Le président turc a réussi à destituer les forces armées de leurs prérogatives politiques, en affaiblissant sa composante kémaliste. Et il a échappé au coup d’état

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:25:55

En 1826, le sultan Maḥmūd II décida d’instituer des forces armées de type moderne et occidental ; en effet, les janissaires, les troupes d’élite de la Sublime Porte, s’étaient transformées en une caste autoréférentielle, indocile et qui s’était arrogé des pouvoirs politiques. Lorsqu’éclata la révolte des janissaires, le grand vizir leur permit de se regrouper pour ensuite en massacrer plus de trente mille. La confraternité des Bektāshī, qui avait pénétré le corps des janissaires, fut elle aussi abolie. L’historiographie officielle ottomane se souvient de cet épisode comme de « l’événement heureux », car il a conduit à une réaffirmation des pouvoirs du sultan. Presque deux siècles plus tard, l’Histoire semble se répéter. Après avoir déjoué le complot du soi-disant « Comité de la Paix » à force de purges, d’arrestations et de démissions forcées, le président Recep Tayyip Erdoğan a maintenant les mains libres pour épurer la magistrature et l’administration publique, mais aussi pour faire de la police et des forces armées un instrument docile ; en accusant l’archi-ennemie confrérie de Gülen d’avoir ourdi le coup d’état raté. En réalité, « l’apprivoisement » des forces armées et de sécurité de la part du président avait commencé depuis longtemps. Lorsque l’AKP, le parti islamiste de Erdoğan, a remporté les élections en 2002, cinq ans seulement s’étaient écoulés depuis le dernier coup d’état militaire dont un parti islamiste avait fait les frais, le Refah Partisi de Necmettin Erbakan. Une fois devenu Premier ministre, Erdoğan a été très habile pour isoler politiquement les militaires. En effet, en déplaçant le focus du débat public turc de la question de l’islamité à celle de la démocratie, il a réussi à conquérir l’appui de forces hétérogènes, y compris les laïcs, les libéraux et les kurdes. La trêve déclarée par le PKK, le Parti kurde des travailleurs en 1999, a de plus conduit à redimensionner le rôle des militaires. Naturellement, les forces armées, garantes traditionnelles de la laïcité kémaliste de l’État, se sont en grande partie opposées. L’affrontement est ouvert depuis 2007, lorsque les militaires ont publiquement critiqué la proposition gouvernementale de proposer la candidature du ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, un pro-islamiste, à la présidence. Avec la complicité de l’Union européenne, Gül fut ensuite élu. Ce fut précisément le processus d’intégration dans l’Union européenne qui modifia les rapports de force entre le pouvoir politique et militaire. En effet, parmi les exigences fondamentales pour l’adhésion figurait la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. Par conséquent, ce fut facile pour le gouvernement de modifier le cadre législatif et constitutionnel. La juridiction militaire sur les civils fut réduite, mais surtout l’autonomie du puissant Conseil de sécurité nationale et le Protocole EMYASA furent abolis. Protocole qui permettait aux militaires de mener des opérations contre des menaces visant la sécurité intérieure sans le consentement préventif des pouvoirs civils. Si en 2011, en guise de protestations, des responsables militaires ont démissionné en masse, entre 2012 et 2013 les condamnations pour les présumés complots militaires Balyoz et Energekon ont envoyé en prison des centaines de hauts gradés. Par une modification de la loi sur le Service intérieur des forces armées, toute activité politique a été interdite aux militaires. La modification de l’article 35 du règlement intérieur des Forces armées turques (TSK) scella la victoire de Erdoğan en 2013. Le texte initial disait: « Le devoir des Forces armées est de protéger et de sauvegarder la patrie turque et la République turque, comme stipulé dans la Constitution ». De fait, il s’agissait d’un levier juridique qui justifiait les « coups d’état correcteurs » et donc le texte a été modifié en effaçant toute référence à République et Constitution, et en ne conservant que les références aux menaces extérieures. En outre, à cette occasion, le Commandement général de la Gendarmerie fut retiré aux TSK et placé sous le contrôle du ministère de l’Intérieur, plus proche de l’AKP. Entre-temps, les forces armées et de sécurité ont été progressivement infiltrées par des hommes fidèles au Premier ministre : par exemple, l’année dernière, Hulusi Akar a été nommé Chef d’État major, fidèle au gouvernement, et, dans la nuit de vendredi, il fut pris en otage par les putschistes. Hakan Fidan, qui de simple sergent s’est retrouvé chef des services secrets, est aussi très fidèle au président. En réalité, il semblerait que les distances entre le Premier ministre et les TSK se sont raccourcies déjà en 2013, lorsque le Premier ministre attribua d’abord la responsabilité de la répression qui avait investi les appareils militaires à ses adversaires politiques gulënistes, et puis il libéra plus de deux cents militaires emprisonnés. Cependant, en 2015, ce fut surtout la reprise de la guerre contre le PKK et les tensions liées à l’expédition russe en Syrie qui poussèrent au rapprochement : les exigences de sécurité nationale exaltaient le rôle des TSK, tandis que le tournant néo-ottoman de Erdoğan se mariait aux idéaux des militaires et lui faisait gagner le soutien des nationalistes. En effet, en juillet dernier, la reprise des combats avec les kurdes du PKK a aligné les positions du président et des militaires : d’un côté, la reprise de la crise a permis à Erdoğan de retourner aux urnes mais avec le Parti populaire démocratique philokurde (HDP) affaibli, et de l’autre, les militaires ont imposé au gouvernement leur ligne intransigeante avec le PKK et prudente avec la Syrie. En d’autres mots, le président et les TSK ont trouvé des intérêts communs précisément dans la lutte contre les kurdes, et Erdoğan a profité politiquement de ce rapprochement et l’a favorisé ; par exemple, il a fait voter une loi qui garantit l’immunité pour les forces qui mènent des opérations « anti-terroristes », et il a retiré aux gouverneurs provinciaux la compétence dans la lutte contre le terrorisme, en la confiant à l’armée. En quatorze ans de pouvoir, Erdoğan a réussi à destituer les TSK de leurs prérogatives politiques, en affaiblissant la composante kémaliste, en infiltrant l’élite avec des éléments qui lui sont fidèles, et, en plus de les coopter, il en a valorisé le rôle nationaliste. Mais dans tous les cas, il faut souligner que ce qui a fait échouer le coup d’état, c’est surtout le changement profond des relations entre les forces armées et la société civile qui s’est produit durant ces trente dernières années : en effet, bien que les TSK jouissent encore d’une popularité enracinée, d’une autonomie de décision et d’un poids important aussi dans l’économie, presque toutes les forces politiques turques, en souvenir surtout du coup d’état de 1980, se sont révélées fermement contraires à abdiquer en faveur d’un « remplacement » militaire.