En dépit du succès contre l’État Islamique, le conflit ne donne pas de signes d’apaisement. Qui sont tous les acteurs internationaux, régionaux ou locaux

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:54:29

Sept ans après le début de la guerre civile, en mars 2011, la fin du conflit en Syrie semble encore lointaine, et la situation sur le terrain reste critique et incertaine. Bien plus, le scénario syrien laisse entrevoir ce qui pourrait constituer les symptômes d’un nouveau cycle, préoccupant, de conflits croisés.

 

Le dernier chapitre vient de s’ouvrir. La France a promis fin mars son propre soutien et offert sa médiation pour stabiliser la situation dans le Nord de la Syrie, contrôlé par les kurdes, alliés depuis des années avec l’Europe et l’Amérique dans la lutte contre l’État islamique. Or cette zone est le théâtre d’une opération militaire lancée par la Turquie depuis le 20 janvier. Paris, selon des sources kurdes (que l’Elysée ne confirme pas), serait prêt à envoyer des troupes dans la zone de Manbij contrôlée par les Forces démocratiques syriennes, pour éviter une offensive turque semblable à celle qui vient de se terminer contre Afrin.

 

Il s’agit, en ce qui concerne Manbij, de milices arabo-sunnites, turkmènes et assyriennes, mais composées en fait essentiellement de forces kurdes appartenant à l’Unité de Protection Populaire (YPG), formation considérée par Ankara comme terroriste. Le président français Emmanuel Macron a rencontré une délégation du mouvement jeudi soir.

La France a promis son soutien pour stabiliser le Nord de la Syrie

Le gouvernement turc n’a pas perdu de temps pour exprimer sa contrariété : « Nous repoussons tout effort qui vise à promouvoir un dialogue, des contacts ou une médiation entre la Turquie et ces forces terroristes », a déclaré le porte-parole de la présidence turque Ibrahim Kalin.

 

L’affrontement entre Turcs et kurdo-syriens sur lequel viendrait se greffer cet hypothétique déploiement militaire français, n’est que le dernier épisode d’une série de conflits parallèles nés au fil des ans dans la guerre en Syrie.

 

La situation sur le terrain

La chute de Raqqa en Syrie et de Mossoul en Irak a relégué Daech dans des zones marginales. De fait, et de façon fort ambigüe, la lutte contre l’État Islamique mettait apparemment tout le monde d’accord. Mais à présent, avec la défaite du « califat », c’est aussi la justification avancée par bon nombre d’acteurs pour participer au conflit qui s’efface : et l’on voit émerger des intérêts particuliers évidents.

 

Second point, la « Pax Russica », c’est-à-dire le processus de stabilisation opéré par Moscou pour sauver le régime de Bachar el-Assad, ne décolle pas : c’est une chose que de gagner la guerre contre les rebelles anti-gouvernementaux, c’en est une autre que d’imposer une paix qui surmonte les vetos croisés de ses propres alliés. En d’autres termes, la Russie, tout en prenant les rênes de l’alliance avec la Turquie, l’Iran et le gouvernement syrien, n’arrive pas à composer les intérêts de ses alliés et à les pousser à accepter un compromis de non-belligérance.

 

Mais dans le même temps, Moscou se trouve obligé à accomplir des prouesses d’équilibre politiques et diplomatiques qui sont à la longue insoutenables, et qui l’exposent à un jeu dangereux. Le Kremlin, par exemple, a de bons rapports tant avec Israël qu’avec l’Iran, mais fournit des armes aux forces syriennes et iraniennes qu’Israël bombarde sans rencontrer d’opposition de la part des Russes eux-mêmes. Autre exemple de la position ambigüe de Moscou : sa coordination sur le terrain avec Ankara, tout en maintenant de bons rapports avec les mouvements kurdes syriens, contrastés par le président Recep Tayyip Erdoğan, son allié. En outre, après avoir difficilement négocié la mise au point de quatre zones de « désescalade », la Russie voit maintenant deux de ces zones investies par les attaques de ce même gouvernement syrien qu’elle soutient, dans la Ghouta et à Idlib.

 

Il faut enfin faire une dernière considération, importante, à propos des forces anti-gouvernementales. Au début de la guerre civile, le gouvernement syrien voyait très clairement que sa seule chance de salut était de se montrer aux yeux du monde comme l’alternative à une victoire djihadiste. En conséquence, et grâce aussi à l’appui de Moscou et de Téhéran, le régime a concentré tous ses efforts militaires contre l’opposition modérée, laissant les Américains s’occuper de l’État Islamique.

 

De la sorte, aujourd’hui, maintenant que le « califat » s’est effondré, les forces rebelles sont affaiblies, divisées, et incapables non seulement de s’imposer sur le terrain, mais surtout de constituer un front politique uni. Seule exception, les kurdes, qui jouissent de l’appui américain, et avec lesquels Assad a observé la neutralité dès le début du conflit.

 

Ceci dit, pour mieux comprendre la crise syrienne, il est bon de l’analyser en observant trois niveaux de lecture, tous en étroite connexion. Tout d’abord, il y a la dimension internationale, plus étendue, qui voit la Russie jouer un rôle central, l’Amérique, un rôle secondaire, et l’ONU, inefficace. Ensuite, il y a le niveau régional, avec l’implication dans la crise essentiellement de la Turquie, de l’Iran, des milices chiites libanaises de Hezbollah, d’Israël. Enfin, il y a le niveau local syrien, qui voit les forces gouvernementales engagées contre différents groupes de rebelles islamistes et modérés.

