L’expérience personnelle d’un membre du mouvement fondé par Fetullah Gülen fait la lumière sur la manière dont il s’est diffusé, comment il agit et ce qui relie ceux qui choisissent d’en faire partie. Sur le fond d’une Turquie aujourd’hui particulièrement tourmentée politiquement.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:38:09

Notre mouvement Hizmet (littéralement “service”) est perçu comme l’Opus Dei en Occident : les personnes ne savent pas ce que font exactement ses membres, des rumeurs circulent qu’ils veulent changer le gouvernement, que le Pape est peut-être un des leurs. À cause de cette perception de manque de transparence, on peut facilement inventer des histoires sur l’Opus Dei. Pour Hizmet, la situation est identique : les gens ne savent pas ce que fait Hizmet, nous ne sommes pas capables d’ouvrir nos portes à tout le monde pour leur expliquer nos principales stratégies. Les gens ne comprennent pas pourquoi nous fondons des écoles et que nous ne nous occupons pas de ce qu’il se passe lorsque les jeunes sont diplômés et entrent dans l’administration. On dit que si nous ouvrons des écoles d’où sortent des élèves brillants, c’est que nous sommes certainement à la recherche de quelque chose dans ce monde. Lorsque nous disons que nous cherchons quelque chose dans l’autre monde et que, étant donné que nous croyons sincèrement à l’au-delà, nous espérons une récompense dans l’autre vie, vu que cela concerne la foi et non pas la politique, les gens ne sont pas enclins à nous croire. Leur expérience de groupes d’origine religieuse est complètement différente : ils ont en tête des groupes islamistes comme les Frères Musulmans qui essayent de changer le régime. Ils ne comprennent pas notre position. Mon première expérience avec Hizmet remonte au 1982, lorsque j’étais jeune. Je me suis inscrit à l’Anadolou Lisesi à Samsun, un lycée américain qui fut nationalisé et transformé en école d’État une année après mon inscription. Malgré cela, la langue d’enseignement demeura l’anglais. C’était une des meilleures écoles de Turquie. Je venais d’un vil-lage de montagnes et je vis la ville de Samsun pour la première fois lorsque je suis arrivé, à pied, le jour de l’examen. Le trajet à pied durait environ deux heures. Samsun n’était pas une grande ville, mais une ville d’immigration du Nord-Est de l’Anatolie : c’était l’Istanbul de la Turquie orientale. Pour un jeune qui venait d’un village, naturellement, ce n’était pas facile de s’adapter à la vie d’une grande ville, surtout dans une école qui avait adopté comme langue de communication l’anglais. Dans un contexte tellement différent, j’ai rencontré plusieurs personnes du mouvement Hizmet, qui étaient plus âgées que moi et qui avaient déjà vécu ce genre d’expérience. Elles me demandèrent si j’avais besoin de parler avec quelqu’un ou si j’avais besoin d’aide pour mes études. J’ai trouvé dans ce groupe une sorte de famille. J’étais jeune et je ne faisais pas partie de leur mouvement, mais je fréquentais les maisons de ces universitaires où on lisait des livres comme Risâle-i-Nûr de Said Nursi et les prêches de Fethullah Gülen. Une expérience semblable se produisit à nouveau en 1989 lorsque je me suis inscrit à l’Université du Bosphore à Istanbul. Encore une fois ce fut un choc pour moi : Samsum comparé à Istanbul, c’était un village. Ici, j’ai eu mon deuxième contact avec Hizmet, précisément à l’Université du Bosphore qui était considérée comme la forteresse du style de vie laïc : par exemple, alors qu’en général en Turquie les jeunes jouent au football, nous jouions au football américain; en quelque sorte nous étions en-dehors de la société. Contrairement aux autres immigrés qui s’installaient dans les grandes villes pour trouver du travail, je ne me suis pas installé en péri-phérie, mais au centre-ville, là où je me suis rendu compte que Hizmet m’attendait pour me procurer d’abord une chambre puis une véritable maison. Instinctivement, moi aussi, à mon tour, j’ai senti comme un devoir d’aider ceux qui arrivaient après moi et je crois que c’est de cette manière que la plupart des volontaires ont rencontré le mouvement Hizmet. Du point de vue social, entre 1983 et 2007, deux grandes mobilisations se sont produites en Turquie. Une horizontale, des petites villes aux plus grandes, de la périphérie