L’amitié avec Dieu est la source de l’autorité. Dans le soufisme, c’est le Tout-Puissant qui choisit une personne pour l’honorer, l’élire, la sanctifier et lui accorder des dons de connaissance et des pouvoirs spirituels, qui font d’elle un guide dans son milieu

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:28

L’amitié avec Dieu est la source de l’autorité. Dans le soufisme, c’est le Tout-Puissant qui choisit une personne pour l’honorer, l’élire, la sanctifier et lui accorder des dons de connaissance et des pouvoirs spirituels, qui font d’elle un guide dans son milieu. Dans les textes mystiques, cette sainteté est comparée au tronc d’un arbre aux multiples branches : chacune d’elles produit une force qui se transforme en un leadership effectif, capable d’influencer la formation de la culture dans la société de son temps.

 

Dans l’histoire du soufisme, les itinéraires intellectuels et existentiels suivis par les autorités « religieuses » dans le domaine mystique s’entrecroisent tous dans la notion de walâya [« amitié divine », « sainteté »]. Si, du point de vue religieux, Dieu possède toutes les forces actives et interactives dans l’univers, manifestes et cachées, spirituelles et matérielles, le walî, c’est-à-dire la personne proche de Dieu et aimée de lui, devient à son tour une force symbolique significative dans son contexte humain et dans l’équilibre des forces.

 

Du IIIe siècle de l’ère islamique[1] (IXe siècle après J.C.)[2] à la fin du VIIe siècle, c’est-à-dire pendant la période qui a vu le soufisme exprimer ses personnalités les plus marquantes, avant la période dite des « confréries », il devint évident que le but – déclaré ou non – des amants de Dieu qui entreprenaient la voie mystique consistait à se rendre capables de gagner l’amitié divine (walâyat Allâh), par des exercices spirituels, des efforts corporels ascétiques, divers types d’actes de culte, la pratique de la retraite spirituelle et le dhikr [rituel soufi qui consiste à répéter le nom de Dieu, NdT].

 

Du point de vue soufi, la walâya est un don gratuit qui ne peut s’obtenir par les œuvres, encore que celles-ci augmentent les possibilités de l’atteindre. C’est le Tout-Puissant qui choisit une personne, parmi ceux qui pratiquent les exercices spirituels ou qui ne les pratiquent pas, pour l’honorer, l’élire, la sanctifier et lui accorder des dons de connaissance et des pouvoirs spirituels qui en font une autorité dans son milieu : autorité de miséricorde, d’amour, de guide et d’illumination[3].

 

Les textes mystiques qui racontent les expériences des personnalités soufies comparent la walâya à un tronc d’arbre d’où partent de nombreuses branches ; chacune d’elles produit une force qui se transforme en une autorité effective, capable d’influencer la formation de la culture dans la société de l’époque, en s’interpénétrant ou en se disjonctant des autres forces.

(...)

 

L’homme et la maîtrise de soi

 

Selon la littérature soufie, l’homme acquiert la pleine maîtrise de soi uniquement quand son esprit (rûh) arrive à dominer le royaume humain tout entier, c’est-à-dire tout son être personnel. Muhyî al-Dîn Ibn ‘Arabî (m. 1240), le cheikh soufi le plus important, trace l’image intérieure de l’homme dans son livre Al-Tadbîrât al-ilâhiyya fî islâh al-mamlaka al-insâniyya (« Le gouvernement divin dans le royaume humain »). Pour synthétiser, Ibn ‘Arabî compare le Soi de l’homme à un royaume dont le Tout-Puissant a constitué l’esprit comme lieutenant (« calife », khalîfa), seigneur et souverain, en lui confiant le gouvernement et la direction de ce royaume, et en lui fixant sa demeure dans une partie du corps de l’homme : le cœur.

 

Dieu a donné à ce souverain un ministre pour l’aider dans la direction et dans le gouvernement du royaume. Ce ministre est l’intellect, auquel il a assigné une demeure dans une autre partie du corps de l’homme : le cerveau[4]. Et tant que l’esprit, c’est-à-dire le roi, continue à gouter la station de la Servitude, le Très-Haut a suscité dans le royaume un rival fort et un prince puissant, c’est-à-dire la passion aux dons fugaces, qui a comme soldats les désirs ; en outre, il a créé pour ce prince puissant un ministre : le désir charnel.