 

Le niveau international

Au niveau international, tandis que l’ONU a patronné les colloques inefficaces de Genève, la Russie, la Turquie et l’Iran se sont engagés dans deux initiatives complémentaires : d’un côté, les accords d’Astana, dont le but était de réaliser une série de cessez-le-feu et de zones de désescalade ; de l’autre, les négociations de Sotchi pour parvenir à un accord de paix et rédiger une nouvelle Constitution.

 

Dans les faits, toutes les trêves négociées ont été rapidement violées : actuellement, seules les zones de désescalade entre Dara‘a, dans le sud-est de la Syrie, et Quneitra, dans le Golan, observent la trêve. En attendant, les États-Unis acceptent volontiers d’assumer un rôle de second plan : ayant compris la complexité actuelle du conflit syrien, ils se consacrent à des objectifs limités comme la lutte contre le terrorisme et la sauvegarde des rapports avec la Turquie.

 

Le niveau régional

Au niveau régional, on assiste en revanche à un dynamisme croissant et préoccupant. D’un côté il y a la Turquie, en collision frontale avec les kurdes du Rojava – dans le nord de la Syrie –, qui vise à se ménager une zone-tampon en territoire syrien jouxtant sa frontière. Et puis il y a l’Iran, Hezbollah et différentes milices qu’ils ont créées, qui sont en train de se consolider sur le terrain en vue d’une confrontation possible avec Israël.

 

Le niveau local

Il y a enfin le niveau local : ce qui saute aux yeux, c’est l’extrême fragmentation des groupes et la fluidité continuelle des alliances. En Syrie, l’évidence s’impose d’une dynamique de proxy war : une grande partie des forces sur le terrain sont liées à un sponsor régional.

 

Le président Assad apparaît comme le grand vainqueur de la guerre civile syrienne, mais en réalité, il a perdu le contrôle de larges pans de son territoire : il contrôle des forces armées extrêmement fragiles et limitées, et a besoin de l’appui aérien russe et de l’appui sur le terrain de groupes liés à l’Iran comme Hezbollah.

 

Le gouvernement syrien compte sur ses Forces armées, lesquelles sont davantage un groupe de milices exsangues qu’une armée à proprement parler. Puis il y a les Forces de Défense Nationale c’est-à-dire les milices de l’État liées au gouvernement et entrainées par Hezbollah et par l’Iran et, enfin, une pléthore d’unités irrégulières de natures diverses et d’une fiabilité incertaine, qui sont souvent ni plus ni moins que des gangs criminels.

 

Combattant Daech dans le Rojava tout en maintenant une sorte d’entente cordiale avec le gouvernement, il y a les Forces démocratiques syriennes : milices arabo-sunnites, turkmènes et assyriennes, mais composées de fait essentiellement de forces kurdes de l’Unité de protection populaire (YPG). Même si elles sont entrainées, armées et appuyées par les États-Unis, Washington est en train de sacrifier ces mois-ci les cantons kurdes à l’ouest de l’Euphrate, laissant la Turquie y pénétrer au nom de la survie de l’OTAN.

 

Les rebelles islamistes constituent un panorama extrêmement différencié. Il y a d’un côté le Front de libération syrien, dans lequel ont conflué Ahrar al-Sham et la brigade Nureddin Zengi, deux des forces rebelles les plus importantes du Nord syrien. Il s’agit de mouvements djihadistes, mais attachés à une dimension nationale syrienne et sans les aspirations transnationales du « califat ».

 

De l’autre côté il y a des groupes djihadistes salafistes comme Hay’at Tahrir al-Sham, à Idlib et dans le nord-ouest du pays, dans une position critique, pris entre des forces gouvernementales et d’autres milices rebelles. Et tandis que de nombreux groupes djihadistes semblent disposés à se déradicaliser pour s’intégrer dans d’autres milices plus modérées, il reste encore, dispersées à travers le territoire, des forces actives liées soit à Daech soit à al-Qaïda.

 

Parmi les forces rebelles, il y a aussi ce qui reste de l’Armée libre syrienne désormais désagrégée, composée initialement d’unités rebelles de l’armée, mais qui, après une série de revers, se retrouve divisée en de nombreux groupes qui, dans le Nord, soutiennent soit les gouvernementaux, soit les turcs, et même les djihadistes, tandis que dans le Sud, ils manifestent une plus grande cohésion et représentent encore la force d’opposition la plus importante au gouvernement syrien.

 

Pour conclure, en Syrie on est bien loin de la fin des hostilités. Bien plus, après la défaite de l’État Islamique, le gouvernement poursuit une offensive impitoyable pour reconquérir le terrain, le conflit entre Turcs et kurdes du Nord s’aggrave, tandis que des vents de guerre soufflent sur le Sud du Liban et sur le Golan. Le risque grandit de voir des initiatives unilatérales de la part des nombreux acteurs locaux et régionaux qui, échappant au contrôle de leurs sponsors internationaux, risquent de déchaîner des cycles inédits de conflit : au fond, en Syrie, chacun combat sa propre guerre.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis