Dialogue interreligieux et interculturel, métissage, immigration. Interviewé par l’écrivain Luca Doninelli, le cardinal Scola évoque les thèmes et l’approche de la Fondation Oasis, qu’il a lancée en 2004

Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:25

Interview du cardinal Scola par Luca Doninelli, revue pour Oasis par Martino Diez

 

La Fondation Oasis, que vous avez créée en 2004, agit en faveur de la rencontre entre chrétiens et musulmans dans le monde globalisé. Avec la pandémie, ce thème semblait avoir disparu de la scène publique italienne, mais il est revenu en force sur le devant de la scène avec le voyage du pape François en Irak. Y a-t-il une spécificité de l’approche d’Oasis sur ce thème du dialogue ?

 

J’aimerais partir du voyage du pape François en Irak en mars dernier. Cette visite, que l’on peut sans exagération qualifier d’historique, s’inscrit dans un parcours d’attention constante à l’égard du monde musulman. Pour ne citer qu’un fait, depuis qu’il est devenu pape, François s’est rendu dans 11 pays à majorité ou au moins à forte présence musulmane : Terre Sainte (Jordanie et Autorité palestinienne), Turquie et Albanie en 2014, Bosnie et République centrafricaine en 2015, Azerbaïdjan en 2016, Égypte et Bangladesh en 2017, Émirats et Maroc en 2019, et précisément l’Irak en 2021, sans oublier qu’il a déjà pratiquement annoncé un voyage au Liban parmi ses priorités. Ces données font comprendre combien le pape est sensible à cette question et il ne pourrait d’ailleurs pas en être autrement, étant donné qu’ensemble, les chrétiens et les musulmans représentent au moins 55 % de la population mondiale.

 

Le premier pas – me semble-t-il – a consisté à établir un rapport personnel. Cela n’a pas toujours été possible, mais lorsque cela s’est produit, comme avec le cheikh d’al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, les bases ont été posées pour les étapes suivantes, en particulier la Déclaration sur la fraternité humaine signée aux Émirats en 2019. Le voyage en Irak représente un pas supplémentaire pour entamer la même dynamique dans le monde chiite, en particulier en la personne du grand ayatollah al-Sistani. Malgré leurs différences, les deux représentants religieux musulmans, le cheikh d’al-Azhar et le grand ayatollah de Najaf, partagent l’idée qu’il convient de préserver une certaine distance entre la religion et la politique, en évitant de faire coïncider les deux plans, comme c’est le cas par exemple en Iran, ce qui crée une insatisfaction croissante chez les religieux, ou comme ont tenté de le faire les Frères musulmans en Égypte. Grâce à cette distinction – je ne dirais pas « séparation », car ce n’est pas ce qu’ont à l’esprit ces religieux musulmans – il se crée un espace civil/civique, dans lequel il est possible d’initier un dialogue au sujet des grands maux qui affectent le Moyen-Orient contemporain, que la recrudescence du conflit israélo-palestinien a remis sur le devant de la scène.

 

Si l’on veut, l’Irak incarne ces maux au plus haut degré, parce que c’est de Mossoul qu’en 2014 a été proclamé le califat de sang de Daech. Nous savons que c’est précisément cela qui suscitait des craintes compréhensibles au Vatican, mais le pape a voulu aller mettre le doigt dans la plaie pour montrer que, même dans les pires circonstances, (les dizaines de milliers de morts, les réfugiés, les attentats suicides, les esclaves sexuelles), il est toujours possible de repartir. Aux chrétiens irakiens, qui sont les premiers destinataires de cette visite, le pape a indiqué par où commencer, en leur confiant deux tâches : « la capacité de pardonner et le courage de lutter ».

