Le penseur maghrébin a anticipé plusieurs des thèmes et des méthodes des sciences humaines et sociale modernes. C’est aussi pour cela que sa Muqaddima a été négligée ou incomprise pendant longtemps. Une conversation avec Abdessalam Cheddadi, qui a consacré tout sa vie de recherche à Ibn Khaldûn
Dernière mise à jour: 16/11/2022 12:21:37
Ibn Khaldûn est sans conteste un des plus grands penseurs de la civilisation islamique. Né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406, il est l’auteur d’une histoire universelle, le Kitâb al-‘Ibar ou Livre des Exemples, dont la première partie, connue sous le nom de Muqaddima (« Introduction »), propose une lecture globale de la civilisation humaine et des lois qui la régissent.
Abdesselam Cheddadi, né à Fes (Maroc) en 1944, est une autorité reconnue sur Ibn Khaldûn, dont il a traduit et commenté en français pour la Bibliothèque de la Pléiade la Muqaddima (2002)[1] et le troisième livre du Kitâb al-‘Ibar (2012)[2]. Il a également traduit l’Autobiographie et a à son actif plusieurs livres et articles, ainsi qu’une nouvelle édition de la Muqaddima en arabe (Casablanca, 2005).
L’entretien se déroule dans un restaurant de Rabat. Entre plusieurs salades, une pastilla et un tajine remarquables, Cheddadi ne perd pas l’occasion de nous faire part de sa véritable passion. Une passion, par ailleurs, partagée.
Entretien conduit par Martino Diez
Vous avez consacré une bonne partie de votre vie à l’étude d’Ibn Khaldûn. Comment est-que ça a débuté ?
J’ai commencé à m’intéresser à Ibn Khaldûn par hasard. Je travaillais sur la question de l’éducation dans les sociétés traditionnelles et j’ai lancé une enquête sur les medersas dans les zones rurales du Maroc, en particulier dans la région du Souss. Je suis tombé sur le chapitre d’Ibn Khaldûn qui traite de l’éducation et j’ai été fasciné par ses réflexions et ses analyses sur ce sujet. En même temps, il y avait un ami qui travaillait dans les éditions Sindbad : il m’a proposé de traduire l’Autobiographie. Les deux choses sont arrivées ensemble. J’ai écrit un article sur Ibn Khaldûn et l’éducation, qui a paru dans une publication de l’Unesco,[3] et j’ai traduit l’Autobiographie sous le titre Le Voyage d’Occident et d’Orient.[4] Puis, à partir de là, je me suis intéressé à l’ensemble de son œuvre.
Ensuite vous avez traduit une anthologie, que vous avez intitulée Peuples et nations du monde[5]…
Oui, justement. Je voulais donner un aperçu de la pensée historique d’Ibn Khaldûn, parce que pendant longtemps on a considéré qu’il y avait un fossé entre la Muqaddima et le reste de l’œuvre. Je crois que cette idée repose sur des a priori à propos de la façon dont l’histoire devrait être écrite qui n’ont rien à voir avec la société maghrébine de l’époque. Ibn Khaldûn adopte une méthodologie historique assez proche de la méthodologie moderne, mais qui reste très originale et qui colle à la réalité de son temps. En particulier, le point de départ de son analyse dans son histoire universelle c’est les umam, les nations au sens d’ensembles ethniques. L’humanité est classée en nations : les Arabes, les Berbères, les Rûm, les Francs, les Kurdes, les Turcs, les Chinois, les Noirs, etc… Et donc qu’est-ce qu’il est important d’étudier dans le cadre des nations ? Le côté politique. C’est ce qu’il fait dans la partie événementielle du Livre des Exemples, consacrée aux Arabes, aux Berbères et aux nations qui leur étaient contemporaines, en se concentrant sur leur formation et leur succession, sur l’étendue de leur pouvoir et sur les dynasties qui les gouvernent. Il est parfaitement cohérent dans son approche.
Dans cette œuvre vous avez mis l’accent sur la méthode historique d’Ibn Khaldûn, tout particulièrement sa critique du khabar, la notice historique.
Ce point est capital. Ibn Khaldûn critique la dépendance aveugle de la chaîne des transmetteurs, le isnâd, aux dépens du contenu. À son avis, un khabar qui relate des faits impossibles selon les lois de la civilisation doit être écarté comme faux, quel que soit son isnâd. Il s’agit là d’une véritable révolution méthodologique.
