Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:53:54

Le mardi 4 mai, Muhammad ‘Abid Al-Jabri, un des intellectuels contemporains les plus féconds et controversés du monde arabo-musulman s’est éteint à l’âge de 74 ans. Ses écrits sont connus dans tout le Moyen-Orient depuis plus de vingt ans, et continuent de représenter un point de repère pour la philosophie arabe. Grand connaisseur et de la pensée arabo-musulmane et de la pensée occidentale, Jabri a le grand mérite d’être le premier intellectuel arabe à avoir fait avancer une lecture organique et cohérente de la tradition spéculative arabo-musulmane. Comparativement aux œuvres d’auteurs précédents la complexité de la perspective de Jabri apparait évidente, méthodologiquement bien fondée et riche de nouvelles perspectives dans l’étude de la pensée arabe, antique et moderne. La connaissance de ses œuvres induirait à mettre en discussion quelques lieux communs relatifs à la tradition arabe très diffusés en Occident. La pensée de Jabri fut l’objet de différentes études dans les pays arabes tout en restant plus ou moins inconnue du grand public occidental. Une des principales sources d’intérêt de Jabri est sa profonde connaissance tant de la pensée arabo-musulmane aussi bien que de la pensée occidentale : il fut professeur de philosophie islamique à l’université de Rabat depuis 1967, mais il avait aussi une remarquable préparation dans le domaine de la philosophie occidentale grâce au doctorat en philosophie qu’il effectua à la Sorbonne dans les années soixante et qui l’introduisit à la pensée européenne, et plus particulièrement à celle de langue française. Dès le début, ses nombreux ouvrages s’insèrent dans les deux traditions : à partir de la première publication en 1971 consacrée à Ibn Khaldun, dont les idées sont analysées avec les instruments critiques de la culture occidentale, jusqu’aux dernières œuvres d’exégèse coranique dans lesquelles l’auteur utilise toute la compétence développée grâce à l’étude de la pensée herméneutique. Dans ses œuvres, les références à des auteurs occidentaux sont légion : en plus de citer les classiques (comme Kant, Hegel, Marx, Bachelard, Heidegger, etc.), il renvoie également fréquemment à des études d’anthropologie (principalement Levi-Strauss) et aux travaux d’orientalistes très célèbres (Gardet, Gabrieli, Watt, etc.). La perspective proposée par Jabri dans ses ouvrages est complexe : en partant d’une analyse des composantes de la raison arabe, l’auteur tente de retracer une histoire de la pensée dans le monde arabo-islamique, en mettant en évidence sa criticité, ses points forts et l’influence étrangère. De plus, Jabri s’est intéressé à repenser de manière critique sa propre tradition et la relation que le sujet arabe entretient avec elle. Le thème de la relation entre l’arabe musulman et la propre tradition est une des thématiques principales de la réflexion contemporaine, bien qu’en Occident elle soit connue qu’à travers l’aspect de la pensée fondamentaliste. Un chef d’œuvre indiscutable de Jabri émerge de cette réflexion : la critique de la raison arabe dont la rédaction occupa l’auteur pendant environ vingt ans (1984-2001, quatre volumes). Cette œuvre valut à Jabri d’être reconnu dans le monde arabe entier et provoqua un débat intellectuel qui n’est pas encore terminé. Abstraction faite de l’opinion qu’on peut formuler à l’égard des thèses contenues dans cet ouvrage, dont certaines sont fortement contestées, la critique de la raison arabe reste une pierre milliaire de la pensée arabo-musulmane contemporaine. En cette dernière l’Auteur propose sa lecture de la tradition spéculative arabo-musulmane de manière organique et cohérente. Le grand mérite de l’auteur est d’avoir su proposer des idées novatrices fondées sur une méthode rigoureuse et une approche fondée scientifiquement. A titre d’exemple, nous rappelons l’idée jabirienne de la coexistence de trois ordres cognitifs différents à l’intérieur de la culture arabo-musulmane, ou alors son opposition argumentée sur le fait de considérer la philosophie arabe classique tel un simple anneau de connexion dans l’histoire de la philosophie occidentale. En outre, des critiques acerbes lui ont été dirigées pour avoir émis l’hypothèse que la civilisation arabo-musulmane, à la mort de Mahomet, fut entrée dans une crise morale irrésolue- selon l’Auteur- jusqu’à aujourd’hui. Même son interprétation coraniques est très critiquée, étant historiquement fondée, mais en contradiction partielle avec le sentiment commun de beaucoup de musulmans. Ses détracteurs ne lui ont jamais épargné les critiques ni au niveau méthodologique – en particulier Tarabishi, Nader et Abdelrahman – ni au niveau du contenu. Plus précisément, sa lecture de l’histoire de la philosophie arabe n’est pas convaincante, car elle est trop radicale et rigide dans ses classifications. Une autre observation qui tape dans le mille est la tentative de l’auteur de minimiser le rôle du monde chrétien au sein de l’histoire de la culture arabo-musulmane classique. Malgré les critiques et les limites que présentent ses ouvrages, Jabri restera pendant longtemps un penseur fondamental et incontournable pour comprendre la pensée arabe contemporaine, comme on peut également le déduire de l’importante influence que sa pensée a exercé et exerce encore sur plusieurs générations de penseurs arabes.