 

Évidemment, ce nouvel élan, indéniable et perceptible dans le rapport avec les musulmans, exige de nous, les catholiques, un changement dans notre façon de penser. Il faut que nous redevenions capables de comprendre comment se conjuguent universalité et particularité. L’événement salvifique de Jésus-Christ n’est pas une forme parmi d’autres, sous laquelle se manifeste le divin, selon l’interprétation pluraliste du document d’Abou Dhabi et plus généralement du dialogue interreligieux, mais un événement particulier qui embrasse tout l’universel et qui éclaire, parce qu’elle y est enclose, la réponse partielle et parfois erronée que les différentes religions offrent au drame de l’existence. C’est, sous d’autres formes, la même question que celle du rapport entre l’Évangile et « les valeurs » humaines qui a si souvent été débattue, notamment dans l’église italienne, par exemple en rapport avec le marxisme de l’après 1968. Nous savons qu’il existe une tension, et qu’elle existera peut-être toujours, au sein de l’Église entre ceux qui, en toute bonne foi, voient l’Évangile comme un beau prétexte pour dire et faire autre chose – ce que j’appelle la crypto-diaspora, plus que jamais présente aujourd’hui – et ceux qui ne perçoivent aucun élément positif dans les cultures et religions non chrétiennes, qu’il s’agisse de l’Occident sécularisé, du monde islamique ou des religions asiatiques, comme si leur reconnaître une valeur ou un rôle dans le plan de Dieu signifiait nier l’unicité salvifique de Jésus-Christ. Pour comprendre, pensons au rapport entre le Christianisme naissant et la civilisation gréco-romaine. Il y avait ceux qui étaient tellement fascinés par celle-ci qu’ils finissaient par réduire Jésus-Christ aux schémas étroits du gnosticisme et il y avait – nous devons l’admettre – les fondamentalistes qui, dès qu’ils ont pris le pouvoir, se sont mis à poursuivre les païens, les juifs et leurs frères chrétiens, au point de déchirer l’Église (« l’emprise déformante de l’intégralisme politique », disait von Balthasar). Les chrétiens ont peiné à suivre le conseil de Saint Basile, de prendre chez les auteurs païens ce qui est utile, comme le font les abeilles avec les fleurs. Cela a donné naissance à l’humanisme chrétien, dont nous célébrons cette année l’une des plus grandes figures, Dante Alighieri.

 

En somme, à mon avis, si l’on veut aborder correctement le dialogue interreligieux, au niveau d’une prise de conscience parmi nous, les chrétiens, il convient de retrouver la dimension trinitaire de notre foi – la Trinité en tant que lieu des différences – et de se remettre à réfléchir sur la dialectique entre le particulier et l’universel qui se manifeste dans l’Incarnation.

 

C’est exactement la position que nous essayons de développer à Oasis et, si je puis me permettre de le dire, avec une certaine avance sur les temps, étant donné que, comme vous l’avez rappelé, cela fait désormais plus de 15 ans que nous sommes engagés sur ce thème. D’où l’importance de souligner, comme vous le faites, que nous parlons de « chrétiens et musulmans dans le monde globale », qui est le mot d’ordre de notre site, le payoff comme disent les experts du Web. Nous ne parlons pas d’Islam et de Christianisme de manière abstraite, comme de deux systèmes de dogme et de pensée (même si, pour nous, le dogme et la pensée sont fondamentaux !), mais de chrétiens et de musulmans, donc de personnes concrètes. Et nous n’en parlons pas dans un contexte atemporel mais, en hommage à la logique de l’Incarnation, à un moment précis, cet ici et maintenant du monde global d’après 1989, qui a connu une première phase de grands enthousiasmes excessifs, suivie d’une période de peurs tout aussi excessives et de repli sur soi.