En même temps Ibn Khaldûn exclut le corpus des hadîths de cette critique. Pourquoi ? S’agit-il d’une forme d’autocensure ?
Il considère que le hadîth a créé ses propres sciences, qui comportent un côté formel et un travail de comparaison pour vérifier s’il y a des contradictions entre les différentes versions d’une même tradition ou propos. Dans les sciences du hadîth, il ne s’agit pas de méthodologie historique, mais d’une critique du discours qu’on a eu tort, d’après lui, de vouloir appliquer à l’histoire.
Mais du point de vue logique, l’extension de la méthode historique aux hadîhs aurait dû suivre.
Je crois qu’il considère le domaine du hadîth comme un savoir religieux qui ne fait pas partie de celui de l’histoire et ne répond pas à ses lois. En tout cas, il n’a pas trop théorisé sa position vis-à-vis du hadîth.
L’autre question que je me pose toujours est le rôle de l’Islam dans la vision d’Ibn Khaldûn. Dans sa conception cyclique de l’histoire, l’Islam en tant que forme politique (le califat) semble marquer un sommet, qui toutefois cède très rapidement le pas au retour du politique pur, le mulk.
Il faut distinguer deux niveaux : celui de la loi divine, qui a été édictée par Dieu et qui est transmise aux hommes à travers la succession des prophètes depuis Adam. Celle-ci comprend de grandes figures comme Abraham, Moïse ou Jésus, et Muhammad en est le dernier chaînon. Tout cela n’est pas en cause. Cependant – et par là on passe au second niveau – selon la tradition musulmane, les lois divines n’ont jamais pu être pleinement respectées, à aucune époque. Ibn Khaldûn ne met pas en cause les thèses selon lesquelles l’Islam est la dernière révélation et la meilleure religion, de sorte que l’idéal pour les hommes serait de la suivre. Toutefois il estime que les hommes sont incapables de réaliser pleinement un tel idéal, ce qui oblige à des compromis. C’est l’état de choses qu’il constate depuis la fin de la période des « califes bien guidés » (al-râshidûn) : si un pur et simple retour en arrière a pu jusque-là être évité, l’idéal de gouvernement islamique juste n’a pas pu être mis en œuvre de façon complète.
Sauf, peut-être, avec le Mahdî…
Même pas avec le Mahdî. À mon avis, Ibn Khaldûn, qui connaissait bien les doctrines et l’histoire du mahdisme, n’y croyait pas trop. Certes, il relate maintes anecdotes sur l’apparition possible d’un mahdi en son temps, comme lors de son dialogue avec Tamerlan, mais il ne prend pas position, il ne se prononce pas sur la question de savoir si vraiment l’avènement du Mahdî permettrait le retour d’un âge d’or.
Cela me rappelle le concept de l’usure de la sharî‘a (indirâs al-sharî‘a), dont parle al-Juwaynî dans son Ghiyâthî et qui m’a frappé quand je l’ai lu pour la première fois.[6] Al-Juwaynî décrit un déclin progressif de la umma qui amène celle-ci, siècle après siècle, à ne plus avoir d’interprètes indépendants de la loi, puis d’interprètes dans les écoles juridiques, puis à ne retenir de la sharî‘a que ses éléments de base, et finalement seulement les normes cultuelles. Il va jusqu’au point de se demander ce qui se passerait si même les normes cultuelles étaient oubliées. Et il précise que, si le Jour du Jugement tarde, il n’est pas possible d’exclure une telle possibilité, une telle usure.
Ces idées sont inspirées par certaines traditions apocalyptiques d’origine chrétienne, selon lesquelles l’humanité se dégradera de plus en plus jusqu’à ce qu’elle connaisse le règne du diable, puis le retour de Jésus.
Le courant majoritaire dans l’Islam souligne toutefois que l’Islam est une religion facile, claire, sans mystères. Cette vision apocalyptique, ne le contredit-elle pas ?
Tout à fait, l’Islam se présente comme la religion du juste milieu, à l’anthropologie optimiste. Le courant apocalyptique demeure, à mon avis, marginal.
