Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:18
L'attentat du 11 septembre 2001 aux « Tours Jumelles » de New York, par son caractère éminemment spectaculaire et terroriste, a créé une espèce de tremblement de terre dans le monde entier. On connaît la réaction des Etats-Unis. Les réactions du monde musulman sont variées et pas toujours connues : d'une part, sous le coup, elles ont suscité chez une partie des musulmans, notamment chez les jeunes, un certain enthousiasme (« pour une fois, l'Occident, représenté par son pays le plus prestigieux, a été vaincu ») ; d'autre part, avec le recul, responsables politiques et penseurs ont pris conscience de la gravité de la situation politique, sociale, culturelle et religieuse du monde musulman. Ils s'interrogent de plus en plus sur les causes de cette situation et sur les moyens d'en sortir. C'est de ce second aspect que nous voulons traiter ici.
Il ne fait de doute pour personne, dans le monde arabo-musulman, que l'islam est en train de traverser une crise profonde. Il est rare d'ouvrir un livre écrit par un musulman, à quelque tendance que l'auteur appartienne, sans y trouver quelques pages sur la décadence actuelle du monde musulman et la crise profonde que traverse l'islam.
Ce phénomène n'est pas nouveau. La prise de conscience de cette décadence, ou de ce retard, ou du décalage entre le « système musulman » et la pensée moderne, remonte à la fin du XIXe siècle. C'est même cette prise de conscience, provoquée par la rencontre de l'Europe, représentée en particulier par la campagne de Bonaparte en Egypte (1798-1801), qui a suscité la réaction et la renaissance arabe et musulmane, la Nahda.
Cette prise de conscience s'est exprimée autrefois de manière évidente dans la question posée par le Cheik Muhammad Basyuni `Imran de Bornéo (Indonésie) à la revue Al-Manar de al'Azhar fondée par le réformiste traditionaliste Cheik Rachid Rida : « Pourquoi les musulmans ont-ils régressé, et pourquoi les autres ont-ils progressé ? » (Limâdhâ ta'akhkhara l-muslimûn, wa-limâdhâ taqaddama ghayruhum). C'est pour essayer de répondre à cette angoissante question que l'émir Shakîb Arslân rédigea en 1930, en arabe, à Lausanne, le fameux ouvrage qui porte ce titre.1 Il est significatif que l'ouvrage ait été récemment réédité au Liban par le Cheik Hasan Tamim.2 La page publicitaire de la réédition présente cette phrase sur le dos de l'ouvrage, «La distance entre l'époque où la question fut posée et notre époque est grande ; mais le problème reste le même et la question est la même, malgré la distance dans le temps».3
Au cours de ces dernières années la question est devenue obsédante. Après l'attentat du 11 septembre 2001, ce sentiment a augmenté : il ne s'agit pas seulement de retard par rapport à l'Occident, mais bien de crise profonde de l'ensemble du monde musulman. Sans exagération, on peut trouver des centaines d'articles parus ces quelques années, écrits par des penseurs musulmans, demandant une réforme de la société musulmane et proposant des solutions concrètes en vue de cette réforme, tant sur le plan politique (lutte contre le terrorisme d'inspiration islamique, démocratisation, respect des droits de l'Homme, etc.), que sur les plans socioculturel et religieux (place et rôle des femmes dans la société, égalité entre toutes les personnes, contrôle des fatwas, relecture du Coran et de la Tradition islamique, ouverture au monde moderne, etc.).
Réservant pour une autre occasion l'étude de ces projets de réforme promus par des penseurs musulmans, je me limiterai ici à présenter et à analyser les documents officiels émis à l'occasion de la 3me Conférence extraordinaire de l'OCI (Organisation de la conférence islamique), tenue à La Mecque, les 6-8 décembre 2005.4 Le but avoué de cette conférence était d'aboutir à des décisions pour faire sortir la Oumma musulmane de la crise dans laquelle elle se trouve. Si les idées avancées par la Conférence ne sont pas toujours neuves, elles ont l'avantage de représenter la voix officielle du monde musulman. Je me baserai sur le rapport du Secrétaire général de l'OCI, le Prof. Ekmeleddin Ihsanoglu.
La conférence de la désunion
Au début de l'année 2005, le Roi d'Arabie, Abdullah Bin Abdelaziz, lance un appel aux dirigeants du monde musulman pour préparer la 3me Conférence extraordinaire de l'OCI de décembre. Il leur propose de « tenir des réunions des oulémas et penseurs de la Oummah préparatoires à la prochaine session extraordinaire de la Conférence islamique au Sommet, pour examiner la situation générale du monde musulman, rechercher les voies et moyens les meilleurs pour unir nos rangs et sortir la Oummah islamique de la situation d'impuissance et de désunion ».
