Confréries, mysticisme, saints et mausolées. Une guide pour comprendre le courant le plus spirituel de l’Islam et son histoire

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:51

L’image de l’être humain inquiet, qui parcourt les sentiers à la recherche du Très-Haut, poussé par une soif insatiable d’Absolu et animé par le désir de rencontrer l’Un, évoque bien le mystique musulman. Entrer dans la dimension mystique, explique Giuseppe Scattolin, l’un des plus grands spécialistes du soufisme, signifie « prendre au sérieux l’aspiration fondamentale de l’homme vers l’Absolu, la vérifier dans son propre vivre quotidien, parier sur elle sa propre vie ».1 « Mystique » n’est point donc quelque chose d’irréel ou d’imaginaire, mais ce qui est caché au plus profond de l’être humain – du grec myô, qui signifie « voiler les yeux, tenir un secret caché ». Le soufi est en somme un pèlerin qui a fait de la recherche de Dieu le but ultime de sa vie. Origines du soufisme L’étymologie du terme soufi est discutée. L’hypothèse la plus probable est qu’il désigne le vêtement de laine (sûf) que les premiers ascètes musulmans portaient traditionnellement en signe de pauvreté et de crainte de Dieu, ce « vêtement de la piété » dont parle la sourate du Limbe (7,26). D’autres interprétations voient dans ce terme une référence aux ahl al-suffa, les « gens du Banc » – un groupe de Compagnons du Prophète (400, selon certains spécialistes) qui avaient abandonné leurs richesses à la Mecque pour suivre Muhammad, et qui avaient l’habitude de passer leur temps en prière dans la première mosquée de Médine. Parmi ces Compagnons, rapporte l’histoire, figuraient notamment Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân e ‘Alî, qui allaient devenir les califes « bien guidés ». Ces ascètes conduisaient une vie très austère, mais bien qu’on puisse les considérer comme des précurseurs des soufis, ce serait une erreur que de faire dériver le terme sufi de suffa. De fait, du point de vue étymologique, la racine de suffa est « s-f-f » tandis que celle du vocable soufi est « s-f-w ». Il y a aussi ceux qui cherchent l’origine du mot dans le terme safâ, pureté, et d’autres qui estiment par contre qu’il vient du grec sophos, sage. Cette pluralité d’interprétations suggère l’existence de diverses théories sur la genèse du soufisme : les premiers chercheurs occidentaux, par exemple, pensaient qu’il était la synthèse de la rencontre entre Islam, philosophie néoplatonicienne, monachisme chrétien oriental et doctrines sapientielles de l’Orient. Théorie qui serait sans fondement, selon la démonstration de Louis Massignon au début du XXe siècle : selon lui, le mouvement a des origines internes à l’Islam, plus précisément dans la récitation et dans la méditation prolongée du Coran, et dans la portée métaphysique du principe de l’Unité divine (tawhîd). Le soufisme (tasawwuf) en tant que mouvement naît au VIIIe siècle se distingue de l’ascétisme (zuhd) qui le précède. L’ascétisme, de fait, était une attitude essentiellement pratique, caractérisée par des jeûnes, des pénitences, des veilles et des prières prolongées, qui visaient à perfectionner l’âme en vue de l’au-delà, et, de ce fait, jamais objet de contestation. Le soufisme, lui, aspirait à réaliser dès cette vie sur terre la présence divine dans l’homme (le monisme testimonial des premiers siècles), en un processus semblable à ce que la mystique chrétienne primitive avait appelé theósis, ou bien à affirmer que seul Dieu existe (le monisme existentiel à partir du XIIe siècle). La réalisation de l’Unité divine aurait son archétype dans l’expérience mystique de certains prophètes, dont Moïse, appelé sur la Montagne pour parler avec Dieu, et Muhammad, qui dans l’Ascension céleste voit Dieu. Une autre différence fondamentale est que, contrairement aux premiers ascètes, les soufis, surtout aux premiers siècles, étaient initiés par un maître, avec lequel ils contractaient un pacte en souvenir de celui que le Prophète avait conclu avec ses Compagnons, selon la sourate de la Victoire (48,10). Ce pacte, d’un point de vue théologique, rappelle ce que l’on a appelé le Pacte prééternel (7,172-173), par lequel tous les descendants d’Adam reconnaissent avant même le début du temps la souveraineté de Dieu. Le soufisme s’affirme comme complément de l’Islam juridique, c’est la science intérieure (‘ilm bâtin) face à la