Même par rapport au califat ? Beaucoup d’oulémas envisagent son histoire comme une forme de dégradation progressive.
Je ne pense pas que l’idée de dégradation soit présente de façon uniforme dans la pensée juridique islamique. Par exemple, si on lit un certain nombre de penseurs de l’époque mamelouke, il en ressort qu’ils ne considéraient pas leur temps comme un moment de décadence, qu’il s’agisse de la religion ou de la société. En effet, il est intéressant de voir comment cette époque était interprétée par les oulémas. D’ailleurs, Ibn Khaldûn a exprimé une position à ce propos, qui est explicitée de la façon la plus claire dans son discours d’investiture à la medersa al-Qamhiyya du Caire. Ce discours, qui est rapporté dans son Autobiographie (Livre des Exemples, I, pp. 180-190), où il fait un éloge prononcé des souverains mamelouks d’Égypte, n’est pas purement formel.
Et Rashîd al-Dîn, l’historien persan de l’époque mongole qui écrit le Jâmi‘ al-tawârîkh ?
Il s’agit là d’une histoire qui embrasse toute l’Eurasie, de la Chine à l’Europe, mais dont les prémisses théoriques ne sont pas explicitées et qui demeure sur un plan purement événementiel. Ce qui est très intéressant chez Ibn Khaldûn du point de vue de l’histoire globale, c’est le fait qu’il incarne l’esprit de la civilisation urbaine qu’il oppose à l’état des sociétés qui étaient restées au niveau agraire et qui ne voulaient pas le dépasser, ainsi qu’à celui des sociétés autrefois dites « sauvages » ou « primitives », que nous appelons aujourd’hui sociétés des chasseurs cueilleurs, qu’il considère comme infra humaines, conformément à l’imaginaire de l’époque. En même temps, il garde un grand respect pour la société rurale de paysans et éleveurs sédentaires ou nomades, vivant dans les montagnes ou les déserts, ce qui est très rare, bien qu’il considère que les petits pouvoirs locaux doivent normalement se soumettre aux pouvoirs centraux de type étatique. La société rurale est incarnée, à ses yeux, aussi bien par les Berbères sédentaires ou nomades que par les Arabes nomades, dont il nous a laissé des monographies qui demeurent fondamentales. Remarquons que, d’après les études les plus récentes, les Berbères de l’Afrique du Nord semblent avoir, en grande majorité, consciemment choisi de conserver une organisation socio-politique pré-étatique. Ils avaient eu à maintes reprises (avec les Phéniciens, les Romains et les Byzantins) la possibilité de passer à la civilisation urbaine, mais ils ne l’ont pas fait.
Une curiosité, est-ce que vous connaissez la langue berbère, le tamazight ?
J’ai appris à le parler, même si je suis d’une famille arabe. Ibn Khaldûn, bien qu’arabe, fait l’apologie des Berbères dans un beau texte de l’Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb (Livre des Exemples, II, pp. 151-157). C’est le seul texte dans toute l’historiographie du Maghreb où l’on trouve un éloge de ces populations.
Croyez-vous que l’analyse d’Ibn Khaldûn garde une pertinence pour les sociétés arabes contemporaines, pour le Maroc ?
La question de la pertinence d’Ibn Khaldûn pour le temps présent est très difficile et je me la suis posée très tôt. C’est tout le problème de notre rapport aux penseurs du passé, en particulier quand il s’agit des sociétés non-occidentales à qui l’Occident a imposé sa vision de l’histoire. À l’époque que nous vivons, marquée par la globalisation, c’est en fait le rapport de l’humanité à elle-même en tant que telle, notamment le rapport à son propre passé, qui est en question. Nous savons que ce rapport doit être repensé radicalement, mais nous ne savons pas bien comment le faire. C’est la question de « l’histoire globale », dont les Américains se sont emparés il y a quelques décennies avec une production prolifique, mais dont les historiens du reste du monde n’arrivent à définir correctement avec un minimum d’accord ni le concept, ni les méthodes, ni les objets. L’histoire, conçue jusqu’à tout récemment essentiellement comme une histoire nationale (ou régionale), a du mal à s’adapter à une situation où c’est toute l’humanité qu’il faut appréhender, et où c’est l’humanité entière qui doit prendre en charge sa propre histoire. A cet égard, les questions classiques à propos de toute étude sur l’homme se posent avec acuité : où ? qui ? pour qui ? comment ? pour quoi faire ? Nous sommes en train de retourner au chaos primitif, ou du moins à un chaos version 2.0, et quelques-uns se prenant pour des dieux, se mettent à penser et à agir pour les autres et à leur place. C’est cela la globalisation à sens unique, telle qu’elle est menée aujourd’hui, en histoire comme dans tout autre domaine. On revient à la loi de la jungle, c’est-à-dire la loi du plus fort, celui qui dispose de plus de moyens économiques et académiques.