 

Ainsi l’âme (nafs) humaine se trouve prise entre deux forces immenses et contraires, l’esprit et la passion, chacune dotée d’un grand ministre, l’intellect et le désir. L’âme devient de ce fait lieu de mutabilité et de purification : si elle répond à l’appel de la passion, c’est la mutabilité qui prévaut ; si au contraire elle répond à l’appel de l’esprit, c’est la purification qui commence. Si le combat entre l’esprit et la passion se termine sur le triomphe de l’esprit, l’âme se purifie et se sanctifie, elle devient une seule chose avec l’esprit, et l’homme acquiert la maîtrise et le gouvernement du royaume, c’est-à-dire de lui-même[5].

 

Trois remarques s’imposent à la lecture de cette représentation de la géographie des forces humaines. En premier lieu, le fait que l’intellect soit ministre de l’esprit indique que le projet spirituel (c’est-à-dire religieux) est le projet de l’intellect lui-même, et que le gouvernement de l’esprit sur le Soi est également une exigence rationnelle. En second lieu, quand l’âme humaine se sanctifie et devient une seule chose avec l’esprit, elle voit disparaître les égoïsmes, les haines et les formes de vanité de l’Ego, et acquiert les qualités de l’esprit, telles que l’ampleur, la miséricorde, l’amour, la tolérance, l’affection pour l’homme, pour l’environnement, pour l’univers. En troisième lieu, la passion et le désir sont comme des voiles qui s’interposent entre l’homme et les stades plus élevés de la sainteté, les sciences inspirées et les degrés de l’ascèse spirituelle. Ibn ‘Arabî dit :

 

La porte du royaume céleste et des connaissances ne s’ouvre pas si, dans le cœur, brûle la passion pour le royaume matériel. Quant à la porte de la Science de Dieu, elle ne s’ouvre pas à l’observateur témoin si dans son cœur persiste ne serait-ce qu’une lueur du monde, matériel ou céleste[6].

 

Bref, l’homme jouira d’une force que Dieu lui accordera au niveau de la connaissance et de la pratique, il s’approchera de lui, entrant dans le cercle de ses saints, uniquement s’il surmonte les obstacles de la passion et du désir charnel.

 

 

Le pouvoir de la protection divine

 

L’Envoyé de Dieu – la prière et la paix soient sur lui – affirme dans un hadîth qudsî [un hadîth dans lequel c’est Dieu qui parle, NdT] rapporté par al-Bukhârî : « Quiconque traite un de mes () amis (walî) en ennemi, je lui déclare la guerre ». Sur la base de ce dit, le mystique, qui est devenu ami de Dieu, jouit de son soutien et vit ses jours sous la protection divine parce qu’il Lui appartient, comme le montre bien le terme «  », « à moi », dans le hadîth que nous venons de citer.

 

Ce bienfait divin est un fait que tous les soufis reconnaissent, en vertu du texte religieux et du témoignage de la vie réelle. Les gens reconnaissent la présence de la walâya chez les personnes en qui se manifeste clairement le soutien divin, en qui se manifeste l’un des dons de la sainteté (comme le savoir d’inspiration divine ou la capacité d’accomplir des prodiges) ou encore dont la walâya est confirmée par une vision ou par la parole de l’un des cheikhs les plus importants du soufisme. Dès lors que cette sainteté est reconnue, ou du moins perçue comme probable, la personne jouit, aux yeux de ceux qui l’entourent, d’une protection divine, elle devient objet de vénération et de crainte, de peur qu’elle puisse nuire par une parole ou une action. Bref, elle devient une force digne de considération au sein du groupe humain qui l’entoure.

 

Le pouvoir de la gnose (ma‘rifa ilhâmiyya)

 

L’autorité du soufi en matière de connaissance se situe loin du pouvoir religieux officiel. Car le saint soufi, tout en ayant appris par cœur le Coran chez un maître et les dits du Prophète chez un traditionniste digne de confiance, se borne à acquérir de ces hommes la lettre islamique de base, c’est-à-dire la Parole de Dieu et les dits de son Envoyé. Tout le reste – les différentes exégèses de ces textes – n’est pas, pour les grands maîtres soufis, une source adéquate de connaissance. Ils substituent à ce savoir l’apprentissage direct de Dieu à travers différentes formes : l’inspiration, l’infusion spirituelle, la dictée, le murmure du cœur, le témoignage, la révélation, la conversation et l’allocution.