science extérieure (‘ilm zâhir), représentées respectivement par le soufi et par le juriste. Les grands maîtres La littérature mystique s’accorde à considérer al-Hasan al-Basrî (m. 728) comme le maître le plus représentatif de la première génération d’ascètes : c’est de lui de fait que s’inspireront de nombreuses confréries soufies. À la différence des textes mystiques postérieurs, on voit prévaloir encore dans ses dits des thèmes comme l’affliction (huzn), la peur du jugement divin, le renoncement à tout ce qui est périssable, l’exhortation à vivre une vie de pauvreté. « Prends bien garde de ce monde, car il est semblable à un serpent, lisse au toucher, mais d’un poison mortel », « Vends ce monde pour le monde à venir, tu les gagneras tous deux ; mais ne vends pas le monde à venir pour le présent : tu les perdrais tous deux » – assurent deux de ses dits.2 Pauvreté et renoncement au monde d’ici-bas : à ces thèmes, Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. 801) – femme mystique célèbre, esclave affranchie après que son maître eut vu en elle une élue de Dieu – allait ajouter celui de l’amour pur et absolu pour l’Aimé. L’expérience spirituelle de Râbi‘a, qui culmine dans l’amour parfait de Dieu, sera une expérience fondatrice pour le soufisme. Au IXe siècle, le soufisme connaît une floraison extraordinaire, à travers de grands maîtres dont Dhu l-Nûn al-Misrî (m. 859), le premier à soutenir l’utilité de la musique spirituelle comme moyen pour entrer en extase ; Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874), premier cheikh à faire l’expérience de l’Unité avec Dieu, ce qui lui valut l’accusation d’hérésie de la part des juristes, et premier soufi « intercesseur » en faveur des hommes ; et al-Junayd (m. 910), maître de al-Hallâj qui allait payer de sa vie sa quête de Dieu. En 922 en effet, al-Hallâj était mis à mort sur la croix, puni par les juristes sunnites à cause de l’expérience d’union avec le divin qu’il allait exaltant (monisme testimonial), et qui ne se trouvait ni dans le Coran ni dans la Tradition ; par les chiites, défenseurs fervents de l’autorité ésotérique de leurs imams ; et par les soufis eux-mêmes, qui l’accusaient d’avoir divulgué le secret des « privilégiés ». La crucifixion de al-Hallâj marque un tournant dans l’histoire du soufisme. L’idée commence à se propager parmi les soufis qu’il faut repenser et réorienter le mouvement pour le soustraire aux accusations lancées par l’Islam officiel. Ce dernier était en effet parcouru par un mouvement qui entendait définir le canon et distinguer l’orthodoxie de l’hérésie. Dans ce contexte, un courant apologétique se manifeste dans le soufisme qui se donne pour but de normaliser la pratique soufie et de la ramener dans les limites de l’orthodoxie. Ce mouvement s’exprime essentiellement à travers deux formes littéraires, le traité et la biographie. Les traités recueillent des présentations de la doctrine soufie aptes à en prouver la non-contradiction avec la doctrine officielle sunnite, tandis que les biographies sont des récits de vies des soufis visant à mettre en évidence la piété de leur conduite et à reconstruire les chaînes initiatiques en les faisant remonter au Prophète, premier ascète de l’Islam. C’est dans ce contexte de révision que s’inscrit la figure de Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111), l’un des penseurs musulmans les plus influents de toute l’histoire de l’Islam, qui se dressa en défense de l’orthodoxie sunnite, menacée par les tendances rationalistes de la philosophie et de la théologie, et par l’ésotérisme chiite. Dans la pensée philosophique islamique, qui avait commencé avec le mouvement de traductions de la philosophie grecque pendant les deux premiers siècles du califat abbasside pour culminer dans la pensée spéculative de al-Kindî, al-Farâbî et Ibn Sînâ, al-Ghazâlî contestait l’importance excessive accordée à la raison humaine qui, à son avis, ne pouvait avoir la prétention de parvenir à une certitude absolue. Quant aux écoles ésotériques chiites, il réfutait la prétention de posséder une science secrète apprise auprès d’un imam infaillible. Pour al-Ghazâlî seule la foi, qui est connaissance et intuition intérieure, sauve l’être humain du doute, quelles que soient les prétentions des hérauts de la raison, et la voie des soufis est la seule expérience qui mène à la vérité. Selon le