Quel est, dans ce contexte, la pertinence d’Ibn Khaldûn en tant qu’historien, non seulement pour les musulmans, mais pour le monde ? Pour faire simple, je pense que la pertinence aujourd’hui d’Ibn Khaldûn est au moins double : pour la société qui l’a vu naître, son œuvre présente l’intérêt majeur d’être une tentative, somme toute assez réussie, de décryptage aussi objectif que possible de la société arabo-berbère. Vous savez que la plupart des historiens modernes de l’Afrique du Nord et du monde arabe en général l’utilisent d’une manière massive et que des anthropologues modernes, tels Ernest Gellner ou Clifford Geertz, s’en sont largement inspirés. Mais l’entreprise khaldûnienne revêt, à mon sens, une dimension encore plus cruciale pour notre monde global d’aujourd’hui. Comme je viens de m’en rendre compte après plus de trente ans de compagnonnage avec ce grand esprit, elle constitue le premier exemple d’un effort pour penser la totalité de l’humanité de façon « scientifique », comme il le dit lui-même. Et sa scientificité n’a rien à envier à la nôtre, comme l’admettent aujourd’hui tout ceux qui ont examiné son travail de près. En effet, le Livre des Exemples, avec son introduction théorique et son récit des événements historiques en deux grandes parties, l’une consacrée aux Arabes et aux Berbères et l’autre aux peuples contemporains, est la première tentative jamais faite d’écrire une histoire globale de l’humanité prémoderne, en observant le maximum de neutralité. Avec ses qualités et ses nombreuses lacunes et faiblesses, elle peut être très utile à tous ceux qui ont l’audace aujourd’hui de s’attaquer au problème de l’écriture d’une histoire globale sans parti pris. Je me suis attelé à une recherche sur ce sujet depuis une dizaine d’années. En 2009, j’ai donné dans la revue Esprit une première esquisse de cette réflexion dans un article intitulé « La théorie de la civilisation d’Ibn Khaldûn est-elle universalisable ? »[7] et j’espère publier bientôt un livre qui reprend la question avec de plus amples détails, en relation avec la problématique actuelle de l’histoire globale.
Votre partie préférée dans l’œuvre d’Ibn Khaldûn, le chapitre, la section…
Il y a un passage tout à fait fascinant, dans la sixième partie de la Muqaddima, où Ibn Khaldûn aborde la question de l’enseignement et des méthodes d’apprentissage pratiquées dans les sociétés musulmanes, notamment en Andalus, en Égypte et au Maghreb. Il dit, à peu près ceci : la méthode, c’est bien, mais en réalité ce qui compte vraiment c’est l’intuition. Il faut d’abord suivre son intuition en ne s’embarrassant ni de logique ni de règles de méthode. C’est seulement de cette façon que l’on peut faire de vraies découvertes. La logique et les règles de méthodes viennent après. C’est le contraire de ce que, académiquement, on veut nous faire croire. La construction bien ordonnée qu’on lit dans les livres est en réalité une reconstruction après coup. C’est probablement de cette façon qu’Ibn Khaldûn a travaillé lui-même, comme on le découvre dans ce passage étonnant de l’Autobiographie où il parle de la rédaction de la première esquisse de la Muqaddima : « J’en achevai l’Introduction selon cette manière originale qui me fut inspirée dans cette retraite : des torrents de mots et d’idées se déversèrent sur mon esprit et y furent agités jusqu’à ce que j’en eusse extrait la crème et élaboré les produits ». (Livre des Exemples, I, p. 151)
De la Muqaddima il en ressort également qu’Ibn Khaldûn connaissait bien l’Espagne chrétienne, où il avait été envoyé en ambassade ; il donne un aperçu assez précis du fonctionnement des sociétés européennes, la Papauté, l’Empire…
Tout à fait. Il a sans doute reçu une partie de ses informations sur le monde chrétien en Espagne, mais c’est surtout en Égypte qu’il a trouvé la documentation la plus complète. Le chapitre où il traite des institutions religieuses et politiques juives et chrétiennes en les comparant au califat est très profond et doit être lu attentivement. Il y pose la question du rapport entre le politique et le religieux dans les trois contextes juif, chrétien et musulman d’une manière unique. Mais en vérité, on trouve toujours de l’intérêt dans ce qu’il écrit. Par exemple, les parties sur la langue et sur la poésie, ou sur la sociologie des savants, elles aussi, sont extrêmement intéressantes.