 

Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874) dit, en s’adressant aux oulémas de son temps, pour expliquer la différence entre les sciences données par révélation et les sciences acquises par l’étude : « Vous avez appris votre science comme un mort apprend d’un mort, nous, nous avons appris notre science du Vivant qui ne meurt pas »[7]. Et Ibn ‘Arabî affirme : « Quel abîme il y a entre celui qui parle à partir de ses études et de son propre Ego (c’est-à-dire l’intellect personnel) et celui qui parle en s’appuyant sur l’autorité de son Seigneur ! »[8]. Et al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 869) enseigne : « Quant aux sciences du soufisme, elles sont la science cachée, c’est-à-dire la science d’inspiration divine, un secret entre le Tout-Puissant et ses saints, sans aucune intermédiation »[9].

 

Ibn ‘Arabî raconte une anecdote à ce propos. Un jour [le soufi] Abû Madyan entendit réciter : « Un tel a dit sur l’autorité de tel autre ». Il commenta : « Du pain rassis, nous ne voulons pas en manger ; portez-nous du pain frais ![10] Eux (c’est-à-dire les anciens sur l’autorité desquels les traditions ont été transmises) ont mangé ces choses quand elles étaient fraîches, mais le Donneur de biens n’est pas mort, et la porte de l’effusion divine et des songes de révélation n’est pas fermée »[11].

 

Voilà pourquoi les grandes personnalités soufies ne se sont pas limitées à se libérer de l’autorité religieuse officielle, mais ont considéré les sciences qu’elles avaient reçues en don comme supérieures, plus fiables, plus profondes, plus actuelles pour leur époque par rapport à toutes les sciences acquises par l’étude et l’apprentissage. Cette position, propre à certains des plus grands soufis, et l’attraction que leurs enseignements et leurs écrits exerçaient sur les masses, incita certains juristes à passer au crible leurs dits, leurs traditions et leurs livres ; c’est ainsi que commencèrent à surgir des fatwas de condamnation de certaines doctrines et expressions soufies, considérées comme innovation (bid‘), mécréance et athéisme[12]. Nous ne trouvons en revanche aucun texte dans lequel un soufi taxerait de mécréance un juriste, bien qu’il y ait des allusions aux carences de son savoir et de son agir.

 

Le pouvoir des miracles et des prodiges

 

Les miracles (karâmât)[13] se distinguent selon leur niveau de sainteté : Pôle mystique, Guide, Pilier... On les distingue aussi selon leur style : à la manière d’Idris[14], d’Abraham, de Moïse, de Jésus, de Muhammad... Bien des grands Pôles du soufisme ne considèrent pas le miracle, au sens de prodige, comme un don indispensable et constitutif de la sainteté : il peut y avoir de grands saints sans miracles visibles. De là le dit : « Le vrai miracle est la rectitude ». Il y a de toute façon des dizaines de textes soufis qui racontent toutes sortes de prodiges tel que l’ubiquité, le fait de marcher sur l’eau, de voler, de guérir les maladies du corps et les blessures de l’âme, de satisfaire les besoins, de retrouver les objets perdus, de libérer les prisonniers...

 

Ces dons divins frappent les gens et, d’habitude, c’est la première chose que l’on demande aux saints. C’est pour cela que les personnes s’adressent à ceux qui sont reconnus comme saints, s’ils sont en vie, en leur soumettant leurs différentes nécessités et en demandant des guérisons. Après la mort des saints, leurs tombes deviennent des lieux de pèlerinage et un espace ouvert pour adresser à Dieu des prières personnelles[15].

 

Ce pouvoir « de secours » des saints est devenu l’objet de débats après le VIIIe siècle de l’hégire (XIV siècle), pour aboutir à une violente controverse avec certains oulémas musulmans et partis religieux (mais non avec les institutions religieuses officielles). Les soufis ont cultivé une position de dialogue, cherchant à montrer le bien-fondé de leurs pratiques et d’en éclairer la légitimité et les limites. Mais leurs adversaires sont restés fermes dans leur condamnation, au point d’en arriver, pour certains d’entre eux, à abattre les mausolées et les coupoles des sanctuaires, sans se préoccuper de détruire ainsi l’identité culturelle de la cité islamique.