théologien, les vérités de la foi sont communiquées par Dieu aux prophètes, puis transmises de génération en génération. Toutefois, la connaissance de la tradition et l’imitation servile (taqlîd), si nécessaires soient-elles, ne sont pas suffisantes pour atteindre l’état de certitude, qui requiert, lui, une expérience ascétique capable de mettre l’homme dans la condition de goûter la Vérité divine. Al-Ghazâlî en outre met le soufisme à l’abri de l’accusation d’hérésie en rejetant l’idée de l’Union avec Dieu, ou inhabitation de Dieu en l’homme – ce qui avait, des années auparavant, suscité de nombreuses controverses et entrainé la condamnation à mort de al-Hallâj. Le travail de al-Ghazâlî marque donc le point culminant du parcours effectué pour inscrire le soufisme dans l’orthodoxie, et opérer une nette distinction entre soufisme officiel et soufisme ésotérique. Le soufisme va connaître au cours des siècles suivants des réélaborations ultérieures. Au XIIIe siècle apparaît un genre de soufisme connu comme monisme existentiel (wahdat al-wujûd), dont l’interprète le plus célèbre fut sans aucun doute l’andalou Muhyî al-Dîn Ibn ‘Arabî (m. 1240) : ce « Maître Suprême » porte à son expression maximale la notion du tawhîd, l’unicité de Dieu, arrivant jusqu’à affirmer que Dieu seul existe, tandis que le monde et l’homme ne sont rien d’autre que son reflet. Au monisme testimonial de al-Hallâj, l’Islam a préféré le monisme existentiel de Ibn ‘Arabî qui arrive jusqu’à l’extinction (fanâ’) du mystique à lui-même et l’exaltation de l’unicité et transcendance divine absolues. Les voies de l’ascèse mystique Le soufi dans sa recherche arrive à la prise de conscience qu’il n’est rien d’autre qu’un reflet de Dieu. À ce propos, le verset coranique de la Lumière (24,35), l’un des plus célèbres et des plus cités dans la littérature soufie, est particulièrement évocateur. Il renferme aux yeux des mystiques l’essence de Dieu, Lumière primordiale et substance première de toutes choses. « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre ! Sa Lumière est comparable à une Niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre ; le verre est semblable è une étoile brillante. Cette lampe est allumée à un arbre béni : l’olivier qui ne provient ni de l’Orient ni de l’Occident et dont l’huile est près d’éclairer sans que le feu la touche. Lumière sur Lumière ! Dieu guide, vers Sa lumière, qui il veut. Dieu propose aux hommes des paraboles. Dieu connaît toutes choses » (24,35) Ce verset coranique, les soufis en offrent une interprétation allégorique : ils y voient une image du parcours intérieur qu’accomplit l’homme en quête de la Connaissance. « Il est celui qui rend manifeste son Essence et toutes les choses se manifestent par Lui » – écrit Ibn ‘Arabî dans son commentaire du Coran (Tafsîr al-Qur’ân al-karîm). La niche – continue le mystique – est une allusion au corps humain, par lui-même ténèbre, éclairé par la lampe, c’est-à-dire par la lumière de l’esprit. Le verre, c’est le cœur illuminé par l’esprit. L’arbre dont l’huile fait brûler la lampe, c’est l’âme sanctifiée, bénie par les dons divins qu’elle reçoit : les enseignements touchant l’éthique, les œuvres et les modes de discernement. C’est du niveau de perfection atteint par l’âme que dépend le bonheur dans les deux vies, la manifestation des lumières, la révélation des secrets, des connaissances initiatiques et des vérités, les stations et les états spirituels. L’âme est illuminée par la lumière qui émane du feu de l’intellect et qui lui arrive à travers l’Esprit et le cœur, tout comme l’olivier s’enflamme par le moyen de l’huile, Lumière divine primordiale. Ce verset, ainsi que d’autres et des traditions du Prophète, ont inspiré une littérature soufie abondante sur la géographie des forces intérieures de l’homme dans la tension vers l’Absolu. Techniquement, la recherche du divin consiste avant tout à se rendre capable de gagner l’amitié divine ou sainteté (walâya) par le moyen d’exercices spirituels, par les efforts d’ascèse, par la pratique du dhikr (la répétition du nom de Dieu), qui aident l’homme à acquérir la pleine maîtrise de soi et de ses passions. Dans une autre de ses œuvres (Al-Tadbîrāt al-ilâhiyya fī islâh al-mamlaka al-insâniyya, “Le gouvernement divin dans le royaume humain”), Ibn ‘Arabî compare le soi de l’homme à un royaume gouverné par l’esprit à qui Dieu a donné