 

Au cours des années, nous avons vu se joindre à nous des compagnons de route divers. Il est intéressant, si vous voulez, de regarder le profil de nos followers sur les réseaux sociaux. Certains sont nettement de tendance « de gauche » ; ce qui les intéresse, c’est l’accent que nous mettons sur certains sujets tels que les migrants, l’Islam italien, les révolutions de 2011, la musique, la littérature et le cinéma arabes, qui entre autres nous renvoient de ces sociétés une image très différente de l’image dominante, moins religieuse, plus sécularisée et très angoissée. Pour d’autres au contraire, qui se situent « à droite », ce qui compte surtout, c’est le travail que nous faisons sur les chrétiens d’Orient et l’étude sérieuse de l’Islam et des grands penseurs musulmans, ainsi que l’attention que nous portons à la tradition et à sa continuité. Pour moi, cette communauté diversifiée, qui comprend également plusieurs musulmans, surtout des jeunes, est un très bon signe ; cela signifie que nous ne sommes pas faciles à cataloguer. Et que nous rejoignons les fameux « lointains », peut-être davantage eux que des réalités dont, en raison de l’histoire, il serait naturel d’attendre une plus grande harmonie et appréciation.

 

Notre époque est celle des relations entre les cultures, comme tout le monde l’affirme. À votre avis quels sont les mots et les idées qu’il faut garder à l’esprit pour ne pas perdre le nord ?

 

J’y ai déjà un peu répondu dans la question précédente. Je pense qu’il y a deux choses à comprendre : la première, c’est que le Christianisme transcende toutes les cultures. Nous pouvons donc être très libres et sereins lorsque nous voyons qu’une culture comme la culture occidentale traverse une grande crise. Pensons à la question démographique en Italie aujourd’hui. Si cela continue ainsi, dans un siècle, ce n’est pas qu’il n’y aura plus de culture italienne, mais il n’y aura tout simplement plus d’Italiens. Heureusement, après beaucoup de matraquage rhétorique, il semble que cette question figure enfin dans l’agenda politique, avec certaines mesures concrètes comme les allocations familiales. Pourtant, même si ce n’est pas agréable, le chrétien peut puiser dans sa foi la force pour traverser ces moments de déclin, en cherchant à soutenir l’existant, la vie sociale (l’option intimiste ne m’a jamais attiré) et en étant prêt à comprendre ce qui émerge de nouveau. En cela, Ambroise est un modèle inégalé. D’autre part – et c’est ma seconde remarque – on ne peut pas non plus se désintéresser du mot « culture », comme s’il s’agissait d’un luxe dont on pouvait se dispenser. En effet le Christianisme passe toujours à travers un peuple et sa culture, son interprétation culturelle comme j’aime à le dire, qui ne l’épuise jamais mais sans laquelle on en resterait à un niveau abstrait. Comme l’affirmait saint Jean-Paul II, « une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement accueillie, entièrement pensée et fidèlement vécue ».

 

C’est dans ce contexte que nous pouvons également comprendre la relation entre la/les cultures chrétiennes et les cultures non chrétiennes. Puisqu’aucune interprétation culturelle n’épuise toute la richesse de l’événement du Christ, même une culture non chrétienne peut m’amener à redécouvrir ou à approfondir des éléments que j’avais oubliés, mis entre parenthèses ou que je n’avais pas encore compris dans ma foi. Je prends un exemple très terre à terre. Le ramadan, le mois du jeûne musulman, vient de se conclure. Lorsque j’invite un collègue de travail à boire un café au distributeur et qu’il me dit « je te remercie, mais c’est le ramadan », ou si j’invite un camarade de classe à prendre une pizza et qu’il me répond « après le coucher du soleil, sinon il faut que je vous regarde manger », cela me renvoie, en tant que chrétien, à une réalité, le jeûne, qui est aussi centrale dans l’expérience biblique et dans la vie de Jésus – les 40 jours au désert ont été les prémices nécessaires à toute sa mission publique ! – et que nous avons aujourd’hui complètement perdue.

