La transition politique après 2011 a été facilitée par l’action d’une armée éloignée de tout rôle de soutien au dictateur, et dépourvue d’intérêts corporatifs et de collusion avec le régime. Une armée qui est en train, aujourd’hui, de se transformer

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:26:21

En décembre 2010, le suicide de Mohamed Bouazizi a été l’étincelle qui a fait exploser la révolte populaire en Tunisie : mais ce qui a sans doute vraiment marqué le tournant réel vers le succès de la révolution des Jasmins, cela a été, le 13 janvier 2011, le refus du commandant des Forces armées tunisiennes, le général Rashid Ammar, de donner l’ordre d’ouvrir le feu contre les manifestants. Le lendemain, l’ex président Zine al-Abidine Ben Ali s’est enfui en Arabie Saoudite. Pendant la révolution, l’armée ne s’est pas souillée de crimes, à la différence de la police qui a tué des manifestants dans la rue, tandis que ses tireurs d’élite tiraient du haut des immeubles avoisinants. Bien plus, durant la période chaotique de transition après la fuite de Ben Ali, les forces armées ont été une garantie aussi bien face aux désordres fomentés par des membres du régime, que contre pillages et vandalismes. Ce qu’il faut toutefois mettre en évidence, c’est que, une fois amorcé le processus démocratique avec les premières élections libres pour l’Assemblée constituante en octobre 2011, les forces armées sont rentrées dans leurs casernes et ne se sont pas ingérées dans la vie politique du pays. En cela, la Tunisie est une exception, si l’on considère ce qui s’est passé en Égypte et en Algérie, où l’armée a pris le pouvoir, ou en Libye et en Syrie – pour ne pas parler de l’Iraq – où elle s’est rapidement délitée du fait des tensions tribales et ethnico-sectaires. Dans la perspective des relations entre pouvoir politique et pouvoir militaire, la Tunisie a représenté une exception positive : bien plus, on peut tenter d’affirmer que le rôle de l’armée a été l’un des principaux éléments qui ont épargné à la Tunisie les risques de guerre civile. Les motifs de cette exception régionale sont multiples, et dépendent de l’histoire récente du pays, ainsi que du caractère particulier de la société tunisienne et de ses forces armées. Une fois le président Habib Bourguiba destitué par un coup d’état blanc en 1987, l’une des premières préoccupations de Ben Ali a été de marginaliser les forces armées : il craignait que celles-ci ne constituent la menace la plus sérieuse à son autorité. Plusieurs officiers de haut rang, liés à l’ex-président, reçurent des postes civils mais, en général, les officiers eurent l’interdiction d’assumer des fonctions publiques, et les fonds destinés à la défense furent réduits. En outre, Ben Ali se nomma lui-même chef d’état-major de la Défense, privant ainsi les militaires d’une position au sommet. Sa stratégie de plus grand succès fut de transformer la police en protagoniste du système de sécurité tunisien et, en même temps, du régime : la Tunisie devint un état policier. Le plan fonctionna, et le régime s’assura la fidélité des forces de sécurité – police et services d‘intelligence – qui devinrent les prétoriens du dictateur, instrument de répression aussi bien contre le radicalisme islamique que contre tout mouvement de dissidence populaire et de la société civile. L’armée, structurée pour le combat contre toute éventualité de menace externe, mais dépourvue d’un rôle politique, et dotée de peu de fonds, est restée tout de même une force efficace, très professionnelle, compacte et respectée par la société, qui ne voyait en elle aucune connivence avec le régime. Pour avoir une idée de la stratégie de Ben Ali, il suffit de considérer que sous son régime, les effectifs des forces de sécurité étaient devenus cinq fois plus nombreux que ceux des forces armées. Bien plus : en 1991, sous prétexte de réprimer un complot présumé ourdi justement par les militaires et les islamistes d’Ennahda, l’armée dut subir des purges profondes et fut encore plus marginalisée. Donc, pour les Forces armées tunisiennes, dépourvues du rôle de soutien au dictateur et sans intérêt corporatif ni connivences politiques et économiques avec le régime, il fut facile en 2011 de se ranger du coté des révoltés. Ce qui facilita ensuite une transition du pouvoir en faveur des institutions civiles et démocratiques, c’est le fait que le vide politique laissé par l’effondrement du régime a été aussitôt rempli par la société civile, fonctionnaires, juges, activistes, syndicats et partis politiques. L’exception tunisienne naît aussi d’un second ordre de considérations, liées au caractère particulier des forces armées tunisiennes. Avec moins de 50 000 hommes, ce sont les plus modestes de tout le monde arabe, mais elles ont toujours conservé un niveau élevé d’entrainement et font aujourd’hui l’objet d’une rénovation profonde. Du contrôle personnalisé de Ben Ali, elles sont passées à la subordination au pouvoir civil et démocratique : elles répondent, à différents titres, au président, premier ministre, Parlement, ministre de la Défense et Conseil de sécurité nationale. De surcroît, aujourd’hui, c’est l’armée qui est protagoniste de la lutte contre le terrorisme islamique, surtout le long des frontières avec la Libye et l’Algérie. Elle reçoit beaucoup plus de fonds et de matériel, et des accords internationaux de coopération et d’entraînement ont été passés avec les Émirats, le Qatar, la Turquie et les États-Unis. Enfin, l’exécutif a nommé plusieurs militaires à des postes civils et dans le secteur de la sécurité, dont bon nombre de gouverneurs. Bien que la situation ait profondément changé, il reste un doute sur l’avenir des relations civils-militaires en Tunisie. En effet, en acquérant de nouveau de la force et un rôle central dans la société, les forces armées pourraient tomber dans la tentation de quelque aventurisme de coup d’état : ce n’est pas un mystère qu’en 2013, quand les accords entre les forces politiques au gouvernement vacillaient, et que le pays était secoué par des assassinats de leaders laïques et des protestations populaires contre la prétendue islamisation de la société de la part de Ennahda, l’armée aurait été à un pas du coup d’état. Aujourd’hui, grâce notamment aux preuves de compromis politique manifestées par Ennahda, la situation s’est améliorée, mais la crise économique très grave et la menace terroriste restent deux variables en mesure de mettre fin à l’exception tunisienne.