son cœur pour demeure. Pour aider ce souverain, le Très-Haut lui a donné un ministre, l’intellect, à qui il a assigné pour demeure le cerveau de l’homme. Le souverain et son ministre ont toutefois des rivaux : la passion et le désir charnel. Ainsi, l’âme humaine se trouve prise entre deux forces immenses et contraires, l’esprit et la passion, et n’acquiert le gouvernement d’elle-même qu’en surmontant les obstacles érigés par la passion. Le soufi, donc, se met dans la condition de recevoir le don divin de la sainteté et de la Connaissance si, dans le combat intérieur, l’esprit parvient à vaincre la passion. Les confréries À partir du XIIe siècle, le soufisme commence à développer une dimension sociale qui se manifeste par la naissance de confréries (turuq, littéralement, « voies »). Ces ordres sont liés à un fondateur, et il est significatif que la plupart des chaînes initiatiques dont ils font dériver leur origine remontent jusqu’au Prophète à travers ‘Alî, père du chiisme. Ces confréries ont connu immédiatement un succès remarquable, parvenant à intéresser des milliers de musulmans attirés par les méthodes éducatrices et de purification pratiquées par les soufis, par la perspective de créer de nouvelles relations sociales, par le désir de vivre à l’ombre du maître et de pratiquer le culte des saints (awliyâ’, littéralement « amis de Dieu »), autour desquels s’est développée une véritable religiosité populaire. En outre, ces confréries ont joué un rôle décisif dans la diffusion de l’Islam, au-delà des frontières atteintes par les conquêtes des premiers siècles. Il est plutôt difficile de quantifier en chiffres les confréries, notamment parce que, au cours de l’histoire, beaucoup d’entre elles ont eu une existence brève à cause des accusations d’hérésie ou des batailles internes qui en ont provoqué la fin. Aujourd’hui, on en compte quelques centaines, qui peuvent être classées en deux catégories : celles qui prévoient pour les adeptes une cérémonie d’investiture, et celles qui au contraire prévoient la simple transmission spirituelle du maître au disciple. Certains ordres en particulier ont connu une diffusion exponentielle dans toute la zone connue aujourd’hui comme le Grand Moyen-Orient. Parmi ceux-ci figure la qâdiriyya, fondée par ‘Abd al-Qâdir al-Jilânî (m. 1166), qui a donné naissance à treize branches. Le Maghreb a donné le jour notamment à la shâdhilîyya, fondée au Maroc par Abû al-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258) et aujourd’hui présente en Égypte, dans les Balkans, dans l’Afrique subsaharienne, dans le sud-est asiatique, et aux États-Unis ; la tijâniyya, instituée en Algérie par Ahmad Tījânî (m. 1815), et la sânusiyya, fondée en réalité à la Mecque par Muhammad Ibn ‘Alî Al-Sanûsî (m. 1837), d’origine algérienne, ma qui est très répandue en Libye. Plus à l’Est, la Grande Perse a été sans aucun doute une terre féconde en confréries soufies : en Iran, la suhrawardîyya fondée par Shîhab al-Dîn ‘Umar Suhrawardî (m. 1234), première confrérie à jouer aussi un rôle politique par la volonté du calife, et la nematollahi, fondée par Nim‘atullâhî (m. 1431), qui, après la révolution iranienne, a connu un essor notable aux États-Unis, en Europe et en Australie. En Afghanistan, la confrérie cishtiyya, fondée par Mo’inoddin Cishti (m. 1236) à Cisht, près de Herat, et aujourd’hui répandue essentiellement en Afghanistan et en Inde, mais avec également des centres importants aux États-Unis, en Australie, en Afrique de l’Est et dans le Royaume-Uni. L’Empire ottoman a vu naître la mawlawiyya, fondée par le célèbre poète Jalâl al-Dîn al-Rûmî (m. 1273) et encore très présente en Turquie (ses adeptes sont surtout connus sous le nom de derviches), et la bektâshiyya, fondée par Hajî Bektâsh (m. 1337), qui souleva des discussions parce qu’elle acceptait la présence des femmes et empruntait des éléments au chiisme, et qui est très répandue aujourd’hui en Albanie. En Turquie, la naqshbandiyya, du nom de Muhammad Bahâ’uddin Shâh Naqshband (m. 1389), l’un des maîtres mais non le fondateur, joue-t-elle aussi un rôle important, elle compte également de nombreux adeptes en Europe. Soufisme et réformisme Le soufisme a connu des fortunes fluctuantes. Si l’on considère la période qui a suivi la deuxième moitié du XIXe siècle, il a suivi une évolution assez tortueuse : d’un côté, il a été la cible de ceux qui