 

Le contraire est également vrai ; ce processus va dans les deux directions. Par exemple, il est incontestable que le refus de la violence au nom de Dieu, que le Christianisme a introduit dans le monde, puisque Jésus s’est identifié à la victime et non aux bourreaux, commence à porter du fruit également dans les autres civilisations. Ou encore pensons au mouvement pour l’abolition de l’esclavage. Comment se fait-il qu’aujourd’hui le sort des femmes yézidis réduites en esclavage par Daech répugne aux musulmans, alors que les sources historiques nous disent que c’était monnaie courante dans l’histoire du Moyen-Orient, en remontant jusqu’au génocide arméno-syrien et même au-delà ? Je ne crois pas forcer le trait en y voyant une influence chrétienne, au point que nous sommes témoins de situations de musulmans qui, même s’ils n’y adhèrent pas explicitement, sont tellement proches de l’Évangile qu’il devient difficile de les classer.

 

Vous avez lancé en Italie le terme de « métissage ». Qu’entendez-vous par là ? Quel en est le postulat culturel ?

 

Le métissage est un fait. Aujourd’hui ce processus est plus évident que lorsque nous avons commencé à en parler. C’est un mélange de cultures qui rappelle, en ce qui concerne la Méditerranée, le monde de l’Antiquité tardive. Pensons aux jeunes musulmans italiens, sur lesquels Oasis mène des recherches depuis longtemps, et à leurs manières de vivre leur double appartenance, jusque dans leurs façons de s’habiller et de se nourrir. De nombreux films racontent cette situation d’entre-deux, qui peut être déchirante : pas assez égyptiens pour les Égyptiens (par exemple), pas assez italiens pour les Italiens. Jusqu’ici, c’est un fait indéniable, toutes les études sociologiques nous montrent cette dynamique, même parmi ceux qui vivent des formes fondamentalistes qui, normalement, ne sont pas un simple retour à la tradition mais une véritable invention de leur part.

 

À la question du métissage en tant que processus indéniable, j’ajoute cependant toujours une autre observation : je dis qu’il doit être orienté. J’entends par là qu’on vit sa double appartenance selon des modalités qui fonctionnent et qui ont un avenir et d’autres qui ne dureront pas. Sur ce point on voit parfois une certaine ingénuité : le fait de porter le voile et des jeans, de mettre du parmesan dans ses pâtes tout en achetant de la viande halal, de parler le dialecte bergamasque et d’aller en pèlerinage à la Mecque n’est pas en soi une garantie d’un processus réussi de négociation des identités, comme disent les sociologues. Parfois, ce sont des solutions hybrides destinées à disparaître dans la grande agora mondiale dans laquelle nous sommes tous immergés.

 

Quel critère, alors, permet de distinguer les manœuvres de bricolage identitaire à court terme des formes culturelles destinées à durer, comme l’a été le métissage entre la culture hispanique et la culture indienne en Amérique latine ? Pour moi, aujourd’hui, le critère politique est l’acceptation convaincue de la liberté religieuse, sur laquelle j’ai également écrit un livre lorsque j’étais archevêque de Milan, à l’occasion de l’anniversaire de l’Édit de Constantin. En garantissant le parallèle stable entre la conscience et la vérité, sur la base de Dignitatis humanae, dans une société plurielle comme la société actuelle, je dois demander que ma foi soit reconnue, même publiquement, mais en acceptant qu’au niveau pratique, il soit possible d’y entrer et d’en sortir. Finalement, c’est cela la différence entre une religion et une secte. Pour la secte, si vous sortez du groupe, vous êtes morts (parfois, pas seulement au sens figuré). Pour la religion, vous restez un frère pour qui prier. Nous savons que l’Islam a beaucoup de mal sur ce point ; il est sans doute tenté par le sectarisme, qui génère toujours de la violence. Je pense que la liberté religieuse, sur laquelle il manque encore une loi en Italie, est la véritable question dont il faut parler aujourd’hui, peut-être davantage encore que du ius soli.

 

Il y a une autre question qui m’a toujours beaucoup intéressé. Vous parlez de différence, et non de diversité. Je voulais vous demander ce que vous entendez par ce terme.