 

Maître et disciple

 

L’autorité du cheikh sur son disciple se fonde sur un pacte entre les deux, une sorte d’accord bilatéral. Par cet accord, le cheikh s’engage à rendre le disciple capable de soigner les maladies de l’âme (passion, désirs charnels, égoïsme, vanité) et de la purifier à travers toute une série d’exercices spirituels et d’efforts d’ascèse, afin qu’il mérite d’appartenir à Dieu (sainteté, dons...). Quant au disciple, l’accord prévoit qu’il obéisse avec sincérité aux ordres du cheikh sans les discuter, parce que le maitre connaît mieux que lui les défauts, les obstacles et les barrières de son âme.

 

Depuis le Ve siècle de l’hégire (XI siècle), plusieurs dits se sont répandus qui indiquent la nécessité pour le disciple de se soumettre complètement à l’autorité du cheikh s’il veut réussir dans son chemin vers Dieu. Parmi les plus célèbres : « Qui demande le ‘pourquoi’ à son maître a déjà échoué » et, aussi : « Il convient au disciple de se remettre entre les mains de son cheikh comme le mort se remet entre les mains de celui qui le lave ». Nous n’entendons pas ici discuter de la légitimité ni du caractère raisonnable d’une telle autorité, ni entrer dans le détail de ses catégories pour comprendre si elle provient de l’ambition, de l’amour, de la force d’un symbole, d’un charisme ou d’autre chose encore : la question requerrait une étude spécifique.

 

Il nous suffit d’observer seulement qu’il s’agit ici – et cela a échappé aux spécialistes, et même à beaucoup de disciples – d’une « autorité d’obéissance » et non d’une « autorité de persuasion ». Cela signifie que le disciple est tenu à obéir aux ordres de son cheikh pour tout ce qui concerne l’éducation et la purification, et à ne pas en contester les idées ou les opinions, probablement parce que le contredire signifierait renverser l’équilibre de l’autorité entre celui qui commande et celui qui exécute. Mais le disciple n’est pas tenu à fonder sa connaissance personnelle sur les idées de son cheikh et il a le droit d’avoir des opinions et des connaissances indépendantes de celui-ci, surtout si les inspirations qu’il reçoit de Dieu sont véridiques. Cette distinction précise entre l’aspect éducatif et cognitif apparaît dans toute son évidence dans le rapport de Ibn ‘Arabî avec ses maîtres : quand bien même il les dépassait parfois dans la connaissance, il avait besoin de leur expérience pratique[16].

 

Je crois qu’une juste appréciation du type de rapport d’autorité qui existe entre le cheikh et le disciple pourrait éviter à l’éducation impartie par les confréries soufies bien des critiques et des condamnations lancées par des instances religieuses et rationnelles, et porter à un renouveau dans le cercle des disciples.

 

Le pouvoir de l’« État des saints »

 

Avec al-Hakîm al-Tirmidhî commencent à apparaître dans les textes et dans les cercles soufis des allusions au fait que l’État, avec ses institutions et ses appareils, ne serait pas la référence ultime dans le gouvernement du monde terrestre et dans la protection de la religion. La véritable autorité pour « lier et délier » résiderait en effet dans un « État occulte », c’est-à-dire l’État des saints[17], dont les personnalités s’inscriraient dans un système pyramidal parallèle à celui de l’« État manifeste »[18].

 

Au début du VIIe siècle de l’hégire – en particulier avec Ibn ‘Arabî – cet État occulte assume toutes ses caractéristiques, et ses piliers sont clairement indiqués dans les textes soufis. Celui-ci surgit, comme raison d’être et justification, au moment où le mystique qui a atteint la station spirituelle de la lieutenance divine (ou « califat »), c’est-à-dire la station spirituelle de Pôle mystique, n’exerce pas le pouvoir dans le monde manifeste[19], comme cela a été le cas pour Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874) ou Ahmad al-Zâhid Ibn Hârûn al-Rashîd al-Sibtî (m. 839)[20]. Dans des cas de ce genre, la lieutenance occulte se sépare de la lieutenance manifeste et le pouvoir apparent passe au calife du monde manifeste, tandis que le cœur du commandement réel est assigné au calife occulte.

