Partis politiques, mouvements, milices armées : pourquoi le projet politique pan-kurde vacille-t-il, et chaque groupe agit dans son propre intérêt

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:27:09

Pkk, Tak, Hdp, Pyd, Ypg et Krg ne sont que quelques-uns des sigles des mouvements, partis politiques et organisations militaires, expression de ce monde kurde bigarré qui s’étend sur une vaste région aux confins de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. Depuis la fin de la première guerre mondiale, les Kurdes aspirent à constituer un État autonome, mais les différentes communautés continuent à être soumises à la juridiction – et souvent à la discrimination – du pays dans lequel elles habitent. « Pendant des décennies – explique à Oasis Hamit Bozarslan, Directeur des études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris – l’imaginaire géographique d’une identité nationale a marqué l’idéologie commune. Car la principale aspiration que partageaient les Kurdes était de fait la création d’un Kurdistan autonome et indépendant ». Mais les divisions géographiques se sont traduites en fractures politiques et parfois en conflits, au point que, comme l’a affirmé David Pollock (Washington Institute for Near East Policy), « les Kurdes ont choisi d’abandonner le projet politique pan-kurde et chaque groupe combat pour son propre intérêt » (The Syrian Kurds: Whose Ally?, 29 mars 2016). L’unité du peuple kurde trouve son origine dans l’appartenance ethnique commune et dans une langue partagée. Il ne s’agit pas par conséquent d’une communauté religieuse – de fait, la majorité des kurdes sont musulmans sunnites, mais il y a aussi des chiites en Irak et en Iran, tandis qu’en Turquie, les Kurdes sont pour la plupart alévis (l’alévisme est une forme d’Islam caractéristique de la région anatolienne). Les Yézidis, l’une des minorités les plus touchées par la brutalité de l’État Islamique, sont kurdes eux aussi et professent une religion qui puise des éléments dans l’Islam, dans le Christianisme et dans d’autres confessions, en particulier les religions antiques du Proche-Orient et de Babylone. Les Kurdes de Turquie Le mouvement du Pkk (Parti des travailleurs du Kurdistan), fondé en Turquie par Abdullah Öcalan en 1978, avec son bras armé Hpg (Forces de défense du peuple), est l’un des acteurs principaux du militantisme politique kurde. Son objectif est l’indépendance de la région du Kurdistan turc, en une opposition violente et armée au gouvernement d’Ankara. La communauté internationale le considère comme une organisation terroriste. En 2012 s’était amorcé un processus de pacification entre le gouvernement et le Pkk, mais le conflit interne à la Turquie s’est de nouveau enflammé pendant l’été 2015, avec une multiplication des violences entre l’armée et les milices du Pkk dans le sud-est du pays, région à majorité kurde, et des attaques ciblées dans certaines villes. « Le premier obstacle à l’unité kurde est – selon Bozarslan – le gouvernement d’Ankara. On a l’impression d’assister aujourd’hui à proprement parler à un processus systématique de destruction des Kurdes et de leurs sympathisants. La Turquie a déclaré que la plus grande menace pour le gouvernement d’Ankara n’est pas l’État Islamique, mais bien la création d’un Kurdistan à ses frontières, qu’il soit turc, syrien ou irakien ». Le Tak (Faucons de la liberté au Kurdistan) a pris ses distances du Pkk au début des années 2000 : ce groupe considère l’action du Pkk trop conditionnée par la politique, et privilégie comme plus efficace l’affrontement armé direct. Outre le Pkk, les Kurdes de Turquie sont représentés sur le plan politique par d’autres formations. La plus importante est le parti de l’Hdp (Parti démocratique du peuple), qui partage avec le Pkk une tendance socialiste. Le représentant principal du leadership de l’Hdp est Selahattin Demirtaş, qui rassemble parmi ses électeurs non seulement la population kurde, mais aussi les Turcs modérés et non nationalistes. Aux élections de juin 2015, l’Hdp est parvenu pour la première fois à entrer au Parlement, faisant perdre à l’Akp (Parti Justice et Développement) d’Erdoğan la majorité absolue qu’il détenait depuis 2002. C’est justement à la suite de ces élections que les violences ont repris entre les Kurdes et Ankara ; les tentatives de négociations de paix ont échoué. Pendant la campagne pour les élections anticipées du 1er novembre 2015, le parti d’Erdoğan, qui a conquis de nouveau la majorité absolue des sièges au parlement, a accusé