On aura noté au passage le but de ces réu-nions : « sortir la Oummah islamique de la situation d'impuissance et de désunion ». Ceci reviendra comme un leitmotiv dans toutes les déclarations des chefs politiques comme des penseurs.
En conséquence, s'est tenu à la Mecque, du 9 au 11 septembre 2005 (la date est-elle symbolique ?), le Forum préparatoire des Oulémas et Penseurs musulmans. Les participants se répartirent sur trois panels : affaires politiques et médias ; économie, science et technologie ; pensée islamique, culture et éducation. A la fin des trois jours, ils rédigèrent leurs conclusions réparties selon les trois panels. (Faute d'espace, je ne présenterai pas le deuxième panel).
Le panel sur les questions politiques et les medias affirme tout d'abord : « Tout en reconnaissant que la Oummah islamique traverse une longue période de crise, exacerbée par des défis externes et des campagnes hostiles, les penseurs, redéfinissant les priorités de la Oummah, ont recommandé un certain nombre de mesures à mettre en œuvre au cours de la prochaine décennie ».
Les penseurs insistent fortement sur la nécessité de renforcer la solidarité entre musulmans (3-4). Ils notent que « l'extrémisme et le sectarisme empêchent de réaliser une véritable solidarité » (5). Ils insistent sur la nécessité de réformer l'OCI (6). « Ils ont souligné que les paramètres islamiques de la bonne gouvernance sont compatibles avec la démocratie, l'égalité, la liberté, la justice sociale, la transparence, la responsabilité, la lutte contre la corruption et le respect des droits de l'homme » (7), et « l'importance du règlement pacifique des conflits dans le monde » musulman (8). Concernant la Palestine, ils « ont insisté sur l'importance du règlement global du problème conformément à la légalité internationale, sur la reconnaissance des droits inaliénables du peuple palestinien à l'autodétermination et la création d'un Etat palestinien indépendant avec Al-Qods Al-Charif pour capitale » (9), mais il n'y a aucune allusion à Israël.
Le Terrorisme. La question du terrorisme est un souci constant des Etats musulmans. Le 10 affirme : « Tout en soulignant l'impérieuse nécessité de combattre le terrorisme et de s'attaquer à ses causes profondes, les penseurs ont cependant noté le manque de consensus sur la définition du terme et ont insisté sur sa différentiation d'avec le droit de s'opposer à l'agression et l'occupation étrangère ainsi que le droit à l'autodéfense. Ils ont rejeté toute les tentatives cherchant à établir un lien entre l'Islam et les Musulmans et le terrorisme et ont constaté que tout combat mené contre le terrorisme par des moyens militaires uniquement ne ferait qu'entretenir plus de violence. De ce fait, ils ont appelé à la mise en œuvre de la Convention de l'OCI sur le Terrorisme et à la création d'un Centre international de lutte contre le terrorisme, tout en exhortant les Etats membres de l'OCI à combattre le terrorisme par des efforts concertés ». On relèvera dans ce paragraphe quatre points : tout d'abord, la réaffirmation de la nécessité de combattre le terrorisme ; ensuite, la nécessité « de s'attaquer à ses causes profondes», ce qui entraîne que «tout combat mené contre le terrorisme par des moyens militaires uniquement ne ferait qu'entretenir plus de violence » ; ensuite la distinction à faire entre terrorisme et « droit de s'opposer à l'agression et l'occupation étrangère » (les mujahidîn palestiniens entrent évidemment dans cette catégorie, mais peut-être aussi certaines actions irakiennes) ; enfin et surtout le refus de tout « lien entre l'Islam et le terrorisme ».
Image de l'Islam en Occident. La question de « l'islamophobie » revient de plus en plus sous la plume des musulmans depuis septembre 2001. Elle est souvent mise en parallèle avec l'antisémitisme. D'où la proposition : « Ils ont en outre invité les pays occidentaux à légiférer contre l'Islamophobie » (11).
Dans cette même ligne, les intellectuels « ont attiré l'attention sur la domination exercée par le monde occidental dans le domaine de l'information et de l'usage dévoyé des médias pour représenter négativement l'Islam et les musulmans » (13). « Pour relever ces défis, les penseurs ont invité les Etats membres de l'OCI à garantir la liberté de presse et à convenir d'un Code de déontologie pour les médias » (13). Cette double proposition me paraît essentielle, tant pour le monde musulman que pour le monde occidental. Ils ont en outre invité l'OCI à « produire des documentaires et des films corrigeant les représentations erronées de l'Islam et des musulmans » (13) ; le risque de cette dernière proposition est de produire des documents apologétiques plutôt que de donner une information sérieuse sur l'islam.
