Dix ans après l'auto-immolation de Mohammed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid, geste symbolique de la contestation tunisienne, les tensions qui ont remodelé l'Afrique du Nord sont loin d'être terminées

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:39

 

SCPO_MARTI_2019_01.jpgLuis Martinez, L'Afrique du Nord après les révoltes arabes, Presses de Sciences Po, Paris 2019

 

Dix ans après l’auto-immolation de Mohammed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid, geste symbole des manifestations tunisiennes, les tensions qui ont redessiné l’Afrique du Nord ont tout sauf disparu. Les chercheurs continuent d’employer le terme de « transition » pour indiquer le mouvement vers quelque chose qui présente toutefois des caractéristiques différentes selon le pays : pour la Tunisie, c’est le perfectionnement d’une démocratie encore fragile ; pour l’Algérie, le renouveau d’un système politique bloqué ; pour le Maroc, des réformes plus profondes ; enfin, pour la Libye, la fin de la guerre civile.

 

Bien qu’on ne puisse pas qualifier ce contexte d’uniforme au niveau régional, pour Luis Martinez, directeur de recherche à Sciences Po Paris et auteur de L’Afrique du Nord après les révoltes arabes, il existe un fil conducteur. Les protestations qui ont éclaté en Afrique du Nord représentent en effet la réaction à l’échec du modèle de nation hérité de l’époque coloniale, comme le montre le décalage progressif entre l’État et la société, en faveur de formes alternatives de solidarité sociale. La perspective adoptée par le chercheur propose alors une interprétation historique à long terme des tensions internes au Maghreb : les choix des classes dirigeantes post-coloniales, convaincues que c’est « l’État moderne qui fait la nation » (p. 31), sont à l’origine du processus de fragmentation territoriale et identitaire contemporain.

 

À des degrés divers, après l’indépendance, chacun de ces pays a consolidé les structures politiques et économiques à caractère colonial, fondées sur le maintien de l’ordre et sur l’extraction des ressources, mais sans réussir à assurer la justice sociale. Le développement asymétrique de ces États-nations a renforcé les fractures territoriales historiques et les inégalités internes : ce n’est pas un hasard, souligne Martinez, si les premières insurrections de 2010-2011 ont été enregistrées précisément dans des régions comme la Cyrénaïque en Libye, le Rif marocain et le Sud de la Tunisie et de l’Algérie, qui ont été exclues pendant soixante ans des mécanismes de solidarité socio-économique. Les contestations sociales ont par conséquent révélé l’inconsistance des projets nationaux au Maghreb, où la loyauté à l’égard de l’État s’est érodée au profit d’autres formes d’identité et de liens sociaux.

 

Dans les pages de Martinez, l’Afrique du Nord d’aujourd’hui est ainsi un laboratoire politique et identitaire où les différents acteurs en cause se disputent les espaces et les personnes. Le cas le plus emblématique est certainement celui de la Libye, où la réémergence des identités tribales, après la chute de Kadhafi, a fait ressortir combien l’État formé en 1951 s’est simplement superposé à des structures sociales préexistantes, sans parvenir à exercer de réelle force d’unification. En fait, ce scénario est commun à différents pays, y compris ceux où les révoltes n’ont pas donné lieu à un conflit : la prise de distance vis-à-vis de l’autorité de l’État semble en effet une constante de la transition post-révolutionnaire. Au Maroc, après une brève parenthèse de manifestations en 2011, résolues par une réforme constitutionnelle, la fracture entre la région du Rif et la monarchie s’est représentée en 2016 avec le mouvement Hirak, que le gouvernement n’a pu neutraliser que par la répression. Dans la « très démocratique » Tunisie, la désaffection va croissant à l’égard d’une autorité légitimée par les élections, mais qui ne semble pas capable de gouverner. Même le « système Bouteflika » en Algérie, épargné par la vague révolutionnaire de 2011, a été remis en question par les manifestations pacifiques de 2019, qui ont mis en évidence la défiance des citoyens à l’égard d’une élite plus intéressée à sa propre survie qu’au développement social et économique du pays.

 

Les groupes djihadistes transnationaux contribuent également à la définition d’une nouvelle organisation territoriale régionale. Dans un contexte de désintérêt croissant à l’égard des projets nationaux, l’effondrement de la Libye et l’implosion du Mali ont offert aux djihadistes non seulement de nouveaux théâtres d’action mais également l’opportunité de restaurer les liens de solidarité tribaux, culturels et religieux que la période coloniale et postcoloniale avait cherché à supprimer. En jouant un rôle qui n’était pas uniquement destructeur, le djihadisme a été capable de substituer la rhétorique nationaliste de l’État fort par le discours islamiste de l’État juste, réussissant à se proposer comme alternative politique et, surtout, comme expérience de réélaboration idéologique et identitaire.

 

Si l’analyse proposée par Martinez est très convaincante dans les pages consacrées au passé et aux développements post-révolutionnaires, la lecture de l’auteur sur le rôle du djihadisme et de l’islamisme au cours des dernières années risque peut-être de surévaluer l’actuelle force d’attraction de ces mouvements. En effet, en tant que réponse salvifique au désordre social et politique, l’Islam semble également avoir perdu la fascination qu’il exerçait encore immédiatement après les révolutions. La perte de consensus des partis islamistes, comme le parti tunisien Ennahda, prouve que les mouvements d’inspiration religieuse sont désormais jugés surtout sur la base de leurs actions dans le domaine socio-économique et non pour le système de pensée dont ils sont porteurs. En général, l’idéologisme politique des premières années semble avoir échoué et aujourd’hui, comme en 2011, le peuple continue de demander « du pain, la liberté et la justice sociale ».

 

Le travail de Martinez a toutefois le mérite d’offrir des pistes de réflexion précieuses sur un thème qui dépasse les frontières maghrébines : dans un moment de générale désaffection vis-à-vis de l’autorité de l’État, les pays doivent être capables de trouver un nouveau dénominateur commun qui serve d’instrument de cohésion sociale et permette de créer un « État pluriel ».

 

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Pour citer cet article

 

Référence papier:

Claudia Annovi, « Quand l’État fort n’est pas un État juste », Oasis, année XVI, n. 31, décembre 2020, pp. 153-155.

 

Référence électronique:

Claudia Annovi, « Quand l’État fort n’est pas un État juste », Oasis [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2021, URL: /fr/quand-l-etat-fort-n-est-pas-un-etat-juste

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