Le mouvement islamique Tabligh Jama'at, entre pratiques et discours sociaux

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:02:01

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Bulbul Siddiqi, Becoming ‘Good Muslim’. The Tablighi Jamaat in the UK and Bangladesh, Springer, Singapore 2018

 

En dépit de sa vaste diffusion sur le plan international, le nombre de travaux ethnographiques sur le mouvement islamique de prosélytisme piétiste connu sous le nom de Tabligh Jama‘at est plutôt limité. Becoming Good Muslim de Bulbul Siddiqi, actuellement professeur d’Anthropologie et de Sociologie à la North South University de Dhaka (Bangladesh), s’inscrit dans le contexte d’une attention académique renouvelée, ainsi que médiatique, pour ce mouvement né en 1927 au sud de Delhi autour de l’activité missionnaire du cheikh indien Muhammad Ilyas.

 

Fort de son identité de musulman et de bangladais, Siddiqi construit un texte bien structuré, complet et d’une lecture aisée, fondé sur un travail de longue haleine sur le terrain entre Cardiff et le Bangladesh, où il a suivi les communautés locales dans leurs principales activités religieuses, dont les missions caractéristiques de 40 jours (chilla) et les sessions quotidiennes d’étude (ta’leem) et de prédication (gasht), qui représentent « la colonne portante du Tabligh », comme s’intitule l’un des chapitres du volume.

 

Partant d’un résumé essentiel mais complet de la littérature précédente, et usant d’une écriture étrangère à tout expérimentalisme post-moderne, Siddiqi introduit le lecteur dans les pratiques et les discours sociaux autour desquels le mouvement Tabligh se construit dans des contextes très différents. Il en résulte un texte excellent pour qui approche pour la première fois cette question.

 

L’auteur, de fait, décrit les pratiques religieuses auxquels les tablighis participent et se soumettent, et en souligne une certaine « unité globale ». C’est précisément cet aspect qui est fondamental pour la construction d’une identité imaginaire transnationale fondée sur des règles que l’on peut répliquer, et dont le but est de permettre au fidèle de perfectionner, en tout point de la planète, son propre chemin de purification individuelle à l’intérieur d’un groupe, grâce à une activité personnelle constante de da‘wa (l’invitation, selon le concept coranique, à « ordonner ce qui est bien et interdire ce qui est mal », qui se concrétise en pratiques différentes selon le groupe auquel on appartient, la période historique et le contexte).

 

Siddiqi, par exemple, au chapitre IV intitulé « Undertaking chilla: becoming a Tablighi follower », décrit très bien comment les trois voyages de prédication de quarante jours consécutifs sont fondamentaux pour construire une connaissance religieuse fondée sur l’expérience. Cette connaissance constitue elle-même la clef pour comprendre à fond les six principes du mouvement, qui témoignent d’une inspiration initiale soufie : la Kalima (la foi en un Dieu unique), la salât (prière), le ilm et le dhikr (la connaissance et le souvenir constant de Dieu), l’ikrâm al-muslim (le respect pour tous les musulmans), l’ikhlâs i-niyyat (la sincérité de l’intention) et l’œuvre de da‘wa. Ces six points, formulés dès l’origine par le fondateur, ont pour but d’aider les membres du mouvement à reproduire, mieux vaudrait peut-être dire à « incorporer », la communauté idéale des Sahâba, les compagnons du Prophète.

 

Poursuivant son analyse, Siddiqi expose avec clarté quelques-unes des caractéristiques liées à la construction de capitales et de significations sociales qui caractérisent l’expérience du Tabligh, comme la possibilité de négocier son propre statut à travers un empowerment religieux, la redéfinition de pratiques de genre, et la création d’une nouvelle forme de pèlerinage islamique à proprement parler. La Bishwa Ijtema (littéralement, le « rassemblement ») de Tongi, localité au nord de Dhaka, le plus grand au niveau international dans le monde musulman après le hajj à la Mecque, occupe tout le sixième chapitre, à partir de la double expérience de l’auteur qui y participa en 1995 comme fidèle, et en 2010 comme chercheur.

 

La deuxième partie de l’ouvrage, par contre, est consacrée aux réalités du Tabligh anglais, dont le point de référence est la mosquée de Dewsbury, qui est elle aussi le siège d’un ijtema annuel, et non seulement le point de référence du Tabligh anglais, mais aussi de tout le mouvement tabligh en Europe. Après avoir illustré le réseau de coopération avec les mosquées Deobandi présentes sur le territoire, Siddiqi se concentre sur la description des pratiques quotidiennes de prédication, et souligne combien le « travail » se fait en tentant de suivre au plus près les indications du fondateur Muhammad Ilyas, même dans un milieu où la présence musulmane est minoritaire.

 

La centralité de la mosquée comme lieu pédagogique fondamental révèle d’une part l’importance que les tablighis confèrent à l’éducation des deuxièmes générations en un milieu de diaspora, et, d’autre part, le point de référence nécessaire des activités quotidiennes de prédication, d’étude en groupe et de mashoara (rencontre).

 

La formation d’une identité globale caractérisée par l’idée de transformation, capable de faire du fidèle un « bon musulman » par une série de règles de comportement et de quelques livres, peu nombreux mais fondamentaux, suscite localement des expériences de groupes transnationaux tendanciellement égalitaires, liés à leur propre identité religieuse plutôt qu’ethnique, fondés sur une organisation interne fluide à base charismatique.

 

Si la construction d’une communauté tabligh distincte (terme que les tablighis eux-mêmes désapprouvent parce que porteur d’une idée de « séparation » du reste de l’oumma) promeut une identité musulmane particulière, elle crée dans le même temps un isolement au sein de la société britannique qui expose le mouvement à des accusations d’« isolationnisme » ainsi que de manque de transparence et de capacité de tenir sous contrôle ses propres membres. Accusations qui risquent ainsi de rendre vaine la tentative des tablighis mêmes de construire une bonne image d’eux-mêmes et du mouvement au sein du contexte anglais, aussi bien parmi les non-musulmans que parmi les musulmans eux-mêmes.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Gabriele Maria Masi, « La vocation missionnaire du bon musulman », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 134-136.

 

Référence électronique:

Gabriele Maria Masi, « La vocation missionnaire du bon musulman », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: /fr/la-vocation-missionnaire-du-bon-musulman

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