Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:35:07

Entretien avec Mons. Matthew Hassan Kukah, Évêque de Sokoto Comment pouvez-vous nous aider à comprendre la situation réelle de votre pays, au-delà des réductions médiatiques simplistes ? De nombreuses personnes préfèrent les réponses hâtives pour comprendre le contexte et essayer d’expliquer la situation au Nigeria. Après l’indépendance du Nigeria, l’armée ne permit pas aux hommes politiques de gouverner et d’instaurer une vie démocratique dans le pays. L’autre question importante pour le Nigeria est la présence de riches gisements pétroliers qui provoque de grands conflits entre ceux qui veulent contrôler ces ressources et gagner de l’argent. Les informations présentent souvent le conflit nigérian comme un conflit religieux. Que pensez-vous à ce propos ? C’est un élément très important à comprendre : les problèmes du Nigeria, surtout la terrible violence, n’a rien à voir avec la religion. Ici, les problèmes surgissent à cause de la mauvaise gestion des ressources du pays et de l’incapacité du Gouvernement à contrôler la situation. Chaque crise au Nigeria est immédiatement reliée aux religions. Mais nous n’avons jamais eu une crise religieuse ou une crise dérivée des chrétiens et musulmans luttant pour des questions religieuses. La véritable raison de la crise en cours est politique et économique. Ce n’est pas correct de présenter les problèmes d’aujourd’hui comme des conflits entre les religions. Quand a commencé cette situation si violente ? Quel a été l’élément déclencheur ? C’est une erreur de penser que tout cela est né il a seulement quelques années. Ce à quoi nous assistons est la manifestation de la corruption de l’État du Nigeria. Avant Boko Haram, nous avons eu d’autres violences semblables dans la région du Delta du Niger. Encore avant, d’autres violences de la même nature dans le Sud-Est. Cette situation a caractérisé les vingt dernières années ou peut-être plus, mais la nature et le contexte continuent à évoluer. Après tout, nous avons vécu sous les militaires pendant longtemps. Donc, nous devons considérer cette violence dans le contexte de l’histoire de la corruption au Nigeria. Je crois que si les choses ne changent pas et si le gouvernement et les employés de l’État poursuivent leur mauvaise gestion des ressources de l’État, ils n’auront plus l’autorité morale suffisante pour punir les criminels. Par conséquent, on pourrait aussi essayer d’arrêter ce processus aujourd’hui, mais demain il réapparaîtra dans un endroit différent. La différence serait ainsi uniquement de temps et de lieu géographique ! Boko Haram semble être un nouveau facteur dangereux dans la vie du Nigeria. Que pensez-vous de ce phénomène ? Boko Haram est un phénomène nouveau et étranger. Il n’a rien à voir avec la religion, avec les chrétiens ou les musulmans. Le fait qu’ils attaquent des églises avec une violence hors du commun, pousse les médias à penser qu’ils sont contre les chrétiens. Mais ce n’est pas vrai. Ils tuent des chrétiens mais ils tuent aussi des femmes et des enfants, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Ce sont des criminels qui attaquent les églises, les sièges des médias, les bureaux de police, les marchés... ils ne font aucune différence. Le gouvernement doit contrôler le phénomène et faire cesser la violence. Nous avons besoin d’une intervention forte pour arrêter ces terroristes. Mais dans son programme Boko Haram utilise un langage religieux, qui s’enracine dans l’Islam, même si c’est dans une interprétation violente. Je ne nie pas que Boko Haram fasse ces revendications ou s’approprie un langage religieux. Mais la seule appropriation d’un tel langage ne fait pas de leur criminalité une criminalité religieuse, sous aucun aspect. À tel point qu’ils ont attaqué des leaders et des institutions musulmanes, ils ont tué des milliers de musulmans, davantage certainement que de chrétiens, si nous utilisons cette expression. Dans presque toutes les circonstances où les chrétiens ont été attaqués, de nombreux musulmans et des civils sont morts eux aussi. Ce qui est important c’est d’avoir bien à l’esprit que l’extrémisme religieux, qu’il soit dans le Christianisme ou dans l’Islam, produit des victimes en son sein avant de le faire à