La succession des actions qui ensanglantent l’Égypte manifeste avec éclat la période d’instabilité et de violence qui voit le pays broyé entre les infiltrations de l’EIIL, les Frères musulmans et al-Sisi. Les djihadistes visent à construire un système authentiquement islamique. Les Frères cherchent à déstabiliser le gouvernement. Le gouvernement pratique une répression indiscriminée qui finit par bâillonner jusqu’aux énergies positives de la société.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:42

En ce Ramadan de sang, l’ombre de la terreur djihadiste continue à s’étendre aussi sur l’Égypte. En à peine moins d’un mois, le pays a assisté à une série d’actions violentes : 21 juin, attentat contre le Procureur général de la République Hisham Barakat, qui succombe aux blessures provoquées par l’explosion d’une voiture piégée ; 22 juin, attaque, toujours à la voiture piégée, contre la ville du 6 Octobre, 20 km au sud-Ouest du Caire ; 1er juillet, attaques contre plusieurs postes militaires égyptiens dans le Sinaï, lancées par la filiale égyptienne de l’État islamique, la Wilayat Sinai ; 12 juillet, dévastation, toujours à la voiture piégée, du consulat d’Italie au Caire. La matrice de l’attaque du 1er juillet est claire. Celle des trois autres opérations en revanche est plus incertaine. L’attentat contre le consulat d’Italie a été revendiqué de façon sommaire par l’État islamique, mais les autorités égyptiennes le relient à l’action des Frères musulmans. Cette superposition soulève plus d’une question sur la nature du terrorisme islamiste égyptien, sur l’éventualité d’une soudure entre l’action de l’État islamique et celle des Frères musulmans, et sur la réaction du régime du président al-Sisi. Il y a une clé pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui : l’audio-message intitulé « La voie pacifique, religion de qui ?”, par lequel, le 30 août 2013, Abu Muhammad al-Adnani, porte-parole de l’État islamique en Iraq et au Levant (à l’époque encore pratiquement peu connu) s’adressait aux musulmans qui avaient fait les Révolutions de 2011, et en particulier aux Égyptiens. Al-Adnani y affirmait qu’ils devaient encore trouver le « remède » capable de guérir leurs maux. Le fond du problème n’était pas « les régimes au gouvernement, mais les lois idolâtres avec lesquelles ceux-ci gouvernaient ». « Si nous voulons éliminer l’injustice et conquérir notre dignité, poursuivait-il, nous devons éliminer les lois positives idolâtres et faire régner la loi de Dieu. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre chemin que le djihad sur la voie de Dieu ». Le communiqué était dans le même temps une déclaration de guerre contre l’armée égyptienne, accusée d’« apostasie et de mécréance », et une critique très dure contre les Frères musulmans, dont l’échec ratifiait selon l’EIIL l’impossibilité d’ériger un régime authentiquement islamique par les moyens pacifiques de la démocratie. La Confrérie se trouvait ainsi délégitimée aussi bien « à gauche », pour n’avoir pas été assez démocratique pour faire sortir l’Égypte de l’autoritarisme, qu’ « à droite », pour s’être trop compromise avec la démocratie pour instituer un système conforme aux normes islamiques les plus intransigeantes. Si les groupes liés à l’État islamique, comme les Ansar Bayt al-Maqdis, semblent avoir pris à la lettre les recommandations de la « maison-mère », le réajustement des Frères musulmans après la destitution de leur président Mohammed Morsi est apparemment plus nuancé. Officiellement, ils ont maintenu une ligne pacifique, tout en entreprenant de fait la voie de la contestation violente, surtout depuis qu’un nouveau groupe dirigeant plus jeune et aguerri a pris le contrôle de l’organisation, multipliant les actions tendant à déstabiliser ce qu’ils appellent le « régime du coup d’État ». Toutefois, en dépit de la convergence partielle entre État islamique et Frères musulmans contre le régime égyptien, les deux organisations continuent à avoir des objectifs différents, d’autant plus que le premier ne considère guère les seconds que comme « un parti laïque recouvert d’une patine islamique ». Mais al-Sisi n’entend