 

Plusieurs chercheurs contemporains ont consacré des volumes ou des chapitres entiers à l’« État occulte ». Ces recherches ont révélé l’existence d’une liaison et d’une collaboration entre les saints de l’État occulte, qui se réuniraient chaque vendredi. Elles expliquent également comment ordres et sentences sont émis par des moyens tels que l’inspiration, les songes envoyés par Dieu et les orientations spirituelles ; elles ont soutenu l’existence d’une Constitution, de conventions et de tribunaux (dans le cas d’un procès intenté par un saint à un autre). Elles ont enfin démontré que cet État s’intéresse au monde réel et l’influence par ses propres instruments[21].

 

Le pouvoir des nombres

 

Avec le VIIe siècle de l’hégire (XIIIe siècle chrétien), la base populaire des confréries soufies commença à s’amplifier et des milliers de musulmans y adhérèrent pour différentes raisons, comme le fait d’apprécier les méthodes éducatives et de purification pratiquées par les soufis, qui conduisent vers la paix de l’âme et la réconciliation, le désir d’avoir des amis, des frères, des compagnons de route, ou de vivre à l’ombre du cheikh éducateur, des hommes de la « chaine » et du saint fondateur, ou d’autres motifs encore qui viennent tous se croiser dans l’idée de la sainteté soufie. Le moteur n’était plus la volonté d’atteindre la sainteté, comme lors des sept premiers siècles, mais plutôt le désir de vivre à son ombre.

 

Le nombre d’adeptes des confréries soufies a ainsi continué à croître : aujourd’hui, ils se comptent par dizaines de millions, si ce n’est par centaines de millions. Bien que cette force numérique soit pacifique, neutre, tolérante et pluraliste, non belliqueuse et non avide de pouvoir politique, les leaders politiques ou les aspirants leaders ont commencé à se tourner vers les confréries soufies pour gagner la sympathie des cheikhs pour les raisons les plus disparates, comme renforcer la paix nationale ou accaparer les voix aux élections...

 

La force numérique des confréries soufies s’est transformée en un pouvoir religieux et social reconnu, prêt, au cas où il le désire, à jouer un rôle d’équilibrage entre les forces nationales. L’idée de walâya reste de toute façon à la base de toutes les formes d’autorité dans le milieu soufi.

 

Autorité soufie et pouvoir politique

 

Le rapport entre les soufis et les autorités temporelles n’a pas été défini de manière univoque. Les soufis en effet n’ont pas assumé une position unique à l’égard des autorités politiques de leur temps, même s’il existe une sorte de « coutume soufie » à l’égard du pouvoir en fonction.

 

Au temps du califat omeyyade (661–750) cette coutume se manifesta en une prise de distance vis-à-vis de la politique, du centre du pouvoir et des fonctions de l’État. Vécu à cette époque, al-Hasan al-Basrî (m. 728) représente un modèle de soufi dont les échanges épistolaires, les conseils et les sermons adressés aux gouvernants ne le lièrent point au pouvoir, à l’exception du calife ‘Umar Ibn ‘Abd al-’Azîz (m. 720).

 

Sous le califat abbasside de Bagdad (750-1258) les soufis maintinrent leur habitude de garder les distances vis-à-vis de la politique et des fonctions publiques. Entretemps, les persécutions avaient commencé : de nombreux soufis furent mis sous enquête, jugés, examinés quant à leur orthodoxie doctrinale, torturés, emprisonnés et parfois tués (al-Hallâj, par exemple, m. 922). L’inquisition (mihna) de Ghulâm al-Khalîl (m. 888) peut être considérée comme la première persécution collective qui faillit porter à la mort quelque soixante-dix soufis de Bagdad, dont al-Junayd, Abû l-Husayn al-Nûrî, Simnûn al-Muhibb, Abû Bakr al-Shiblî, Abû Hamza al-Sûfî et d’autres encore.

 

Avec le déclin de l’empire abbasside et la naissance des émirats et des différentes dynasties provinciales, on assiste à un changement dans le rapport entre État et soufis. Les dynasties au pouvoir cherchent désormais à gagner la sympathie des soufis, des rapports d’amitié se nouent avec quelques grandes figures. C’est ainsi que le sultan seldjoukide Kaykaws I (m. 1218) alla accueillir personnellement Muhyî al-Dîn Ibn ‘Arabî aux portes de Konya ; une amitié allait naître entre eux ainsi que des échanges épistolaires dans lesquels le mystique offrira de nombreux conseils au sultan[22].

