Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:50:53
Lalek Chebel s'est fait connaître par des études sur le symbolisme et sur l'érotisme en islam. Son récent essai, L'Islam et la Raison, appartient à la fois à la philosophie, à la pensée politique et aux sciences religieuses, peut-être aussi à la religion. Son orientation, pratique et synthétique, excluait qu'il pût s'agir d'une œuvre d'érudition. De fait, le texte proprement dit compte cent cinquante pages. Mais la force des livres ne se mesure pas à leur poids.
Les thèses de l'auteur sont les suivantes : 1. Il faut une réforme de l'Islam. 2. Une telle réforme ne serait ni une révolution, ni une trahison, car a) elle ramènerait l'islam à ses sources et b) elle laisserait s'exprimer certaines virtualités, jusqu'à présent bridées. 3. Cette réforme est possible car a) on en a déjà vu dans l'histoire deux brèves réalisations ; b) les virtualités réformatrices se sont déjà réellement exprimées bien que d'une façon marginale. Cet islam réformé, réalisable puisqu'en partie réalisé, reste toujours possible. Le livre de Chebel veut contribuer à une telle réforme le ramenant à son « âge d'or » du XIe siècle et, aussi, vers « la pensée lumineuse du début » (p.17).
Les divers chapitres visent donc à faire connaître au lecteur les éléments et les événements de l'histoire de la civilisation musulmane, chargés d'un haut potentiel réformateur : l'école mu'tazilite (ch.2), la controverse théologique (ch.3), les Frères de la Pureté (ikhwan as-Safa, ch.4), la politique de tolérance cordouane (ch.5), la mystique du soufisme (ch.6), la floraison des savants dans les premiers siècles (ch.8). Cette intéressante galerie ouvre sur deux salles plus profondes, où l'auteur propose des portraits de l'homo islamicus traditionnel (ch.7) ou contemporain (ch.9 et conclusion).
Dès le départ, et pas seulement aujourd'hui, plusieurs directions théologiques et politiques étaient possibles. Le raisonnement de l'auteur, implicite mais constant, est que le despotisme et la violence ont influé considérablement la formation de l'identité politique et théologique de l'Islam. Tout le devenir théologique s'en trouve relativisé. Le véritable Islam est peut-être encore à inventer, ou à réinventer, compte tenu de la légitimité religieuse d'autres options, plus libérales, qui n'auraient été écartées que par la force.
L'auteur insiste tellement dans sa critique, qu'il fait surgir un doute au sujet de son entreprise et de nombreuses questions. N'y aurait-il pas lieu de penser que la réforme qu'il appelle de ses vœux serait en réalité une révolution, qui donnerait le pouvoir à tous ceux que la tradition aura écartés sans ménagements depuis mille ans ? Une tradition aussi stablement dominante peut-elle ne pas exprimer une structure spirituelle aussi profonde que forte ? Peut-on la laisser de côté et prétendre conserver l'identité substantielle de cette religion ? Que signifie revenir aux sources ?
La thèse selon laquelle le Coran créé est la copie conforme du Coran incréé, forme pour Chebel le verrou théologique fondamental, excluant toute espèce d'étude historique du Coran, d'archéologie, épigraphie, paléographie, recherche des sources, critique des textes, etc. La difficulté, dont il ne parle pas, c'est que la thèse du Coran incréé se trouve dans le Coran lui-même (s.35, 31).
Le point de vue du dialogue islamo-chrétien, ou du dialogue judéo-islamique, est peu présent dans cet essai, concentré plutôt sur la mise en conformité, requise a priori, de l'islam avec le libéralisme des Lumières. Le dialogue interreligieux n'est pas pour lui l'essentiel de la question. Il aiderait pourtant à poser plus nettement la question de la vérité, en prenant avec le plus grand sérieux le caractère proprement religieux du problème, car, après tout, la seule bonne raison pour réformer l'islam, si réforme il devait y avoir, ne pourrait pas être seulement une raison économique ou politique.