pas opérer de distinction à l’intérieur de la galaxie islamiste. Dès son élection à la présidence, il a fondé explicitement sa légitimité sur la « lutte contre le terrorisme » tout court, et sur l’impératif de restaurer la sécurité après les turbulences ouvertes par la Révolution du 25 janvier 2011. Dans ce cadre, les Frères musulmans n’ont pas été simplement assimilés aux autres groupes djihadistes violents, mais qualifiés par le président de « pères putatifs de toutes les organisations terroristes ». Pour réaliser son objectif, al-Sisi a mis en œuvre une répression drastique, qui a visé aussi bien les membres de la Fraternité que les militants d’organisations et de groupes de la société civile qui avaient lancé les grandes manifestations révolutionnaires. Après les dernières attaques, le gouvernement égyptien a en outre élaboré un projet de loi anti-terrorisme qui définit les actes de terrorisme de façon si générale et vague qu’il ouvre la porte à tous les abus et prévoit des limitations draconiennes à la liberté de la presse – en imposant par exemple aux journalistes de faire le récit d’éventuelles attaques terroristes en s’en tenant uniquement aux informations des communiqués officiels du gouvernement. La position de al-Sisi a rencontré jusqu’ici une certaine approbation, particulièrement en Europe où le président égyptien est considéré comme un allié indispensable dans la lutte contre le terrorisme (le 12 juillet dernier, Renzi a affirmé dans une interview à al-Jazeera, que « en ce moment, seul le leadership de al-Sisi peut sauver l’Égypte »). Toutefois, la politique du président égyptien court le risque d’être non seulement injuste, puisqu’elle frappe indistinctement des personnes qui ne sont pas responsables du terrorisme, mais aussi inefficace. Car d’un côté, elle confond en une seule catégorie globale, celle de « terrorisme », des actions, mouvements et groupes qui n’y sont pas nécessairement assimilables, renonçant ainsi d’emblée à une compréhension adéquate du phénomène, de ses causes et des formes qu’il peut assumer. De l’autre côté, la répression exercée par al-Sisi finit par bâillonner l’expression de la société civile tout comme des forces politiques qui, sans être islamistes, ne se reconnaissent pas dans l’action du régime : ce qui conduit à un affrontement direct entre des factions de plus en plus aguerries et un régime de plus en plus isolé d’une société exaspérée. Et par sa nature même, cet affrontement ne peut que s’alimenter de lui-même, car il fournit aux terroristes une justification de ses propres actions (par la présence d’un régime injuste), et au régime la seule source de légitimation dont il peut effectivement disposer (la lutte contre le terrorisme, justement), selon un schéma qui a paralysé si longtemps une bonne partie des sociétés arabes. De façon significative, le 3 juillet dernier, le quotidien égyptien al-Tahrir, fondé pour soutenir les idéaux révolutionnaires de 2011, rappelait les propos de al-Baradei, ex prix Nobel pour la paix, alors qu’il renonçait à ses fonctions de vice-président de la République à la suite de la répression sanglante de la manifestation sur la place Rabaa el-Adawiyya : « Nous sommes désormais en une situation de polarisation extrême et de division très dangereuse. Le tissu social est menacé de lacération, parce que la violence n’engendre que la violence… De telles expériences nous enseignent qu’à la fin, la réconciliation arrive, mais seulement après avoir payé un prix très lourd qu’il serait, à mon avis, possible d’éviter… Malheureusement, ceux qui vont bénéficier de ce qui s’est passé aujourd’hui [le massacre de la place Rabaa], ce seront les partisans de la violence et du terrorisme et les groupes les plus extrémistes. Alors, vous vous rappellerez ce que je suis en train de vous dire ; quant à moi, je mets ma confiance en Dieu ». En réalité, les Frères musulmans ont de lourdes responsabilités dans la crise actuelle, ce qui du reste leur a valu la dilapidation du consensus dont ils jouissaient dans la société égyptienne. Toutefois, al-Baradei pourrait avoir raison. Mais, comme on le sait, nul n’est prophète en sa patrie.