 

Safî al-Dîn Ibn Abî l-Mansûr (m. 1283) et Muhyî al-Dîn Ibn ‘Arabî viennent confirmer l’existence de liens solides entre les princes ayyoubides et certains maîtres soufis. Un « lien fraternel » s’instaura par exemple entre al-Malik al-Kâmil (m. 1218) et le vieux cheikh, tandis que sa parole était écoutée jusque auprès du roi d’Alep al-Zâhir Ghâzî (m. 1216), l’un des fils de Saladin, au point qu’en une seule audience, Ibn ‘Arabî jugea à sa place 118 cas, intercédant pour ceux qui étaient dans le besoin et pour les victimes d’injustices[23]. Et pourtant, Sohravardî fut exécuté à Alep justement à l’époque ayyoubide, en 1191.

 

Parmi les sultans mamelouks, nombreux furent ceux qui glorifièrent les maîtres soufis : nous voyons Zâhir Baybars (m. 1277) consulter son cheikh Khidr al-Maharânî (m. 1272), envoyer des dons de grande valeurs au « couvent » de la confrérie Qalandariyya dirigé par le cheikh Muhammad al-Balkhî (m. 1273) à Damas, faire des visites répétées au cheikh Jandal bin Muhammad (m. 1276) dans le village de Manîn en Syrie[24], et sortir avec son armée à la rencontre du cheikh Ahmad al-Badawî (m. 1276) de retour du Hijâz[25]. Le sultan Barqûq (m. 1399) compta parmi ses intimes le soufi Ahmad al-‘Ajamî al-Majdhûb (m. 1398), Qaytbây (m. 1496) avait l’habitude de rendre visite à ‘Ubayd al-Bilqînî (m. 1518), tandis que Qansûh al-Ghûrî (m. 1516) se lia d’amitié avec le cheikh Sharaf al-Dîn al-Sa‘îdî[26].

 

L’État ottoman poursuivit la politique de ses prédécesseurs en honorant les maîtres soufis et en promouvant la construction de « couvents » pour héberger les confréries ; de nombreux gouverneurs devinrent disciples de cheikh soufis, et certains sultans élevèrent des maîtres soufis aux fonctions de conseillers pour les affaires de l’État[27].

 

Après la fin du califat ottoman, en dépit des attaques violentes lancées contre les confréries soufies par des réformateurs et des intellectuels, le soufisme n’a pas subi de contrecoups sur le plan de la diffusion : il a continué à s’accroître numériquement, et à se remodeler sur le plan de la pensée et de la pratique. Le rapport entre l’État et les confréries soufies est devenu une affaire intérieure à chaque nation et change de pays à pays selon les rapports de force et les choix des leaderships.

 

En conclusion, le pouvoir soufi est resté pendant plus de dix siècles une force pacifique, prônant la douceur, tolérante, prête à accepter l’autre sur le plan intellectuel, doctrinal, ethnique et social ; il a ainsi servi de moteur pour la promotion de la paix sociale, nationale et globale.

 

Aujourd’hui, alors que les États arabes et islamiques se trouvent à la croisée des chemins face à d’énormes changements historiques, nous espérons que la force soufie, élargissant son rayon d’action dans le domaine religieux et social, reste un soft power. Et qu’elle ne soit pas traitée au contraire comme un sleeping power.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 


[1] [Dans cet article, l’auteur se réfère à l’ère islamique, qui commence avec l’hégire en l’an 622 après J.C., et dont l’année compte environ onze jours de moins que l’année solaire. À titre indicatif le siècle islamique correspond au siècle chrétien plus six, NdlR].

[2] Voir les textes de al-Junayd (m. 910), qui à notre avis a joué un rôle actif pour rendre le soufisme islamique indépendant et pour le former comme savoir autonome, avec ses propres thèmes, questions, objectifs, méthodes, langue, termes techniques et maîtres. Al-Junayd al-Baghdâdî, Tâj al-‘ârifīn [La couronne des gnostiques], in al-A‘mâl al-kâmila [Œuvres complètes], Dâr al-Shurûq, al-Qâhira 2004.