 

Pour comprendre cette question, il est essentiel de bien considérer l’expérience commune, intégrale et élémentaire, que tout homme est appelé à vivre, par le fait même qu’il existe dans un corps sexué. Il s’agit d’abord de comprendre tout le poids de la singularité de la différence sexuelle. L’une des racines de la crise du mariage provient précisément de la confusion qui règne autour de cette dimension fondamentale de l’expérience humaine, selon laquelle tout homme se situe comme individu dans la différence sexuelle. En méconnaître le caractère inéluctable signifie précisément confondre les concepts de différence et de diversité. En effet, la culture contemporaine substitue souvent au binôme identité-différence celui d’égalité-diversité.

 

La juste promotion de l’égalité entre toutes les personnes, surtout entre l’homme et la femme, a souvent conduit à considérer la différence comme discriminante. L’équivoque vient du fait qu’à bien y regarder, différence et diversité ne sont pas synonymes. Ces termes désignent, au moins du point de vue anthropologique, deux expériences humaines profondément dissemblables. Le recours à l’étymologie des deux termes peut nous aider. Le mot diversité trouve sa racine dans le latin di-vertere. Il identifie, normalement, le mouvement du sujet dans une autre direction par rapport à un autre sujet. La diversité, c’est donc deux ou plusieurs sujets autonomes qui peuvent entrer en relation ou aller dans des directions opposées, en restant dans leur subjectivité autonome. La diversité met donc en jeu la relation interpersonnelle. Par exemple, la diversité entre un Allemand est un Italien, entre un supporteur de l’AC Milan et un autre de la Juventus…

 

Différence, en revanche, vient du verbe latin dif-ferre qui signifie, au niveau le plus élémentaire, porter ailleurs, déplacer. La différence renvoie à une réalité intra-personnelle, c’est quelque chose qui concerne la personne individuelle dans son identité constitutive. L’apparition d’un individu de l’autre sexe « me porte ailleurs », « me déplace » (différence). Chaque individu est inscrit dans cette différence et a toujours face à lui-même l’autre façon, inaccessible pour lui, d’être une personne.

 

Comment l’Église aborde-t-elle la question des immigrés ? En Italie, on sent d’une part un appel récurrent au bon cœur, et d’autre part une fermeture croissante. Selon vous, quelle position culturelle pourrait nous aider à aborder cette question en tant que chrétiens ?

 

Le fait de migrer, rappelle le pape, est soumis à deux droits : celui de quitter son pays si la vie y devient intenable (pensons à la Syrie et, aujourd’hui, au Sahel dévasté par les djihadistes), mais également celui de rester dans son pays. Sur 100 personnes, je suis convaincu qu’au moins 90 resteraient volontiers dans le pays où elles sont nées, si elles le pouvaient. En tant que communauté politique, nous devons créer les conditions pour que cela se produise ; en tant qu’Église, nous devons l’exiger avec force. Enfin, troisième élément, il existe aussi un droit des sociétés d’accueil : au-delà de certaines limites, l’afflux de migrants n’est pas tenable et ne fait que générer davantage de pauvreté pour tous. On donne toujours l’exemple du Liban pour son accueil envers les réfugiés syriens et c’est tout-à-fait vrai, il y a eu des scènes admirables, j’en ai vu certaines moi-même lorsque je suis allé à Beyrouth. Mais il n’y a eu aucune politique, notamment à cause de la profonde division entre les partis libanais, de la corruption et plus généralement de la situation internationale ; finalement, non seulement la Syrie ne s’est pas relevée, mais le Liban a sombré. C’est une leçon à méditer.

 

En lien avec cette question, les deux modèles européens traditionnels (multiculturalisme et assimilationnisme) fonctionnent-ils encore ou faut-il faire un pas en avant ?

