Du désert aux talent show, les Arabes retrouvent dans la figure du poète la mémoire collective de la communauté

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:39

Depuis l’époque préislamique, l’habitude de se rassembler le soir au campement autour du poète pour l’écouter déclamer en vers l’histoire de son peuple nous invite à réfléchir à l’aspect social et communicatif que revêt la poésie arabe dès l’origine. 


On retrouvait dans la figure du poète (shâ‘irla mémoire collective de la tribu. En tant que porte-parole reconnu de la communauté, son devoir était d’exalter les gestes des héros (fakhr), rappeler leur généalogie (nasab), invectiver les adversaires durant la guerre (hijâ’) et pleurer les morts (rithâ’).


Historiquement, la poésie a représenté pour les arabes l’expression littéraire la plus élevée. Dans les compositions poétiques de chaque époque se fondent les souvenirs du passéla vie présente et les prophéties futures, et avec cette vigueur charismatique, ils rejoignent le lecteur qui y perçoit une force collective tout en retrouvant son individualité propre. 

Toute la tribu se réjouissait à la venue d’un poète

Ibn Rashîq (m. 456/1063) soulignait déjà dans sa célèbre œuvre sur l’art poétique arabe, al-‘Umda, que la poésie constitue le registre des exploits des arabes, de leurs héros et des généalogies tribales, où sont exaltées des valeurs comme la générositéle courage et l’hospitalité. Il écrivait que toute la tribu se réjouissait à l’annonce de la venue d’un poète, gardien des traditions et chantre de ses gloires. À une époque successive, Ibn Khaldûn (m. 808/1406) rappelait dans sa Muqaddima que pour les arabes la poésie est un recueil d’actions, d’histoires et de sciences, tout en étant la référence principale pour la connaissance et la sagesse. Il poursuivait en affirmant que la poésie arabe était une représentation claire du concept de muruwwa, la « virtus » arabe.



Malgré les critiques que le Coran adresse aux poètes, au point que le Prophète Muhammad lui-même dut rejeter l’accusation de suivre l’art traditionnel des devins (kâhin) et des poètes, obsédés par les démons, et malgré les accusations d’inauthenticité avancées par des chercheurs, comme Margoliouth et Tâhâ Husayn, la poésie a toujours été considérée par les arabes comme le sommet de leur littérature


Le chansonnier (dîwân) représente une base fondamentale pour l’étude de la littérature arabe dans son ensemble, indispensable pour comprendre le rôle qu’a occupé et qu’occupe encore la poésie aujourd’hui. Comme l’observait le célèbre chercheur italien Francesco Gabrieli (m. 1996) : 

La poésie arabe, archive des fastes et de la vie quotidienne de ce peuple (...), était déjà considérée par les doctes arabes eux-mêmes, et puis par les arabisants, comme la source principale de connais-sance de l’âme, des idéaux, des habitudes et de la vie quotidienne des fils d’Ismaël (« La littérature bédouine préislamique », dans L’antique société bédouine, 1959, p. 98).

Bien que la culture arabe et ses expressions artistiques apparaissent aujourd’hui dépassées et souvent voilées par les événements de l’époque contemporaine, la poésie conserve une valeur et un pouvoir extraordinaires. Et elle nous invite à suivre notre itinéraire en vers qui part du désert pour arriver aux villes, sur les places, les ruines, les décombres, au peuple... sa voix, un rayon d’espérance parmi les nuages noirs porteurs de mésaventures. 



Le poète, de devin à artiste, continue de représenter un des quelques véritables artisans de la parole qui a fait des vers sa manière de communiquer et de faire communiquer les personnes. C’est lui qui donne sa voix au peuple, c’est lui qui perçoit un sens nouveau, en trouvant des liens et des affinités que d’autres ne seraient pas capables de percevoir. Et pourtant, il ne suffit pas d’une rime et d’une parole rythmée, d’une composition bien écrite pour être un poète dans le monde arabe, de même la charge émotive et instinctive ne sont suffisantes. 



Hier comme aujourd’hui, le don naturel sur la base duquel, à l’époque antique, l'érudit Ibn Qutayba (m. 276-889) distinguait un poète doué d'un rimeur qui devait fournir de nombreux efforts pour le devenir, va de pair avec l’exercice continuel allié à une vaste culture et une grande sagesse.



La poésie, dans son oscillation continue entre émotions, sentiments, compétitions en mètres et en vers libres et de poèmes en prose, devient telle uniquement grâce à la déclamation rythmique inspirée par la parole et progresse dans son cheminement en recueillant des fragments de vie, en les reportant à la lumière et les rendant un patrimoine commun à tous. 

Une forme de propagande politique et religieuse

Au cours du XXe siècle, du néo-classicisme au romanticisme jusqu’aux formes modernes et contemporaines d’expression poétique libérée de la grammaire des vers, la poésie s’est exprimée dans les écoles et les mouvements qui ont regroupé les poètes, intellectuels, artistes et gens du peuple : l’école dîwân, le mouvement Apollo, la revue shi‘r (Poésie) pour n’en citer que quelques-uns. 


Dans toutes les conditions, la poésie a maintenu son propre status avec noblesse et détermination. Du désert inhospitalier où il faut survivre, aux places non moins inacessibles de l’époque contemporaine, le poète donne sa voix à l’intimité personnelle et à la collectivité.



La poésie fut un des principaux instruments de communication durant les révolutions arabes. La poésie fut, et est encore actuellement, utilisée comme une forme de propagande politique et religieuse, comme c’est le cas de l’État Islamique. 


C’est encore avec la poésie que sont réalisées des émissions télévisées grand public comme une sorte de X factor en vers : il suffit de penser au programme le Prince des poètes (Amîr al-shu‘arâ’).



Tout cela nous invite à réfléchir à la popularité de la poésie dans le monde arabe. Des vers qui unissent et éloignent, des vers d’accord et de désaccord, des vers de combat, de propagande et de révolution. Des vers de résistance et d’engagement, du califat et du peuple, des vers de la Cour et du dé-sert, des vers pour exister, témoigner et transmettre. Un feu qui brûle, un peuple qui écoute, à chaque époque et en tous lieux, son porte-parole : le poète. 


La poésie occupe un rôle fondamental avec son oscillation continue entre le son et les sens. Comme l’ont souvent suggéré les grands poètes arabes de l’époque contemporaine, elle pourrait avoir un poids important dans la transformation de la société, tout en étant conscient que ce ne sera certainement pas la poésie qui changera le monde mais qu’on peut y trouver la voie juste pour le faire et pour impliquer tout le monde. 


CONSEILS DE LECTURE
Anthologie de la littérature arabe contemporaine, vol. 3 La poésie, de L. Norin, É. Tarabay, Éditions du Seuil, 1967.
S.Kh. Jayyusi, Modern Arabic poetry: an Anthology, Columbia University Press, 1987.
F. Corrao, In un mondo senza cielo: antologia della poesia palestinese, Giunti 2007. 



Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien