La montée de l’extrémisme coïncide avec la réduction d’une compréhension correcte de la de la religion

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:03:32

Nous publions le texte du discours prononcé par le Cheikh d’al-Azhar, Ahmad al-Tayyeb, à la conférence sur « Liberté, citoyenneté, diversité, intégration » qui s’est tenue à al-Azhar du 28 février au 1er mars 2017. [...] Cette conférence [...] se tient dans des circonstances exceptionnelles, et à une époque particulièrement difficile pour le Moyen-Orient et pour le monde entier, après que le feu de la guerre a été allumé dans notre monde arabe et islamique, sans motifs raisonnables et sans aucune justification logique et acceptable pour un homme du XXIè siècle. La manière dont est décrite la religion dans ce cadre de désolation est surprenante, voire triste et douloureuse : comme si la religion était l’étincelle qui a allumé cette guerre. On remplit les esprits des personnes avec l’idée que l’Islam est l’instrument de destruction qui a abattu les Tours jumelles, fait exploser le Bataclan et les stations de métro, et dont les enseignements ont servi de base pour écraser des corps d’innocents à Nice et dans d’autres villes d’Occident et d’Orient. Dans ce cadre dramatique, terrifiant et qui ne cesse de grandir et de s’assombrir, ce qui nous attriste, c’est la montée de l’extrémisme et la réduction de l’espace d’une compréhension correcte de la vérité de la religion et des religions célestes (Islam, Christianisme et Judaïsme, NdlR) et du sens des messages des prophètes. Ceux-ci contrastent de façon retentissante avec toutes les interprétations erronées qui font dévier la religion de son chemin et qui provoquent une appropriation indue des textes sacrés, [...] comme si ces textes sacrés étaient une arme de location pour ceux qui sont prêts à payer le prix exigé par les trafiquants de guerre, des marchands d’armes et des théoriciens des philosophies néocolonialistes. [...] Nous ne sommes pas ici pour analyser le phénomène de l’islamophobie, ni celui du terrorisme qui l’alimente. [...] Mais alors que les extrémismes chrétien et juif ont été dépassés en Occident, dans la paix et la tranquillité, sans que les images des religions célestes respectives ne s’en trouvent salies, voilà que leur troisième frère est enfermé seul dans le box des accusés, et il est encore insulté et diffamé actuellement. Oui ! Les plus terribles images de violence chrétienne et juive ont été dépassées pacifiquement, en séparant nettement la religion du terrorisme. Pour ne faire que quelques exemples, le cas des attaques explosives contre les cliniques d’avortements de Micheal Bray, ou celui de Timothy James McVeigh qui fit exploser le bâtiment fédéral en Oklahoma, ou David Koresh et les événements au Texas déclenchés par ses déclarations religieuses ; sans parler des conflits religieux en Irlande du Nord, ou de l’implication de certaines institutions religieuses dans l’extermination et le viol de plus de 250.000 musulmans et musulmanes bosniaques. [...] Par cette introduction, peut-être un peu plus longue que nécessaire, mon intention n’était pas – Dieu en est témoin – de rouvrir des blessures ou d’alimenter le conflit entre les hommes qui sont frères. En effet, ce n’est pas la mission des religions célestes, ni celle de al-Azhar, ou de l’Orient tolérant, ni même celle de l’Occident, évolué et rationnel. Je voulais plutôt dire que si les institutions religieuses, en Orient et en Occident, ne coopéreront pas pour répondre au défi de l’islamophobie, tôt ou tard, celle-ci déploiera ses voiles contre le Christianisme et le Judaïsme. Et ce jour-là, il ne servira à rien de dire : « J’ai été mangé le jour où a été mangé le taureau blanc » 1. Les athées, ceux qui affirment la mort de Dieu, les partisans des philosophies matérialistes qui émergent à nouveau du sous-sol nazi et communiste, les prédicateurs de la légalisation des drogues, de la destruction de la famille (qu’ils voudraient remplacer par un ordre sexuel collectif), du meurtre du fœtus dans le ventre maternel, ceux qui promeuvent l’avortement et le droit de devenir un homme ou une femme selon le moment ou le goût personnel, ceux qui agissent pour remplacer les appartenances nationales par un ordre global, en effaçant les différences entre les peuples après avoir détruit leurs cultures en dédaignant leurs spécificités historiques, religieuses et civilisationnelles : tous ceux-ci attendent le moment propice pour attaquer la religion. Et, aujourd’hui, un appel toujours plus insistant monte pour inclure toutes ces questions aux pouvoirs de l’Union européenne. [...] Ce sont