 

 

Ces deux modèles sont une pure abstraction théorique ; en fait, ils produisent des politiques très similaires au niveau pratique. Si je regarde la Grande-Bretagne ou la France – les champions respectifs des deux positions du multiculturalisme et de l’assimilationnisme – non pas au niveau des déclarations mais des choix politiques de facto, je ne vois pas tellement de différences dans le rapport avec les musulmans. En tout cas, les deux modèles ne fonctionnent pas, comme tout le monde le dit désormais, parce qu’ils essayent de se situer sur un terrain universel abstrait, de valeurs, mais que nous avons toujours du mal à définir. Comme les fameuses valeurs européennes, dont personne ne sait vraiment de quoi il s’agit, même si maintenant, avec le Plan de Relance, nous avons enfin un test pour les reconnaître : ce sont celles sur lesquels on met de l’argent, le reste n’est que rhétorique.

 

De toute façon, il me semblerait beaucoup plus constructif de partir de la tradition européenne chrétienne et humaniste et d’affirmer que c’est sur la base de cette tradition et dans les limites de celle-ci que nous sommes disposés à accueillir les musulmans et les membres d’autres religions ou cultures. En somme, la question est toujours celle des racines de l’Europe, une fois encore de l’universel dans le particulier. Est-ce un hasard si la crise de l’Union européenne en tant que projet politique commence précisément au moment où celle-ci dit non à la demande de Jean-Paul II de reconnaître son passé ? Est-ce un hasard si c’est en France, pays qui n’a jamais assumé son passé, avec les terribles violences de la Révolution, que les relations avec les musulmans sont les plus tendues aujourd’hui ?

 

Mosquées et églises. J’ai souvent l’impression qu’il y a davantage de musulmans dans les mosquées que de chrétiens dans les églises, même en Italie. Je me demande quel genre d’Islam ils trouvent dans les mosquées.

 

Nous devons distinguer clairement entre les sociétés islamiques, dans lesquelles l’adhésion religieuse est exigée par le contexte social et parfois aussi par la loi, et les sociétés occidentales dans lesquelles cette adhésion est le fruit d’un libre choix, même si la pression familiale et collective existe toujours. Il se dégage deux tableaux très différents : du caractère quasiment universel de la pratique religieuse, on passe à une adhésion consciente, avec des niveaux très divers. En Occident, d’après les études, le ramadan est la pratique la plus répandue parmi les musulmans ; la régularité dans les cinq prières l’est beaucoup moins. Dans une interview à Oasis, il y a quelques années, le mufti de Bosnie estimait que les musulmans « pratiquants » (c’est-à-dire ceux qui respectent toutes les prescriptions cultuelles) représentaient environ 20 à 25 % de sa communauté.

 

Ces chiffres sont toutefois supérieurs à ceux de nos paroisses. En ce sens je pense qu’il faudrait s’interroger sur la façon dont la foi est transmise. En général, derrière un jeune musulman pratiquant, il y a un modèle familial qui tient, un père ou une mère regardé avec respect et admiration. Vient ensuite la mosquée ; je sais qu’en de nombreux endroits, ils s’organisent pour donner une instruction religieuse, parfois enseigner quelques notions d’arabe. Mais le point de départ, c’est une famille qui tient, une moralité qui se traduit parfois aussi dans la réussite professionnelle parce que, comme l’a montré Weber, un certain type d’éthique du travail et de l’engagement personnel produit aussi des effets concrets : moins de temps perdu, moins d’argent gaspillé, une plus grande résistance dans les moments de difficulté etc. Des personnes de grande valeur et d’autres un peu rigides, avec un risque de moralisme ou de piétisme, peuvent sortir de ces milieux, mais pas les terroristes. En général, ces derniers sont en rupture avec leur culture de départ, souvent issus de situations de précarité sociale, de délinquance ou de prison.

 

Quelles sont les réalités des relations entre chrétiens et musulmans dans notre pays ? En connaissez-vous ?

 

Sur ce point, je ne peux que vous inviter à explorer le site d’Oasis, en particulier les pages sur l’Islam italien : vous y découvrirez de nombreuses surprises.