Les parcours et les tendances de l'activisme féminin islamique

Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:03

Quand on parle d’Islam contemporain, peu de questions sont peut-être aussi controversées que la condition de la femme. En effet, c’est dans la figure féminine que se concentrent beaucoup des tensions qui traversent les sociétés musulmanes : la dialectique entre tradition et renouveau, le rapport entre État et religion, la relation entre droit divin et droits de l’homme.

 

En dépit de son importance, c’est avec quelque hésitation que nous nous sommes décidés à aborder ce sujet. Le débat est particulièrement pollué par des banalisations, stéréotypes et idéologies et y participer signifie courir le risque de transformer les femmes musulmanes en un terrain de conflit. Au lieu de discuter de la femme dans l’Islam, nous avons alors préféré mettre l’accent sur l’Islam des femmes, laissant les musulmanes parler pour elles-mêmes. Nous l’avons fait en donnant directement la parole à des protagonistes de l’activisme féminin islamique ou en analysant leur réalité dans différents contextes.

 

L’une de ces protagonistes est Ziba Mir-Hosseini qui, dans l’article d’ouverture, critique la permanence de conceptions prémodernes des relations entre homme et femme dans les législations des pays musulmans et décrit en même temps son expérience avec Musawah (« égalité »), un mouvement qui promeut « l’égalité et la justice dans la famille musulmane » à travers une relecture des textes fondateurs de l’Islam.

 

Mais l’idée de la discrimination, voire de la réclusion des femmes dans les sociétés musulmanes traditionnelles, n’est que l’un des récits en circulation. À travers le cas africain, Britta Frede souligne en effet la contribution des savantes musulmanes à la tradition intellectuelle islamique et aux mouvements de réforme soufie qui ont émergé entre le XVIIIe et le XIXe siècle sur ce continent. Son analyse entend relativiser le lieu commun de la subordination féminine – les libertés conquises par les femmes au cours de la modernité pourraient « ne pas être si nouvelles », écrit-elle dans son article – et met en lumière le fait que la catégorie de « genre » ne suffit pas à expliquer le degré d’inclusion ou d’exclusion des femmes de la vie sociale et culturelle. Une autre représentante emblématique du savoir islamique féminin est ‘Â’isha al-Bâ‘ûniyya, mystique damascène du XVe siècle, dont nous proposons dans la section « Classiques » un texte très inspiré sur l’amour divin, traduit et présenté par Martino Diez.

 

Les deux récits se suivent dans les deux interviews que nous avons incluses dans les « Thèmes » : Amina Wadud, une des pionnières du féminisme islamique, présente sa réflexion sur la nécessité d’intégrer les perspectives de genre dans l’interprétation de l’Islam ; Safia Shahid raconte, elle, son engagement pour relancer la tradition du savoir islamique féminin et met en garde contre les revendications qui s’opposent aux lectures établies de l’Islam.

 

La contribution de Jesper Petersen sur les féminismes islamiques en Europe montre à son tour un panorama hétéroclite, où la notion même de féminisme peut renvoyer à des phénomènes et à des revendications différents selon les contextes : à Londres, par exemple, « il est possible d’assister à une prière du vendredi mixte et guidée par des femmes », tandis qu’à seulement 300 kilomètres plus au nord, dans la ville de Bradford, le Conseil des Femmes musulmanes a mis en place une mosquée avec un conseil d’administration entièrement féminin, qui a toutefois choisi de respecter les frontières conventionnelles des relations entre les sexes, confiant la direction de la prière à un imam homme.

 

Deux éminentes musulmanes du XXe siècle, la spécialiste en exégèse coranique ‘Â’isha ‘Abd al-Rahmân et la Pakistanaise Benazir Bhutto, première femme musulmane à occuper un poste politique de premier plan à l’époque contemporaine, présentent elles aussi des profils très différents. La première, comme l’explique Margherita Picchi, fut une figure complexe, restée liée à une vision traditionnelle des relations entre les sexes tout en étant capable de tenir tête à des cheikhs et à des présidents. La seconde, dont la biographie est présentée par Clinton Bennet, a associé à sa carrière politique une réflexion réformiste sur la parité entre l’homme et la femme.

 

Le rapport entre présence publique et émancipation est donc loin d’être linéaire. Une confirmation ultérieure vient du cas des prédicatrices saoudiennes, examiné par Chiara Pellegrino. Formées dans la foulée du processus de scolarisation féminine initié dans les années 1970, ces expertes en sciences religieuses ont acquis une visibilité remarquable grâce aux nouvelles technologies. Mais leur rôle demeure ambigu, parce que, tout en représentant une forme inédite d’autorité religieuse féminine, elles contribuent à perpétuer ce wahhabisme qui a fait de la subordination de la femme un pilier de la vie sociale. On observe une dynamique similaire au Maroc, avec la figure des murshidât. Ces prédicatrices atténuent en effet le monopole masculin de la sphère religieuse, mais en même temps elles permettent un contrôle plus efficace de cette dernière par l’État. Comme le suggère l’article de Sara Borrillo, dans le royaume maghrébin, l’activisme féminin est nettement plus enraciné et incisif qu’en Arabie Saoudite où, rappelons-le, on a pu qualifier de « conquête historique » le fait que les femmes puissent conduire une voiture. Même à Rabat, toutefois, la pleine affirmation des droits des femmes est limitée par la nécessité pour la monarchie d’arbitrer entre des intérêts différents.

 

Enfin le reportage, écrit par Sara Manisera, dessine le profil de cinq musulmanes italiennes engagées dans une lutte pour la reconnaissance, ce qui, pour certaines d’entre elles, implique trois dimensions : la féminité, la foi islamique et l’origine étrangère.

 

Cet aperçu offre un tableau très diversifié, à l’intérieur duquel il est toutefois possible de distinguer deux grandes tendances. D’une part la position de ceux qui considèrent la tutelle de la femme suffisamment garantie par les textes fondateurs de l’Islam et par la tradition islamique et qui risquent ainsi de valider des visions et des pratiques patriarcales effectivement existantes dans certaines sociétés. De l’autre, ces activistes qui, au nom d’une conception radicale de l’égalité ou en suivant une logique de reconnaissance réciproque des droits, étendent leur engagement jusqu’à assumer l’ensemble des revendications liées à la théorie du genre.

 

L’alternative n’est pas simplement de se situer dans une position intermédiaire, mais de prendre au sérieux la différence sexuelle, sans en faire le fondement d’un rapport de domination, mais sans renoncer non plus à y reconnaître un donné constitutif de l’être humain.

 

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Michele Brignone, « Reconnaître la parité, respecter la différence », Oasis, année XV, n. 30, décembre 2019, pp. 7-9.

 

Référence électronique:

Michele Brignone, « Reconnaître la parité, respecter la différence », Oasis [En ligne], mis en ligne le 13 janvier 2020, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/activisme-feminin-islamique