Peut-être les cent pages sur la machine pour prévoir le futur, la zâ’irja, le sont moins…
La zâ’irja était un jeu de société, où il s’agissait de prédire le futur. Ibn Khaldûn lui-même, je pense, ne comprenait pas son fonctionnement à 100%. Il a rapporté là-dessus un poème qui demeure obscure. Dans ce cas, j’ai traduit sans comprendre, je l’avoue.
Ibn Khaldûn n’a pas connu le même destin qu’Ibn Rushd, dont les livres ont été brûlés. Cependant, vous avez écrit dans le premier volume de votre traduction du Livre des Exemples que « l’indifférence ou la neutralité de l’Islam à son égard [peuvent être considérées] comme des limites que cette civilisation n’a pas su franchir, comme un horizon qu’elle n’a pas pu dépasser » (Livre des Exemples, I, p. XLIV).
C’est vrai, Ibn Khaldûn n’a pas été pleinement exploité sur le plan théorique par les sociétés musulmanes, ni en son temps ni dans les siècles qui ont suivi. Mais en étaient-elles capables ? Pouvaient-elles développer réellement la « nouvelle science » qu’il prétend avoir, à juste titre, inventée, et qui comprend toutes les sciences que nous mettons aujourd’hui sous l’étiquette des « sciences humaines », notamment l’anthropologie et la sociologie ? Tout ce que l’on peut dire est que l’anthropologie ou la sociologie comme sciences réflexives sur l’homme et la société ne semblent avoir présenté aucune utilité pour l’époque, plus fondamentalement intéressée par la pensée juridique, théologique et, à la rigueur, philosophique. C’est pour cela que la Muqaddima a été vue comme un objet de curiosité, plus admirée (en tout cas par quelques-uns) que comprise, même dans l’empire ottoman où on s’y est intéressé dès le XVIe siècle. Je pense que la réception d’Ibn Khaldûn aurait été la même dans les monde chrétien, chinois ou indien de l’époque. C’est seulement à partir de l’ère moderne que ce que nous appelons « les sciences humaines » sont devenues centrales, voire vitales, et ce n’est donc pas étonnant qu’Ibn Khaldûn n’ait été redécouvert qu’en Europe au début du XIXe siècle. Dans les pays arabes modernes, où les « sciences humaines » ont encore du mal à s’implanter et à jouer leur rôle dans la vie politique et sociale, le rapport à Ibn Khaldûn demeure pour le moins ambigu : objet de fierté, il est peu exploité pour faire avancer la réflexion sur les sociétés arabes et musulmanes et sur le monde contemporain en général – ce que devrait être sa vocation première.
[1] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples I. Autobiographie. Muqaddima. Texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2002.
[2] Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples II. Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb, Texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2012.
[3] Ibn Khaldun’s Concept of Education in the Muqaddima, « Quarterly Review of Education » 24i-ii (1994), 7-19.
[4] Ibn Khaldûn, Le voyage d’Occident et d’Orient, traduit de l’arabe et présenté par Abdesselam Cheddadi, Sindbad, Paris 1980.
[5] Ibn Khaldûn, Peuples et nations du monde, extraits des ‘Ibar traduits de l’arabe et présentés par Abdesselam Cheddadi, 2 vols., Sindbad, Paris 1986.
[6] Al-Juwaynî, L’usure de la charia, extraits traduits par Martino Diez, « Oasis » 25 (2017), pp. 102-108.
[7] « Esprit », n. 352 (février 2009), pp. 82-95.