le considérait avec suspicion, estimant que ses pratiques risquaient d’entamer la pureté du monothéisme islamique, de l’autre, il a été un acteur important du réformisme islamique, contribuant entre autres à la formation de courants fondamentalistes comme les Ahl-i hadith en Inde et la Salafiyya au Moyen-Orient. L’un des éléments du soufisme qui ont le plus contribué à l’époque moderne à soulever l’hostilité de nombreux « puristes » a été sans aucun doute la pratique du dhikr qui, accompagné de la danse, peut faciliter l’expérience extatique d’union avec le divin ; mais également les prières surérogatoires, considérées comme une innovation, l’initiation, perçue comme la tentative d’un maître de soumettre le disciple à son savoir, la visite aux tombes des saints, et, en général, l’aura de mystère et de secret qui entourait les confréries soufies. Mais cette hostilité n’a pas entrainé le déclin des mouvements soufis, contrairement aux théories de plusieurs spécialistes occidentaux (Arthur J. Arberry, Clifford Geertz, Ernest Gellner) dans les années 1950-1990. Les développements historiques du soufisme réfutent en effet leur idée selon laquelle le soufisme, en forte régression parmi les classes aisées et cultivées, n’aurait survécu que parmi les classes les plus pauvres et ignorantes de la population. En réalité, à travers tout le monde musulman, on assistait à la naissance d’un soufisme urbain acculturé capable de susciter également l’intérêt de l’élite traditionnelle. Le soufisme a donc su s’adapter aux changements qui ont investi le Grand Moyen-Orient à l’époque moderne. Il suffit de penser qu’au début du XXe siècle, certains mouvements soufis ont participé à la rébellion contre les puissances coloniales et /ou les leaders de leurs États-nations, acquérant un rôle politique important (et dans certains cas, déterminant). C’est ainsi que la confrérie sânusiyya a joué un rôle décisif en Libye dans la formation de l’État-nation, et que dans les républiques à majorité musulmane de l’ex-Union soviétique, les soufis ont servi de moyen de mobilisation politique nationaliste. Cette aptitude politique marquée, et à certains égards belligérante, de certains courants soufis, leur attention pour la charia, et le refus des innovations et des pratiques visant à parvenir à l’union avec le divin, leur a valu la définition de néo-soufisme lancée par Fazlur Rahman. Le sud de l’Asie a offert un terrain fertile pour cette nouvelle tendance : le subcontinent indien en effet a toujours été habité par une minorité musulmane au milieu de la majorité hindoue, ce qui a favorisé l’essor d’une pensée réformiste qui, avec le temps, a été exportée au Moyen-Orient. La combinaison entre soufisme, activisme politique et fondamentalisme est évidente, par exemple, dans ce que l’on appelle le « soufisme sans tasawwuf », né en Syrie sous l’impulsion de Ahmad Kuftaru (m. 2004), ancien Grand Mufti de Syrie, et leader de la Kuftariyya, une branche du mouvement Naqshbandi toujours très présent en Syrie. Le « soufisme sans tasawwuf » prévoyait l’élimination des termes soufis controversés afin de protéger la mystique contre les accusations islamistes, l’éloignement des soufis qui adhéraient à l’école de Ibn ‘Arabî, la lutte contre l’innovation et la superstition, et le retour à l’enseignement des pères antérieurs. La rencontre entre soufisme et réformisme a ainsi favorisé la genèse de produits hybrides (celui de Kuftaru n’est qu’un exemple parmi d’autres) où la spiritualité traditionnelle soufie se combine avec une idéologie fondamentaliste en se posant comme une alternative modérée au monisme existentiel de Ibn ‘Arabî et à l’islamisme. 1 Giuseppe Scattolin, Esperienze mistiche nell’Islam. I primi tre secoli, EMI, Bologna 1994, pp. 10-11. 2 Ibidem, pp. 45-46. Pour en savoir davantage Martin van Bruinessen et Julia Day Howell (dir.), Sufism and the “Modern” in Islam, I.B. Tauris, New York 2007. Giuseppe Scattolin, Esperienze mistiche nell’Islam. I primi tre secoli, EMI, Bologna 1994. Giuseppe Scattolin, Esperienze mistiche nell’Islam. Secoli X e XI, EMI, Bologna 1996. Giuseppe Scattolin, Esperienze mistiche nell’Islam. Al-Niffarī e al-Gazālī, EMI, Bologna 2000. Kalābādī, Il sufismo nelle parole degli antichi, (traduction de Paolo Urizzi), Officina di studi medievali, Palermo 2002. Souad al-Hakim, Le soft power des soufis, «Oasis» 25 (2017), à paraître.