Pourquoi les tribus qui ont défait al-Qaïda en 2007 ont-elles du mal à s’opposer aujourd’hui à Daech

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:52

Les forces irakiennes ont reconquis et repris Ramadi à l’État Islamique. En Syrie, le “califat”, frappé par les bombardements aériens internationaux, a perdu l’initiative. Ces succès risquent toutefois de ne pas se transformer en une victoire stratégique définitive. Le “Califat” est effectivement un monstre mutant, opportuniste et résistant. Aujourd’hui, les djihadistes ont un “État”, mais même s’ils perdaient tous les territoires contrôlés, ils recommenceraient à être un mouvement terroriste dangereux et déstabilisant, à exploiter, tout en le fomentant, le conflit sectaire qui embrase le Moyen Orient. L’objectif serait de survivre, tel un virus latent, dans les sociétés sunnites, dans l’attente de nouvelles opportunités à exploiter. Si le rapport tantôt osmotique, tantôt parasitaire, entre le mouvement djihadiste et les communautés sunnites ne cesse pas, le “califat” ne pourra pas être vraiment vaincu. L’ “éveil” de 2007 Dans un passé récent, il s’était déjà passé quelque chose de ce genre. Entre 2006 et 2008, les États-Unis ont favorisé la naissance de la Sahwa, - éveil en arabe -, milices sunnites à recrutement tribal qui garantissaient la sécurité locale et qui protégeaient la population des violences d’al-Qaïda, fournissant un appui sur le terrain à l’armée américaine. C’était le cœur de la stratégie anti-insurrectionnelle du général David Petraeus commandant des troupes américaines : plus de soldats sur le terrain, des soldats plus proches de la population, afin de gagner son soutien et sa collaboration. Parallèlement, les États-Unis imposaient une présence politique sunnite à Bagdad, instaurant ainsi une sorte de rééquilibre sectaire. De la sorte, la masse critique des communautés sunnites s’est déplacée sur l’opposition aux djihadistes qui se sont trouvés démunis de tout réseau d’appui, à découvert. Le terrorisme se voyait ainsi réduit à sa plus simple expression. Avec le retrait des troupes américaines de l’Irak, fin 2011, il s’est produit des phénomènes qui ont déclenché une mutation génétique dans les mouvements djihadistes. Le gouvernement irakien ignorant toutes ses promesses et démantelait les milices d’autodéfense sunnite. L’ex premier ministre Nuri al-Maliki adoptait des mesures d’exclusion politique et de discrimination économique au détriment des sunnites qui après avoir contribué à endiguer la menace d’al-Qaïda, s’attendaient à des avantages politiques importants au niveau d’une inclusion dans le gouvernement. En même temps, alors qu’elles semblaient déjà déconfites, dans les eaux troubles des prisons irakiennes les deux âmes de l’insurrection irakienne - la qaédiste-djihadiste et la baathiste-nationaliste - renouaient une fois de plus leurs liens. D’une part, les djihadistes avaient besoin de l’expérience militaire et logistique que les baathistes avaient acquis au cours du régime - lorsque, sous Saddam Hussein, une minorité sunnite gouvernait une majorité chiite - et de l’autre, ces derniers espéraient trouver une marge de manœuvre pour renverser la situation. Du reste, l’ennemi restait le même, à savoir le gouvernement chiite de Bagdad. Ainsi, alimentées qu’elles étaient par le souffle baathiste, les braises djihadistes se remettaient à brûler. La flamme qui s’en est échappée est l’État Islamique. La brusque propagation de l’incendie djihadiste au cours de l’été 2014 ne peut s’expliquer que si l’on se concentre très sérieusement sur le rôle et sur la frustration politique et sociale de la population sunnite irakienne. La campagne d’intimidation Dès 2012, sur la lancée de ce qui se passait au Moyen Orient tout entier, dans de très nombreuses villes de l’Irak, essentiellement de l’Irak sunnite, les citoyens sont descendus dans les rues demandant des réformes et la lutte contre la corruption. Fin 2013, la situation se dégradait. Le premier ministre Maliki déclarait que le sit-in des manifestants de Ramadi - capitale de la région sunnite d’Al-Anbâr - était un commando d’al-Qaïda”. Il ordonnait l’évacuation des sites de protestation et faisait arrêter sous l’accusation de terrorisme, Ahmed al-Alwani, chéik influent de la tribu des Doulaïmi et parlementaire sunnite actif. À ce stade, la protestation sunnite se transformait en opposition armée et s’étendait également aux villes de Falloujah et d’al Karmah, tant et si bien que l’armée irakienne s’est retirée de ces territoires pour éviter de nouvelles tensions. D’autres tribus se sont unies aux Doulaïmi et les forces de sécurité locales composées dans une large mesure de sunnites se sont dès lors désagrégées. L’État Islamique n’attendait pas mieux. S’infiltrant dans les villes de la protestation avec l’appui de clans liés à des ex baathistes, il a entamé une campagne d’intimidation contre les autorités civiles et militaires. Des dizaines de fonctionnaires du gouvernement, des chéiks et des miliciens tribaux furent massacrés ou exécutés sur la place publique. Ce qui a été donc considéré à tort comme une conquête djihadiste “fulminante” des provinces sunnites s’explique en fait par l’état de révolte dans lequel vivaient depuis longtemps ces territoires et par l’effondrement progressif des institutions gouvernementales et de l’armée. En réalité, dès le début, les tribus ont vu l’État Islamique avec une défiance, voire avec une hostilité extrêmes. Il s’agissait toutefois d’un choix inévitable. L’alternative était effectivement le gouvernement chiite très haï de Bagdad. Le limbe et l’absence d’alternative Même au cas où des milices tribales auraient joué un rôle actif - informations que nous trouvons sur la presse internationale - dans la libération de Ramadi, aujourd’hui, les sunnites irakiens se trouvent en fait dans une sorte de limbe. Bien que l’État Islamique soit davantage un phénomène subi passivement, il manque encore une solution politique à la question sunnite irakienne. Tant qu’il ne leur sera pas offert une alternative viable, les sunnites irakiens resteront exposés à la tentation d’appuyer des mouvements insurrectionnels djihadistes. Parmi les incitations pour un rééquilibre sectaire, il y aurait avant tout la création d’une garde nationale localement recrutée où conflueraient les milices tribales. De plus, la législation contre les ex baathistes serait assouplie afin de permettre à des cadres intermédiaires de rentrer dans les institutions. Enfin, l’état devrait intervenir avec détermination dans la reconstruction des zones libérées, à commencer par une Ramadi dévastée où, selon les dires de Wall Street Journal, 10 milliards de dollars au moins seraient nécessaires pour remettre debout la ville. Or le premier ministre Haider al-Abadi est trop faible pour adopter ces mesures, freiné qu’il est par les partis chiites, exposé à la fronde de son prédécesseur al-Maliki. Sans oublier que les États-Unis, favorables à un rééquilibre confessionnel, n’ont plus le poids politique qu’ils avaient eu à Bagdad. De vieux et de nouveaux acteurs comme l’Iran et la Russie renforcent leur influence dans le pays. Moscou, comme annoncé par Michael Weiss sur le Daily Beast, reprenant le vieil exemple américain de 2007 serait en train de nouer des relations avec les tribus sunnites pour instaurer avec elles une coopération “pour combattre le terrorisme”.