des appels qui se frayent un chemin par la force, et ils balayeront avant tout les religions célestes, qui sont la cause des guerres dans l’optique des ennemis de la religion : le Christianisme a engendré les croisades, l’Islam répand le sang et la terreur, et la seule solution serait d’éliminer la religion de la face de la terre. Mais ceux-là sont muets comme des tombes devant les morts des guerres non religieuses, déclenchées par les athées et les ultra-laïcs de la première moitié du siècle dernier. [...] Je crois que vous êtes d’accord avec moi sur le fait que face à des défis si brutaux, innocenter les religions du terrorisme n’est plus suffisant. Nous devons prendre l’initiative et faire un pas supplémentaire, en amenant les principes et l’éthique des religions dans cette réalité tumultueuse. Ce pas demande – de mon point de vue personnel – des actions préliminaires, à partir de l’aplanissement des tensions et des contrastes qui demeurent encore entre les responsables des différentes religions, et qui, aujourd’hui, n’ont plus de raison d’être. Si la paix n’existe pas entre ceux qui prêchent la religion, il est impossible qu’ils parviennent à la transmettre. En effet, ceux qui ne possèdent pas une chose ne peuvent la transmettre aux autres ! Cette étape pourra se réaliser uniquement par la connaissance réciproque, qui implique la coopération et l’intégration et représente une exigence religieuse de première importance. C’est sur cela que l’Islam attire notre attention dans les versets coraniques que musulmans et chrétiens connaissent bien, grâce aux nombreuses fois où ils ont été cités lors de nos rencontres : « Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux d’entre vous – Dieu est celui qui sait et qui est bien informé » (Cor 49,13). De la même manière, il attire notre attention à un droit originel dont Dieu a doté l’homme : un droit qui concerne la liberté et la libération des contraintes et spécialement le droit à la liberté religieuse, de croyance et de confession : « Pas de contrainte en religion » (2,256) ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants ? » (10,99) ; « Et tu n’es pas chargé de les surveiller » (88,22) ; «Tu es seulement chargé de transmettre le message prophétique » (42,48). Dans le texte que le Prophète – que la prière et la paix soient sur lui – adressa aux gens du Yémen figure la clause suivante : « Ceux qui, parmi les juifs ou les chrétiens, haïront l’Islam, ne seront pas obligés de changer de religion ». Ces textes religieux et d’autres encore fondent le droit à la liberté et à la libération. Lorsque al-Azhar invite à remplacer le terme « minorité » ou « minorités » par le concept de citoyenneté, il renvoie à un principe constitutionnel appliqué par le Prophète de l’Islam – que la prière et la paix soient sur lui – à la première société musulmane de l’histoire, l’État de Médine, au moment où il établit l’égalité entre les musulmans, qu’ils soient muhājirūn (ceux qui avaient émigré avec lui de la Mecque, NdlR) ou ansār (les auxiliaires, ceux qui à Médine accueillirent ses prêches, NdlR) et avec les juifs de chaque tribu, en les considérant comme des citoyens avec des droits et des devoirs égaux. La tradition islamique a conservé à ce propos un document, écrit sous la forme d’une Constitution, inconnue des systèmes précédant l’Islam. [...] Note 1 Le proverbe est extrait d’une histoire célèbre. Trois taureaux, un rouge, un noir et un blanc vivaient dans une forêt à côté d’un lion. Un jour, le lion alla chez les taureaux rouge et noir et leur dit : « Votre couleur ressemble à la mienne, mais le taureau blanc est de couleur différente et il risque d’attirer contre vous les bêtes sauvages, laissez-moi donc le manger ». Les deux taureaux acceptèrent et le lion mangea le taureau blanc. Pendant quelques jours le lion fut rassasié, mais quand il eut à nouveau faim, il alla chez le taureau rouge et lui dit : « Ta couleur est semblable à la mienne, et de loin, tu ressembles à un lion. Mais le taureau noir est différent, laisse-moi le manger ». Le taureau rouge accepta et le lion mangea le taureau noir. Lorsqu’après plusieurs jours le lion eut de nouveau faim, il alla directement chez le taureau rouge et l’attaqua, cette fois sans avoir recours à une ruse. Tandis que le lion l’agressait, on entendit le taureau hurler : « J’ai été mangé le jour où fut mangé le taureau blanc ». Cette histoire rappelle l’aphorisme de Winston Churchill à propos du crocodile : « Un conciliateur est celui qui nourrit le crocodile dans l’espoir que celui-ci le mange en dernier ». [*Traduction de l’arabe de Marina Eskandar et Michele Brignone]