Dans l’Islam, le pécheur continue à être un musulman, et ne peut être excommunié. La foi ne vient pas à manquer, même si les œuvres viennent elles à manquer

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:28

Les oulémas (les docteurs de l’Islam) tendent à circonscrire et limiter le plus possible la pratique du takfīr, l’accusation de mécréance qui, lancée contre des musulmans, en autorise la mise à mort. Si elle est utilisée sans discernement, elle menace en effet la cohésion de la communauté et entraine le chaos. C’est ce qui se produisit dans l’Islam primitif, au temps de la « grande fitna » (la grande sédition), lorsque la question de la succession de Mahomet provoqua de profondes failles entre les musulmans. Dans ce contexte, le groupe des kharidjites se sépara des autres fidèles, les accusant de mécréance. C’est à eux que sont assimilés aujourd’hui extrémistes et djihadistes. Verser le sang du musulman et disposer licitement de son argent et de ses biens après l’avoir déclaré mécréant du fait des péchés qu’il a commis, et cela en partant du principe que la foi est faite de paroles et d’œuvres, et qu’il n’y a pas de foi sans œuvres, voilà la doctrine de la plupart des kharidjites et de leurs héritiers intellectuels de tous temps. Les kharidjites avaient accusé de mécréance ‘Alî, Uthmân et les compagnons du Chameau, les deux arbitres (Abû Mûsâ al-Ash‘arî et ‘Amr bin al-‘Âs), et tous ceux qui avaient approuvé l’arbitrage et ses deux arbitres, voire un seul d’entre eux1. Ils estimaient en outre que le calife des musulmans devait être élu par tous les musulmans, et que l’appartenance à la tribu des Quraysh n’était pas une condition indispensable2, et qu’il valait même mieux que le calife ne soit pas un Qurayshite de telle sorte qu’on puisse le destituer ou le tuer au cas où il dévierait de la charia. Sur la base d’un tel principe, ils élurent ‘Abd Allâh bin Wahhâb, qui n’appartenait pas à la tribu des Quraysh, et le nommèrent commandeur des croyants (calife, NdlR). Quant à la question de l’anathème contre les pécheurs et l’application à leur égard des versets coraniques sur les mécréants, telle est la doctrine des kharidjites, à l’exception du groupe des Najdât3. Ces derniers en effet estimaient que la mécréance du rebelle consistait en son ingratitude envers Dieu (kufr ni‘ma) et non dans la trahison de la religion (kufr dîn) ou de la communauté religieuse (kufr milla). L’opinion des kharidjites sur la mécréance des pécheurs se fonde sur l’idée selon laquelle les œuvres sont un pilier de la foi. Les Salaf [les premières générations de musulmans, considérées comme des exemples à imiter, NdlR], « dont Mâlik [ibn Anas], al-Shâfi‘i, Ahmad [ibn Hanbal] et Ishâq bin Râhawayh4, estiment que la foi est croyance (i‘tiqâd), confession (iqrâr) et œuvres (‘amal). Ils estiment toutefois que croire est le fondement de la foi, que la confession en est l’expression et le signe (en présence desquels la société peut appliquer les normes de la foi à celui qui la professe), et que les œuvres sont une condition pour atteindre la perfection de la foi. Si les œuvres viennent à manquer, c’est la perfection de la foi qui vient à manquer, et non bien sûr son fondement ». Ibn Hajar a dit : « Les Salaf ont affirmé : ‘[avoir foi signifie] croire avec le cœur, professer avec la langue et agir selon les piliers [de l’Islam, c’est-à-dire la prière, le jeûne, etc.]’. Ils entendaient dire ainsi que les œuvres sont une condition pour la perfection de la foi. L’opinion des kharidjites est contredite par ce que al-Bukhârî rapporte à propos de l’histoire d’un buveur de vin : « Un buveur fut conduit à plusieurs reprises auprès du Prophète – que la prière et la paix soient sur Lui – et certain des siens disaient : ‘Que Dieu le maudisse !’ Mais le Prophète répliqua – que la prière et la paix soient sur Lui – : ‘N’allez pas aider Satan contre votre frère’ ». Et, dans ses Sunan, Abû Dâwd5 ajoute : « Dites plutôt : ‘O Dieu, pardonne-le ! O Dieu, aie pitié de lui !’ ». De là découle la règle d’or : rien ne peut te faire sortir de l’Islam si ce n’est le refus de ce qui t’y a fait entrer. Al-Bukhârî rapporte, sur l’autorité de Abû Dharr, Dieu se complaise en lui, que le Prophète – que la prière et la paix soient sur Lui – a dit : « Un homme ne peut accuser un autre homme d’iniquité ou de mécréance sans que celles-ci ne lui reviennent en arrière si celui auquel ces accusations ont été adressées ne les mérite pas ». À ce propos, Ibn Taymiyya6 a dit une chose importante : « Personne ne peut accuser de mécréance un musulman, quand bien même il aurait péché ou erré, tant que l’on n’aura pas apporté une preuve contre lui. Si quelqu’un se déclare avec certitude musulman, il ne suffit pas d’un doute pour ne pas l’estimer tel, mais il faut produire une preuve. Dieu ne nie pas la foi des musulmans qui se combattent, comme le montrent Ses paroles : « Si deux groupes de croyants se combattent, rétablissez la paix entre eux. Si l’un des deux se rebelle encore contre l’autre, luttez contre celui qui se rebelle, jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’Ordre de Dieu. D’il s’incline, établissez entre eux la concorde avec justice. Soyez équitables ! Dieu aime ceux qui sont équitables ! »(49,9)7. Voilà donc l’idée fondamentale des kharidjites, à partir de laquelle d’autres se sont développées, comme celle selon laquelle toutes les fautes sont des péchés graves (kabâ’ir), et quiconque les commet est un mécréant destiné à rester dans le Feu pour l’éternité. ** Extrait de l’intervention de Ibrâhîm al-Hudhud, recteur de l’Université d’al-Azhar, au séminaire du Comité conjoint pour le dialogue entre le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux et al-Azhar, 22-23 février 2017. 1Les kharidjites sont une secte islamique qui s’est formée dans le contexte de la crise provoquée par la succession de Mahomet. Quand en 656, le troisième calife ‘Uthmân fut assassiné, c’est ‘Alî, cousin et gendre de Mahomet, qui lui succéda. Mais le clan des Quraysh, dont ‘Uthmân faisait partie, demanda justice pour le calife assassiné et contesta l’élection de ‘Alî. Deux Qurayshites, Talha e Zubayr, ouvrirent alors les hostilités contre ‘Alî près de Bassora, mais perdirent la vie dans ce qui est passé à l’histoire comme la Bataille du Chameau. En 657, à Siffin, il y eut un nouvel affrontement entre les partisans de ‘Alî (en arabe, shî‘at ‘Alî, d’où le nom des chiites,) et les Qurayshites commandés par le gouverneur de la Syrie, Mu‘âwiya. Mais les deux parties décidèrent d’interrompre les hostilités et de recourir à un arbitrage pour régler la question de la succession du califat. Une partie des partisans de ‘Alî, les kharidjites justement, refusèrent le principe de l’arbitrage, affirmant que le « jugement appartient à Dieu seul ». Ils accusèrent d’apostasie tant Mu‘âwiya, pour s’être rebellé au calife légitime, que ‘Alî, pour avoir accepté l’arbitrage, NdlR. 2Selon la doctrine majoritaire (qui allait devenir « sunnite » par la suite), en revanche, le calife devait être choisi par un conseil de docteurs et de notables à l’intérieur de la tribu des Quraysh, NdlR. 3Il s’agit d’un sous-groupe des kharidjites, partisans de Najda ibn ‘Amir, qui a désormais disparu. 4Mâlik ibn Anas (m. 796), Abū ‘Abdullâh Muhammad ibn Idrîs al-Shâfi‘i (m. 820) et Ahmad ibn Hanbal (m. 855) sont les fondateurs de trois des quatre écoles juridiques reconnues par les sunnites. Ishâq bin Râhawayh (m. 853) a été un juriste et un expert de hadîth (traditions prophétiques), NdlR. 5Al-Bukhârî et Abû Dâwd sont les compilateurs de deux des recueils de hadîth considérés comme canoniques par les sunnites, NdlR. 6Théologien et juriste hanbalite (m. 1328), c’est une personnalité de référence pour les courants salafistes et djihadistes. Il est donc significatif qu’il soit cité ici pour réfuter leurs positions, NdlR. Le point fondamental de cette citation coranique est que les deux partis rivaux de musulmans sont appelés tous deux « croyants », NdlR.