Sur le plan militaire et diplomatique, Assad se trouve en position subalterne, contraint à mener une politique équivoque

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:05:07

Légende ou vérité ? Il semble que le grand père de Bachar al-Assad s’appelait Sulayman al-Wahsh, c’est-à-dire Sulayman « la bête ». Ce fut probablement son fils Hafez, une fois devenu premier ministre, qui le transforma en al-Assad, c’est-à-dire « le lion », emblème plus adéquat pour un homme politique et chef militaire. Aujourd’hui, avec la reconquête d’Alep grâce aux alliés iraniens et aux milices chiites libanaises du Hezbollah, et avec les Russes qui dirigent les négociations, Bachar al-Assad semble être dans une position de force. Si ce n’est qu’une lecture attentive du cadre diplomatique et militaire actuel fait apparaître une réalité fort différente : la faiblesse du régime contraint le rais à une position subalterne et à une politique opportuniste et équivoque. Lors de la conférence d’Astana, au Kazakhstan, la Russie et la Turquie ont cherché à consolider la trêve déclarée fin décembre ; même si l’ONU se prépare à poursuivre les discussions avec un second round de négociations à Genève le 8 février, en réalité, le cessez-le-feu reste fragile et la situation, par-delà les déclarations conjointes, ambiguë. Tout d’abord, on voit se profiler des divergences entre Russes et Turcs d’un côté, et Iraniens et gouvernement syrien de l’autre ; ensuite, seuls les mouvements rebelles de matrice « révolutionnaire », comme la Coalition Nationale Syrienne (CNS), ou islamique modérée, comme Jaysh al-Islam, se sont assis à la table des négociations. Sont absents, et donc exclus de la trêve, non seulement les mouvements djihadistes extrémistes comme l’Etat Islamique et Jabhat Fatah al-Shams (JFS), ancien Jabhat al-Nusra, mais aussi le parti kurde de l’Union Démocratique (PYD). La position russe occupe une place centrale ; officiellement, Moscou a affirmé à plusieurs reprises, très clairement, que la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Syrie ne sont pas en question, et que la priorité n’est pas le changement de régime mais la lutte contre le terrorisme. En réalité, avec son intervention armée en Syrie, Moscou a fait un investissement politique notable, et à présent, en négociant dans les termes et les temps qu’il a choisis, voudrait en encaisser les dividendes. La stratégie russe est en effet d’affaiblir les rebelles modérés, c’est-à-dire justement ceux qui, avec des appuis américains et européens plus robustes, auraient pu constituer une alternative valable au régime, laissant à l’Occident la tâche de contrer les mouvements djihadistes irréductibles. Et ce n’est donc pas un hasard si les négociations d’Astana se sont déroulées au moment même où se réalisaient deux conditions : le rapprochement entre Moscou et Ankara, et la reconquête d’Alep par le régime. En effet, la Turquie, par une de ces pirouettes diplomatiques que dictent les exigences de la realpolitik, a abandonné l’affrontement avec Moscou et l’idée d’un regime change à Damas, pour se concentrer maintenant sur la question kurde, et en particulier contrer l’axe PYD-PKK, le Parti des Travailleurs kurdes, qui est sur la liste noire des organisations terroristes en Turquie. Ankara a porté en dot aux Russes sa forte influence sur de nombreux groupes rebelles ; en effet, elle a d’abord exercé des pressions sur ceux-ci de manière à permettre au régime de reconquérir Alep, puis elle les a incités à la négociation. En échange, la Turquie a obtenu un rôle de protagoniste parmi ceux qui sont en train de décider effectivement de l’avenir de la Syrie ; par exemple en aout dernier, Damas et Moscou ont laissé les mains libres au président Recep Tayyip Erdoğan pour intervenir en Syrie et créer une zone-tampon avec l’opération « Bouclier sur l’Euphrate ». En outre, la Turquie a obtenu que le PYD ne soit pas présent à Astana. La deuxième condition propice à Moscou a été la chute d’Alep qui, suivie rapidement par l’ouverture des négociations, a placé les groupes rebelles devant un choix : s’asseoir, même en vaincus, à la table des négociations, ou risquer de se voir considérés – y compris par l’ONU – comme spoiler du processus de paix, et donc à éliminer avec les djihadistes. Avec donc la trêve d’Astana, Moscou cherche un accord militaire avec les forces rebelles qu’il a battues militairement ou dominées politiquement par le truchement de la Turquie, pour consolider ensuite le tout par un accord politique sanctionné à Genève. Ainsi, une fois assurée la survie du régime, il ne resterait qu’à poursuivre – avec la communauté internationale – la guerre contre le terrorisme, c’est-à-dire contre l’Etat Islamique et l’opposition armée islamiste. Le plus grand obstacle au plan russe est, paradoxalement, constitué par le régime syrien lui-même. Tout d’abord, aussi bien pendant le cessez-le-feu décidé par l’ONU en février 2016 que pendant celui négocié entre l’ancien secrétaire d’Etat américain John Kerry et le ministre des Affaires étrangères russe Sergej Lavrov au mois de septembre suivant, les forces gouvernementales syriennes en ont profité pour concentrer des troupes et obtenir des avantages tactiques en violant la trêve. À vrai dire, Moscou a été accusé de ne pas contrôler son allié syrien, ou d’exploiter de façon perverse les trêves pour consolider les positions acquises et obtenir des avantages tactiques. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, avec l’opposition modérée affaiblie et l’opposition djihadiste divisée, Assad a la forte tentation de poursuivre l’offensive avant qu’un accord effectif ne vienne « geler » la situation sur le terrain. Et la position iranienne concourt à le stimuler dans cette direction. Téhéran est formellement impliqué dans la négociation que dirige Moscou, mais il y a en réalité de fortes divergences ; la préoccupation majeure, pour l’Iran, est de voir la Russie parvenir à lui arracher son rapport privilégié et son influence sur le régime syrien. En outre, si, pour l’Iran, l’alliance avec le régime de Damas a une valeur stratégique indispensable, pour la Russie, le théâtre syrien n’est que l’une des parties ouvertes avec Washington, et, les opportunités qui peuvent se profiler avec la présidence de Donald Trump aidant, Moscou serait donc plus disponible à des concessions ; et notamment, en premier lieu, la mise à l’écart de Bachar al-Assad. Ce n’est donc pas un hasard si Téhéran s’est opposé à la présence américaine, du reste symbolique, à la conférence d’Astana. Par conséquent, alors que Moscou cherche à capitaliser son investissement politique en concluant un accord de paix, l’Iran est en train d’assurer son influence en Syrie par le contrôle des nombreuses milices qui sont en action dans le pays – et de fait, ce sont ces baïonnettes persanes qui maintiennent Assad à la présidence. Pris entre l’ours russe et les loups que sont les milices patronnées par l’Iran, Bachar, plus que lion, se voit contraint à jouer l’opportunisme du renard.