[3] On peut dire que al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 869) a été le premier à soulever la question de la walâya mystique et à en expliquer la réalité, les ramifications et les implications. Cf. notre réflexion Fikra al-khatamiyya wa atharu-hâ ‘alâ târîkh al-walâya [L’idée de ‘sceau de la sainteté’ et son impact sur l’histoire de la walâya] présentée au Forum international « Les voies de la foi » qui s’est tenu à Alger en 2013.

[4] Voir la représentation que Ibn ‘Arabî fait du cerveau, prodigieux lieu de passage doté d’ouvertures et de trois écrins : l’écrin de l’imagination, l’écrin de la pensée et l’écrin de la mémoire. Al-Tadbîrât al-ilâhiyya fî islâh al-mamlaka al-insâniyya, p. 133.

[5] Ibn ‘Arabî, Al-Tadbîrât al-ilâhiyya, bâb 3, pp. 131-138. Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-makkiyya, Éd. par Osman Yayhā, al-Ha’ya al-misriyya al-‘âmma li-l-kitâb, al-Qâhira 1990, vol. 1, pp. 113-114.

[6] Idem, Risâlat al-anwâr fīmâ yumnah sâhib al-khalwa min al-asrâr in Rasâ’il Ibn ‘Arabî, Éd. par Sa‘îd ‘Abd al-Fattâh, Dâr al-intishâr al-‘arabî, Bayrût 2002, p. 162.

[7] Idem, Al-Futûhât al-makkiyya, vol. 1, p. 31.

[8] Idem, Al-Tadbîrât al-ilâhiyya, p. 114.

[9]Al-Hakîm al-Tirmidhî, Kitâb adab al-mulûk. Ein Handbook zur islamischen Mystik aus dem 4./10. Jahrhundert, Éd. par Bernd Radtke, Oriental-Institut, Beirut 1991, pp. 34-36.

[10] [Dans l’original arabe, l’opposition est entre la viande fraîche et la viande séchée. Nous avons préféré, pour le français, l’image plus habituelle du pain, NdlR]. La viande fraîche indique le savoir nouveau débordant du mystère divin, la viande séchée, le savoir aride qui a perdu sa fraîcheur. [La formule « Un tel a dit sur l’autorité de tel autre », est le mode usuel d’introduire un dit de Muhammad (hadîth), NdT].

[11] Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-makkiyya, vol. 1, p. 280.

[12] Muhammad Hilmî ‘Abd al-Wahhâb a analysé les différentes positions des juristes et des traditionnistes à l’égard du soufisme dans Wulât wa-awliyâ’. Al-Sulta wa-l-mutasawwifa fî Islâm al-‘asr al-wasît [Gouverneurs et saints. L’autorité et le soufisme dans l’Islam médiéval], al-Shabaka al-‘arabiyya li-l-abhâth wa-l-nashr, Bayrût 2009, pp. 317-376.

[13] [Dans le lexique technique islamique, on distingue mu‘jiza, « miracle prophétique » par lequel Dieu atteste la véridicité d’un envoyé, et karâma, « don », par lequel il révèle la sainteté (walâya) d’un soufi. Croire aux miracles prophétiques est obligatoire, croire aux « dons » de sainteté ne l’est pas, NdlR].

[14] [Idrîs, identifié parfois avec l’Enoch biblique, est dans l’Islam un prophète lié au savoir hermétique, NdlR].

[15] [Là aussi, le lexique technique islamique distingue le pèlerinage à la Mecque (hajj) et la Prière cinq fois par jour (salât) de la visite à la tombe d’un saint (mazâr) et des invocations personnelles (du‘â’). Les premières sont obligatoires, les secondes ne le sont pas.

[16] Voir l’histoire qui a comme protagonistes Ibn ‘Arabî et son cheikh al-‘Uraybî. Après avoir contesté son maître sur une question touchant la gnose, Ibn ‘Arabî rencontre al-Khadir qui lui ordonne de s’en remettre aux paroles de son cheikh. Il devient évident par la suite que l’ordre de al-Khadir prévoit uniquement l’obéissance extérieure aux paroles du cheikh sans pour autant les reconnaître comme véridiques. Claude Addas, Ibn ‘Arabī ou la quête de Soufre Rouge, Gallimard, Paris 1989 (pp. 109-110 de la traduction arabe de Ahmad al-Sâdiqî et Su‘âd al-Hakîm, Dâr al-madâr al-islâmî, Bayrût 2014). [Al-Khadir ou al-Khidr, littéralement « le verdoyant », est un personnage du Coran protagoniste d’un passage de la sourate 18. Il incarne dans la tradition islamique la science infuse pat grâce divine, par opposition à la science acquise, NdlR].