l’extérieur. Ces actions violentes sont en train de créer des divisions dans la société, un désir réciproque de vengeance ? Ce qui crée des divisions c’est la réaction lente du gouvernement et l’incapacité des agences de sécurité de conclure les enquêtes et de faire juger les coupables. Cela favorise la diffusion d’un sentiment d’impuissance et pousse les personnes à évoquer la possibilité de se défendre de manière autonome. Si le gouvernement se comportait de manière déterminée, les gens apprendraient la leçon. Y a-t-il quelqu’un qui profite de cette crise ? Certainement. Les instigateurs locaux et ceux qui manipulent le processus reçoivent d’énormes sommes d’argent de l’étranger, de certains pays arabes. Il est important de remarquer que, dès le début des années soixante, les arabes musulmans ont financé des actions dont l’objectif était la conversion, dans le projet de la Da‘wa. Khadafi a été un grand bailleur de fonds et l’illusion est que, en quelque sorte, le Nigeria se trouve dans la meilleure position stratégique pour consolider la domination de l’Islam en Afrique. Les agences de sécurité au Nigeria essayent par tous les moyens de profiter de la situation. Ce fut le cas de la crise du Delta du Niger, laquelle, encore une fois, fut résolue avec un important flux d’argent. Dans le budget de cette année de gouvernement fédéral a mis de côté un trillion de Naira seulement pour la sécurité ! Cela équivaut environ au budget national d’il y a quelques années. Donc, oui, la crise est devenue une affaire, ce qui est dangereux pour nous. Existe-t-il une issue ? Laquelle ? Parfois la sortie n’est pas la meilleure des options si les hypothèses ne sont pas adéquatement réfléchies. Sur une courte période, je pense que le gouvernement fédéral doit abandonner l’idée d’une solution militaire, en commençant par établir une date pour le retrait de l’armée de nos rues. La classe politique doit être encouragée à trouver une solution à ce qui est clairement un problème politique et non religieux. Les leaders des communautés (pas nécessairement les leaders religieux) doivent être encouragés à prendre en charge la situation et à s’engager dans des initiatives dont l’objectif est l’unification des communautés. Si cela se produisait, on contribuerait à édifier la confiance publique, parce qu’il ne pourra pas y avoir de solution de type militaire, étant donné que la présence militaire ne fait qu’exalter la violence. L’armée est en train de devenir une armée “d’occupation” et son efficacité tend à diminuer progressivement. Enfin, le gouvernement fédéral doit commencer un programme de réhabilitation et de reconstruction des communautés détruites. Cela créerait de la confiance et réduirait la frustration et l’amertume des citoyens. Comment se poursuit la vie quotidienne de votre diocèse et de vos fidèles dans un contexte aussi violent ? Sokoto, même si cela peut sembler étrange, est plutôt pacifique. Nous n’avons pas eu un seul incident ici. J’ai encouragé les personnes à être sur leurs gardes, mais nous avons décidé de ne pas changer nos habitudes, comme de changer les horaires des messes et les pratiques religieuses à cause de la peur. J’ai dit à mes fidèles que « peur » n’existe pas dans le vocabulaire de tout véritable chrétien. Donc nous continuons à poursuivre nos devoirs et responsabilités habituels. Avez-vous l’impression que votre vie est en danger ? Je n’ai jamais eu peur parce que je crois que chaque jour, chaque endroit, est un jour ou un lieu assez bon pour mourir. Il n’y a pas d’endroit au monde qui soit à l’abri de menaces contre la vie. Pour nous ici ce sera la violence de Boko Haram, pour certaines régions des États-Unis ce sera un ouragan, pour d’autres parties du monde un tsunami et ainsi de suite. Nos vies sont dans les mains de Dieu, et non pas dans la sécurité humaine. L’Évêque Kaigama a dénoncé l’absence de l’État dans cette situation, l’insuffisance de protection militaire pour le peuple et les villages, systématiquement attaqués par des groupes violents. Êtes-vous d’accord ? Mons. Kaigama a raison mais, comme je l’ai dit, peut-être que dans certaines situations il y a une présence excessive de l’État à travers ses instruments de violence. Cela inquiète les personnes, mais dans l’ensemble, il a raison.