Les minorités musulmanes hors du monde musulman (12) préoccupent de plus en plus les pays musulmans, du fait de l'émigration croissante. Les textes parlent toujours de « minorités musulmanes » et demandent aux pays d'accueil de « veiller à la protection de l'ensemble de leurs droits ainsi que de leur identité ». La mention de l'identité pose, à mon avis, un problème: peut-on parler d'identité musulmane, et est-ce le rôle des pays d'accueil de veiller à la protection de leur identité ? On devrait parallèlement demander à l'Arabie Saoudite, par exemple, pays organisateur de cette conférence, de veiller à la protection de l'identité des chrétiens. Jusqu'où aller dans ce domaine ?
Du point de vue qui est le nôtre, ce troisième panel est le plus intéressant et le plus suggestif.
1. Tout d'abord, « les penseurs ont noté que le monde musulman se trouvait dans une phase critique qui requiert un engagement nouveau à faire face aux problèmes de l'extrémisme, de l'analphabétisme, de la qualité de l'éducation, de l'éradication des maladies, du sous-développement, du chômage, de la responsabilisation des jeunes et des femmes ainsi que des défis culturels que la mondialisation pose pour le patrimoine de la Oummah» (35). Ils ont formulé d'importantes recommandations qui contribueront « à l'amélioration de la situation inacceptable dans laquelle se trouve actuellement la Oummah, de manière à édifier des sociétés avancées qui nous permettront de suivre le train de la modernité » (36).
2. Ce panel revient longuement sur l'extrémisme, d'un point de vue religieux. « L'Islam prescrit la modération dans les aspects de la vie afin d'établir l'harmonie dans la société » (38). Il faut «accroître les efforts à tous les niveaux pour projeter la véritable image de l'Islam en tant que religion de modération, de tolérance et de coexistence pacifique » (38). « L'Islam condamne l'extrémisme dans toutes ses manifestations dans la mesure où il s'oppose à toutes les valeurs humaines ». Il faut «s'attaquer aux causes de l'extrémisme que les seules mesures sécuritaires ne peuvent pas éliminer » (38, cf. 10). Il faut « adopter un discours islamique modéré ».
3. Deux points essentiels sont développés dans ce paragraphe 38. « Le discours doit faire une distinction claire entre les principes de base et les ramifications, entre l'original et le dérivé». Ceci répond à la tendance actuelle dans l'islam radical de mettre sur le même plan certains détails de la vie sociale musulmane avec les grands principes. « Les penseurs ont, en outre, souligné la nécessité de développer un programme éducatif islamique qui tienne compte de cette perception et de lancer, à cet égard, les processus de révision nécessaires ».
4. La multiplication des muftis autoproclamés, émettant des fatwas à tort et à travers, suscite des réactions nombreuses dans la presse musulmane notamment en Egypte. Dans ce contexte, les penseurs « ont mis en garde contre l'émission de Fatwas imprudentes par des gens non qualifiés qui parlent au nom de l'Islam et des musulmans et qui interprètent les enseignements islamiques selon leurs propres opinions et préférences, en ternissant ainsi l'image de l'Islam aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du monde musulman » (40).
Dans le même sens, de nombreux musulmans souhaitent avoir une sorte de « magistère juridique unifié » (41). C'est dans ce but que « les penseurs ont souligné la nécessité de disposer d'une référence internationale islamique fondée sur une jurisprudence collective et organisée pour donner des éclairages sur les points de vue de la religion concernant les questions et situations nouvelles. Ils ont, à ce propos, appelé à la réforme de l'Académie Islamique du Fiqh afin qu'elle puisse servir d'autorité juridique suprême pour la Oummah islamique » (41). A ce point arrive une innovation de taille : « Ils ont en outre recommandé que les femmes fassent partie des membres de l'Académie en fonction de leurs qualifications juridiques et académiques et de leur compétence » (45).
5. L'éducation est le moteur principal du progrès. « L'analphabétisme est le principal et véritable obstacle qui entrave le développement des sociétés islamiques » (42). « L'enseignement supérieur [] est le principal socle sur lequel repose le progrès de la Oummah et son développement ». Sans quoi, « la Oummah restera toujours en retard dans le domaine de l'éducation et de la science » (43). Enfin, abordant le dialogue des civilisations, ils soulignent qu'il « ne saurait se concevoir qu'entre des partenaires égaux et sur la base du respect mutuel, de la réciprocité et de la dignité » (45).