[17] Sur le groupe de la hakîmiyya (qui se réfère à al-Hakîm al-Tirmidhî), voir al-Hujwîrî, Kashf al-mahjûb, tr. de Is‘âd Qindîl, Dâr al-nahda al-‘arabiyya, Bayrût 1980, pp. 447-448. [Cf. également The Kashf al-Mahjub, The Revelation of the Veiled, An Early Persian Treatise on Sufism, tr. de Reynold A. Nicholson, Gibb Memorial Trust, London 1911, réimpression 2014].

[18] Ibn ‘Arabî explique cette structure pyramidale dans al-Futûhât al-makkiyya, vol. 2, pp. 3-39. Le « Pôle mystique » est à la tête de l’État occulte ; à sa droite et à sa gauche siègent ses deux ministres, et ainsi de suite. Sur la notion de « Pôle mystique » et sur son dentification, voir Su‘âd al-Hakîm al-Mu‘jam al-sûfî. Al-Hikma fî hudûd al-kalima [Dictionnaire soufi. La sagesse dans les confins de la parole], Dandara, Bayrût 1981, pp. 910-913.

[19] C’est-à-dire qu’il atteint la station spirituelle de la lieutenance (maqâm al-khilâfa) dans la dimension occulte. Voir Ibn ‘Arabî, Bulghat al-khawwâs, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Bayrût 2010, pp. 20-21 ; Su‘âd al-Hakîm, Al-Mu‘jam al-sûfî, pp. 418-419.

[20] Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-makkiyya, vol. 2, p. 6.

[21] Muhammad Hasan al-Sharqâwî, Al-Hukûma al-bâtiniyya [Le gouvernement occulte], al-Mu’assasa al-jâmi‘iyya li-l-dirâsât wa-l-nashr wa-l-tawzî‘, Bayrût 1992 (il s’agit d’une recherche à la fois théorique et sur le terrain).

[22] Voir Claude Addas, Ibn ‘Arabī ou la quête de Soufre Rouge, pp. 23-24, 164, 357.

[23] Ibid., pp. 297-298.

[24] Voir Louis Pouzet, Dimashq fî al-qarn al-sâbi‘ al-hijrî/al-thâlit ‘ashar al-mîlâdî. Al-hayât al-dîniyya wa muqawwamâtu-ha fî hâdira islâmiyya [Damas au VIIe siècle de l’hégire / XIIIe siècle de l’ère chrétienne. Vie et structures religieuses d’une métropole islamique], Dâr al-mashriq, Bayrût 1988, pp. 228-229 ; et Su‘âd al-Hakîm, Al-Tasawwuf wa-l-thaqâfa al-sûfiyya fî ‘ahd al-mamâlîk [Le soufisme et la culture soufie à l’époque mamelouke], texte présenté à la conférence organisée par l’Université américaine de Beyrouth en 1997.

[25] Ibn al-‘Imâd, Shadharât al-dhahab fi akhbâr man dhahab [Fragments d’or sur les nouvelles de ceux qui ont disparu], Dâr Ibn Kathîr, Bayrût 1986, vol. 5, p. 345.

[26] Voir Éric Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamlouks et les premier Ottomans, IFPO, Damas 1996, pp. 124-125.

[27] Voir Tawfîq al-Tawîl, Al-tasawwuf fî Misr ibbân al-‘asr al-‘uthmânî, Maktabat al-âdâb, al-Qâhira 1946, pp. 55-56, 75, 201, 203 ; ‘Alî Abû Shâmî, Al-tasawwuf wa al-turuq al-sûfiyya fî al-‘asr al-‘uthmânî al-muta’akhkhir, thèse de doctorat, Université Libanaise, faculté de lettre, section d’histoire, 1993, pp. 136, 95-97, 172, 179, 156-157.

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Souad al-Hakim, « Le soft power des soufis », Oasis, année XIII, n. 25, juillet 2017, pp. 36-46.

 

Référence électronique:

Souad al-Hakim, « Le soft power des soufis », Oasis [En ligne], mis en ligne le 29 août 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/le-soft-power-des-soufis.

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