ouvertement l’Hdp de soutenir l’action armée du Pkk. Les Kurdes de Syrie En 2007, le Pkk a fondé une organisation transnationale, le Kck (Groupe de la communauté du Kurdistan), selon l’idéal unitaire du fondateur Öcalan. « Le but de l’organisation – a dit Soner Çağaptay – est de réunir tous les mouvements militants kurdes. C’est ainsi que fait partie du Kck par exemple le mouvement des Kurdes iraniens Pjak (Parti de la vie libre du Kurdistan) ». Le Pyd (Parti de l’union démocratique), fondé lui aussi par Öcalan, est l’organisation politique la plus active en Syrie. Il a pour objectif l’indépendance du territoire à majorité kurde du Rojava, dans le nord-est du pays. « Depuis 2011, profitant du chaos provoqué par la guerre civile en Syrie, la population kurde (2 à 3 millions de personne) a commencé à s’organiser en cantons », a expliqué Rahila Gupta, Cnn, dans un reportage sur la région. Le Pyd a deux soutiens armés : le Ypg (Unité de défense du peuple) et le Ypj, la brigade féminine. « Après l’intervention russe en faveur des Kurdes syriens à l’automne 2015 – a dit Çağaptay – Ankara, qui considère le Pyd comme le Pkk, a commencé une campagne contre les positions kurde à ses confins, en particulier dans la zone à l’ouest de l’Euphrate. Mais les Kurdes du Pyd ont le soutien des États-Unis », car ils sont en première ligne dans la guerre sur le terrain contre l’État Islamique. Çağaptay souligne toutefois que « le soutien russe risque de menacer le rapport entre Amérique et Kurdes syriens. En effet, l’intérêt de Moscou fait problème pour trois raisons : le Pyd pourrait devenir un allié permanent de la Russie sur le territoire syrien; la zone du Rojava pourrait être exploitée comme base militaire ; Moscou pourrait se servir du Pyd pour faire pression sur Erdoğan. Si le Pyd devait devenir un client fixe de Moscou, alors, il pourrait se transformer en un Hezbollah de Poutine contre Erdoğan ». Le 17 mars 2016, les Kurdes syriens ont proclamé leur autonomie dans la région du Rojava. « On ne peut aujourd’hui faire de prévision concrète sur l’évolution de cette petite entité fédérale – soutient Bozarslan – parce que le territoire syrien est en proie à des changements soudains et imprévisibles. En tout cas, l’unité kurde ne sera pas possible dans l’immédiat ». Les Kurdes d’Irak La minorité kurde en Irak a été discriminée pendant des décennies par le gouvernement central de Bagdad. Les violences ont été particulièrement intenses sous le régime de Saddam Hussein, qui a utilisé des armes chimiques contre la population des villages à majorité kurde. La région autonome du Kurdistan irakien, fondée en 1991 au terme de la première guerre du Golfe, joue un rôle central dans la formation d’un militantisme politique kurde. Profitant de la présence de puits de pétrole dans la zone de Kirkuk, pendant l’invasion américaine de 2003, le Kurdistan irakien, défendu par les combattants peshmerga, a créé une région autonome de facto. « Le Krg (Gouvernorat régional du Kurdistan) a une relation qui dure depuis dix ans avec la Turquie, du point de vue économique, énergétique, militaire et de la coopération pour la sécurité », explique Bozarslan. À titre de preuve, David Pollock, analyste du Washington Institute, rappelle que « en juillet 2012, le président du Kurdistan irakien Masoud Barzani a appuyé la déclaration du Pyd affirmant qu’il n’était en aucune manière ennemi du gouvernement turc ». « Mais le Krg n’a pas d’unité interne », dit encore Çağaptay. « D’un côté, le parti conservateur Kdp (Parti démocratique du Kurdistan), auquel appartient le président Barzani, tend à favoriser le rapport avec la Turquie et soutient Ankara dans l’affrontement avec le Pkk ; de l’autre, le Puk (Union patriotique du Kurdistan) a plus de sympathie pour l’Iran et soutient davantage le mouvement militant kurde en Turquie ». Kenneth M. Pollak, du Brookings Institution, explique que « l’équilibre interne au Kurdistan irakien était plutôt stable jusque vers la moitié des années 1990, mais il est aujourd’hui menacé par l’opposition qui a éclaté en 2015 entre le Kdp et le Gorran (Mouvement pour le changement). Ce dernier accuse en effet le premier de gouverner la région illégalement et de manière dictatoriale ». Chaque parti du Kurdistan irakien enfin a ses milices armées, connues sous le nom de peshmerga [celui qui affronte la mort, en kurde], qui se battent en première ligne contre l’État Islamique, contre lequel elles ont remporté un succès relatif jusqu’à présent dans la défense du territoire.