6. Enfin, les derniers paragraphes (46-51) parlent des droits de la femme, de l'enfant, de la jeunesse, sans véritable approfondissement. Sur les droits de la femme on peut lire : « L'Islam a clairement consacré le rôle prééminent et les droits de la femme dans la société. Aussi, ont-ils appelé à l'amélioration du statut et de la position de la femme dans la société dans les Etats membres de l'OCI » (46).
Plan d'action contre la faiblesse
Deux pages concluent ce rapport, dont voici quelques extraits significatifs :
« C'est une conviction commune des éminentes personnalités, des oulémas et des penseurs [] que le monde musulman se trouve à une phase historique et critique. Le monde musulman a besoin d'une nouvelle vision, d'un agenda approprié et d'une action urgente []. Le monde musulman a besoin d'un changement pensé et mené par lui- même et non pas imposé de l'extérieur. Cela nécessite une ouverture d'esprit et une vivacité intellectuelle ainsi qu'une volonté et une direction politiques beaucoup plus affirmées que ce qu'on a vu lors des crises passées []. Le monde musulman a besoin d'une vision qui puisse permettre de relever ces défis et de bâtir un avenir plus radieux pour les musulmans à travers le monde, [] une vision pour une communauté des nations et des Etats qui incarne la justice, le développement et la force morale ».
« L'absence d'une démarche opportune et consensuelle pour atteindre cet objectif, pourrait avoir des conséquences imprévisibles susceptibles d'entraîner d'autres vagues de destruction, d'aliénation, de désespoir, d'embarras et de dépendance dans le monde musulman ».
C'est dans ce but que les penseurs ont élaboré un plan d'action. Il « comporte des mesures de large portée qui doivent être prises pour sortir les musulmans de leur état de faiblesse actuel pour instaurer un monde musulman unifié, solide et fort ».
« Pour conclure, toute la Oummah souhaite qu'il soit mis fin à l'approche passive et isolée adoptée face aux défis qui se posent aujourd'hui au monde musulman. Elle souhaite également parler d'une seule et même voix et harmoniser ses actions. Une nouvelle OCI sera le moyen pouvant édifier pour le monde musulman un avenir plus radieux et prometteur pour des centaines de millions de personnes à travers le monde. Sa réussite sera une véritable performance historique non seulement pour les musulmans mais aussi pour l'humanité dans son ensemble ».
Il ne fait pas de doute que les événements qui ont suivi le 11 septembre 2001, la diffusion du terrorisme et de la violence dans le monde musulman, la violence intra-musulmane, la propagation d'un extrémisme religieux, d'une part ; et les réactions occidentales anti-musulmanes, les guerres entreprises par des pays occidentaux contre des pays musulmans et le pourrissement de la situation en Palestine et au Moyen-Orient, d'autre part, ont renforcé le sentiment de crise et de faiblesse du monde musulman, en même temps que la conviction d'être victimes de l'Occident. Cette réalité complexe semble susciter un profond désir de réforme. Il me semble essentiel de soutenir par tous les moyens ces tentatives pour qu'elles n'avortent pas. La décadence du monde musulman ne peut qu'être néfaste au monde occidental, aux relations internationales, aux relations islamo-chrétiennes et à la paix mondiale.
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1. Shakîb Arslân, Limâdhâ ta'akhkhara l-muslimûn, wa-limâdhâ taqaddama ghayruhum, avec préface de Muhammad Rashid Rida (Le Caire: 'Isâ al-Babi al Halabi, 1939). L'auteur y développe l'idée que le retard et la décadence des musulmans sont dus à trois facteurs: l'ignorance, l'absence d'esprit scientifique et la corruption morale.
2. Ibid., édition revue (tab'ah gadidah wa-munaqqahah) dallo shaykh Hasan Tamin (Beyrouth, Dâr Maktabat al-Hayât, s.d.),
167 pp. Dans sa préface (p. 5-9, en particulier p. 5-6), le cheik Tamim explique que ce sentiment d'infériorité et de retard (takhalluf) des musulmans est assez récent: il ne remonte qu'au milieu du sixième siècle de l'hégire (vers 1150)!
3. Ibid., au dos de la couverture, 2.
4. Voir le site http://www.islamicsummit.org.sa/fr/9-27.aspx (texte français), ou bien http://www.islamicsummit.org.sa/9-7.aspx (texte arabe), ou bien http://www.islamicsummit.org.sa/en/9-27.aspx (texte anglais).