au centre ; une verticale, dans le sens des classes sociales. Les membres de Hizmet s’adaptent facilement à de nouveaux contextes parce qu’ils peuvent compter sur l’appui de personnes prêtes à les aider, lorsqu’ils remontent l’échelle sociale du niveau le plus bas. Moi-même, j’ai vécu l’expérience de ce double mouvement, horizontal et vertical : mon grand-père était tailleur de pierre dans un village d’Anatolie; mon père a obtenu un diplôme d’écoles supérieures qui lui a permis d’enseigner à des élèves de l’école primaire ; moi je suis doctorand à la Durham University. J’ai sans doute vu davantage de pays que mon père n’a vu de villes. D’autres personnes en Turquie ont vécu le même type de mobilisation hori-zontale que j’ai vécu, mais elles n’ont pas eu la possibilité de faire l’expérience du changement vertical : elles ont quitté des villages pour des villes plus grandes, elles ont démarré de petites affaires, certaines ont eu du succès, d’autres pas, certaines ont eu accès à une formation scolaire, mais, même si elles ont emménagé dans le centre ville, mentalement elles sont encore restées en périphéries. Et les personnes qui vivaient dans les banlieues sont restées aux marges de la société : les personnes de droite sont devenues marginales de droite, comme celles de gauche, marginales de gauche. Dans les deux cas, elles regardaient de manière haineuse mes quartiers, où vivaient ceux qu’on surnommait les “turcs blancs”. La différence entre l’Islam politique et l’Islam de Hizmet réside fondamentalement ici : nous, nous ne haïssons pas les laïcs, nous vivons avec eux, nous sommes leurs amis. Au contraire, les personnes qui se sont déplacées horizontalement, et pas verticalement dans la société turque ont développé une sorte d’idéologie anti-establishment, qui finalement a donné lieu à la tendance islamiste. J’ai fait un petit sondage dans le bâtiment du groupe Zaman où je travaille, et j’ai découvert que 95 % des pères des membres du bureau de direction proviennent de petits villages. Seuls deux d’entre-eux vivaient déjà à Istanbul et aucun de nos pères ne gagnait plus que nous ou n’avait atteint un niveau d’instruction plus élevé. Hizmet a exercé une influence remarquable sur cette mobilisation. Il y avait d’autres communautés religieuses impliquées dans ce processus, mais mon expérience s’est produite avec Hizmet : si je ne les avais pas rencontrés, je serai probablement encore dans mon village. Selon moi, ce qui est unique dans le mouvement Hizmet par rapport à d’autres communautés religieuses c’est le niveau plus élevé d’activités stables de bénévolat : dans les autres communautés aussi ils aident les étudiants qui quittent leur village pour étudier dans les grandes villes ; mais lorsqu’ils ont terminé leurs études, ils quittent la communauté. Dans notre cas, environ 80 % des étudiants qui finissent leurs études continuent à travailler dans les institutions du mouvement. C’est aussi mon cas : deux fois par semaine, j’organise des rencontres et des conversations en petits groupes. La ma-jorité des gens considère que le mouvement s’est développé grâce au charisme de Gülen et à ses enseignements, mais ce n’est pas la réalité. Fetullah Gülen ne dit rien de nouveau dans l’Islam, il répète ce qui a déjà été dit, par exemple par Said Nursi ou d’autres. Nous ne sommes pas des réformateurs, les sources principales de Gülen sont Ghazali et Rabbani, des grands maîtres du courant principal de la pensée islamique. S’il y a quelque chose de réellement nouveau dans la tradition turque, ce n’est pas Gülen, mais bien la conception de Said Nursi de la richesse comme étant quelque chose de bon. Dans le soufisme turc avant Said Nursi, la pauvreté était vénérée. On nous enseignait que seuls les pauvres seront admis au paradis, tandis que les riches devraient porter toute leur richesse sur leur dos. Et donc, à cause de ce poids, ils ne pourraient pas passer les portes du paradis, trop petites pour eux. Pour cette raison, nos familles nous enseignaient que c’est bien d’être pauvres. Lorsque Said Nursi a dit que la pauvreté était un des trois problèmes principaux de la Turquie, ce fut une véritable révolution (les deux autres problèmes étaient l’analphabétisme et les luttes intestines du monde musulman). Ce fut le premier qui affirma que la pauvreté est un problème.