime que 50 à 70 % des 65.000 détenus sont musulmans. De Merah aux terroristes du 13 novembre Pour les autorités françaises, le réveil devant cette dure réalité est arrivé avec les attaques contre Charlie Hebdo et l’hypermarché kasher en janvier 2015. L’un des terroristes, Amedy Coulibaly, avait été en prison pour vol et hold up à main armée. Il en est sorti radicalisé. Et bien déterminé à attaquer. Chérif Kaouchi, l’un des deux frères responsable du massacre dans la rédaction de l’hebdomadaire satirique, avait noué en prison des relations qui ont débouché sur les événements de janvier: relations dont une avec Coulibaly lui-même. Mohammed Merah et Mehdi Nemmouche –le premier a ouvert le feu devant une école juuive à Toulouse, faisant quatre victimes en 2012, le second a tué quatre personnes au musée juif de Bruxelles en 2014- avaient des précédents de petite délinquance. Avant d’entrer en prison, ils n’étaient ni croyants ni pratiquants. Plusieurs terroristes du 23 novembre 2015 à Paris -137 morts- ont le même passé. Avant que l’extrémisme musulman ne menace l’Europe et que l’Union ne doivent se confronter avec les allers-retours des “foreign fighters” vers les terres du Levant, les prisons ont toujours été, de l’Amérque de Hollywood aux réalités de la mafia italienne, en passant par le Proche-Orient, des lieux où les détenus peuvent nouer des relations et ourdir des complots même hors de leurs murs. Avec la montée de l’Etat islamique, la prison américaine de Camp Bucca de sinistre réputation, forteresse dans le désert irakien près de la ville de Basra, a été décrite comme “la piste d’entrainement du djihadisme”, l'incubateur du phénomène Etat islamique: ex baathistes, salafistes et semi-criminels mis ensemble dans une situation de confort relatif”, explique à Oasis Lorenzo Vidino, directeur du programme sur l’extrémisme de l’université George Washington. Le premier à admettre une mauvaise gestion de Camp Bucca a été le général même qui a été responsable de la prison de 2007 à sa fermeture en 2009, Douglas M. Stone. Le général fut aussi le premier à introduire les programmes de “déradicalisation”. Ceux-ci prévoyaient des “leçons d’imam modérés “ et l’isolement de certains détenus, écrivent Michael Weiss et Hassan Hassan dans leur livre :”Isis: Inside the Army of Terror". Ils n’étaient certes pas rares les hommes qui se faisaient arrêter et demandaient à être mis dans un compound où ils savaient que d’autres qaedistes étaient enfermés. “Si on avait cherché à monter une armée –a dit le général Stone aux deux auteurs, la prison était l’endroit idéal pour le faire: nous leur donnions une couverture sanitaire, le dentiste, de la nourriture, et surtout nous faisions en sorte qu’ils n’aillent pas se faire tuer en combattant”. Là, derrière les murs, on se construisait un réseau de relations, là on créait des hiérarchies. Et c’est là que le “calife” Abu Bakr al-Baghdadi a élaboré son statut de leader. Un rite de passage “Les prisons sont partout un endroit où existe une réceptivité du point de vue psychologique, un bouillon de culture idéal, il suffit de penser au phénomène des gangs américains”, dit Vidino. En France, pour les jeunes de ces banlieues où le taux de criminalité est très élevé, l’incarcération est quasiment un “rite de passage”, qui peut favoriser la rencontre avec des idéologies radicales. Certains programmes de déradicalisation à l’intérieur de prisons sont souvent cités comme des modèles possibles. En Hollande par exemple, des individus radicalisés sont isolés dans une section d’une prison de haute sécurité près de La Haye, “comme une cellule cancérogène”. La prison de Fresnes, près de Paris, a amorcé en octobre 2014 une expérience semblable, appliquée maintenant à d’autres centres de détention. Mais les chiffres hollandais sont beaucoup plus bas que le phénomène français: les coûts sont réduits, et les détracteurs accusent ces programmes de manquer de la phase, cruciale, de la réhabilitation dans la société, présente par exemple dans des pays comme le Danemark –mais où, là aussi, les chiffres sont plus contenus. “Où mettre les limites sur les droits civils? –se demande Vidino à propos de programmes possibles de déradicalisation. Comment contrôler tous les sermons d’imam improvisés en prison, tous les livres en arabe qui entrent dans chaque cellule? Comment un pays occidental peut-il décider quel type d’Islam et quel degré d’idéologie islamique sont acceptables? Quelle administration pénitentiaire a ces capacités et ces compétences? Meme si la France est en train de créer un réseau d’imam centré sur le travail dans les prisons (d’ici mars, le nombre des “aumoniers” musulmans pour 65.000 détenus devrait augmenter de 60 hommes, ils sont actuellement 181, ndr), le problème reste celui des ressources. Pour beaucoup de pays européens aux prises avec le problème réel des grands nombres, comme la France et le Royaume-Uni, les programmes de réhabilitation auraient eux aussi un coût prohibitif, explique à Oasis Raffaello Pantucci, chercheur du Royal United Services Institute, qui rappelle aussi que la tentative des saoudiens de réintégrer dans la société des ex-djihadistes en leur donnant un travail et une maison, ne fonctionne pas toujours: certains d’entre eux ont repris leur activité première.