Les attentats du Bardo posent plusieurs points d’interrogation sur la nature et sur les objectifs de l’extrémisme djihadiste: à la fois si évanescents et si dramatiquement réels. Il est difficile de répondre, mais c’est aussi de ces réponses que dépend l’efficacité de la lutte contre le terrorisme.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:56

Il faut combattre l’extrémisme et le terrorisme. Soit : sur ce point, tout le monde est apparemment d’accord. Mais en quoi doit consister cette lutte et comment peut-on véritablement contrer le terrorisme – tout cela manque pour l’instant particulièrement de clarté. De ce point de vue, le cas de la Tunisie soulève plus d’une question. Il y a en premier lieu un enjeux qui intéresse non seulement la Tunisie, mais tous les acteurs qui doivent gérer la menace terroriste. Elle concerne la manière dont on lit et dont on décode les opérations terroristes come celle du Bardo. S’agit-il d’une vengeance contre l’unique cas de transition post-révolutionnaire qui ait réussi ? Ou d’une attaque dirigée essentiellement contre l’Occident, frappé à travers ses touristes ? Et qui sont les mandants ? Difficile de répondre, mais c’est aussi des réponses que l’on donne à ces questions que dépend l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. Actuellement, le djihadisme, en particulier celui qui se rattache à l’EI, agit principalement sur deux plans liés certes entre eux, mais qu’il est bon de tenir distincts. D’un côté, il y a la consolidation et l’expansion territoriale du soi-disant califat. Dans ce cas, l’État Islamique se meut suivant des objectifs dotés d’une utilité concrète (positions stratégiques, puits de pétrole, couloirs routiers, aéroports, etc). De l’autre côté, il y a une sorte de « stratégie de la tension », ou, comme l’a dit le leader islamiste Rachid Ghannouchi citant l’un des textes de référence de la galaxie djihadiste, la “gestion de la barbarie”, que l’État Islamique génère ou dont tout simplement il s’approprie, comme cela pourrait s’être produit en Tunisie. Ici, les actions n’ont pas une signification stratégique immédiate, mais dépendent de la valeur symbolique des objectifs touchés, dont la fonction est seulement métaphorique ou métonymique (comme le montre le communiqué par lequel l’EI a revendiqué les attentats link à l’article de Chiara): le retraité européen en vacances devient un croisé, le guide touristique local un apostat, la cité libyenne de Derna, la périphérie sud de Rome, tout comme la rédaction d’un journal représentait l’impiété blasphématoire de l’Occident, et un supermarché kosher tout le monde juif. Depuis que l’État Islamique s’est imposé, ces deux logiques agissent simultanément, créant un terrible jeu de miroirs dans lequel il est difficile de mesurer les proportions exactes de chaque phénomène et de chaque événement. À cela s’ajoute un paradoxe qu’Olivier Roy relevait déjà au début des années 1990, et que les revendications étatiques de l’EI ne rendent pas moins véritable. C’est le fait que dans l’engagement djihadiste, la « rationalité » de la construction institutionnelle se consume dans l’irrationalité nihiliste du geste individuel de qui est prêt à se détruire lui-même pour annuler l’existence intolérable de l’autre. Pour comprendre le premier niveau, il faut se servir de la géopolitique et de la politologie. Pour pénétrer dans le second, il pourrait être plus utile de relire ce qu’écrivait Camus en 1951 sur le meurtre nihiliste : « le nihilisme confonde dans la même rage créateur et créatures. Supprimant tout principe d’espoir, il rejette toute limite et, dans l’aveuglement d’une indignation qui n’aperçoit même plus ses raisons, finit par juger qu’il est indifférent de tuer ce qui, déjà, est voué à la mort ». C’est justement parce qu’il ne « perçoit même plus ses propres raisons » que le terrorisme frappe de façon indiscriminée, et la multiplicité de ses objectifs – l’Occident, les musulmans « apostats », les chrétiens, les chiites, la démocratie, le tourisme, etc – se dissout dans l’indistinction de l’acte homicide. Dans le contexte tunisien, ce mécanisme infernal a des répercussions très concrètes, parce qu’il risque de déstabiliser la jeune et encore instable démocratie tunisienne, et de frapper durement l’économie. En réalité, la société tunisienne a déjà montré qu’elle possède l’énergie nécessaire pour repousser les tentatives de sabotage de son printemps personnel. Il n’empêche que ses hommes politique affrontent maintenant leur baccalauréat, le temps de la maturité, et qu’ils doivent dénouer certains problèmes très complexes. Le premier est lié à la sécurité du pays. Les attentats du Bardo n’étaient pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais ont mis en lumière le danger d’une présence djihadiste consistante, aggravée par le retour des combattants qui étaient partis pour la Syrie et l’Iraq, et par les infiltrations que le chaos libyen et la porosité des frontières avec l’Algérie rendent possible. Un autre point, de nature plus politique, est le dilemme liberté-sécurité. Ces derniers jours, on a vu se multiplier les appels au gouvernement afin qu’il ne se serve pas de la menace terroriste pour limiter les libertés si difficilement conquises avec la Révolution de 2010-2011. Mais le problème n’est pas facile à résoudre. Prenons par exemple le cas des salafistes, qui se sont multipliés de façon exponentielle (des dizaines de milliers de personnes) après la Révolution. Les salafistes ont une vision rigoriste de l’Islam qui est incompatible avec les droits et les libertés qui sont le fondement de la démocratie. Toutefois, bon nombre de salafistes pensent que leur mission se limite à une prédication pacifique (da‘wa), sans impliquer aucun recours au djihad armé, même si les passages du puritanisme quiétiste à la pratique violente ne sont absolument pas rares. En outre, leur présence constitue en même temps une zone de dialogue utile entre le gouvernement et les franges islamiques les plus radicale, et un terrain de culture privilégié de l’engagement djihadiste. Comment les autorités publiques devront-elles se comporter envers eux? Devront-elles maintenir une attitude conciliante au nom des garanties libéral-démocratiques, ne les frappant que dans le cas où leurs activités deviendraient effectivement dangereuses, ou passer tout de suite à la poigne de fer, au détriment du plein respect de l’état de droit ? La question est épineuse. On a déjà du reste joué en Tunisie une importante partie politique là-dessus. Rachid Ghannouchi, chef du parti islamique an-Nahda, avait toujours soutenu que l’extrémisme et le terrorisme étaient un produit de la tyrannie. Sur la base de cet axiome, pendant les deux années où an-Nahda a été à la tête de l’exécutif en Tunisie, les groupes salafistes ont joui d’une grande liberté d’action. L’idée de fond était que leur intégration dans la sphère publique tunisienne allait les domestiquer, et les conduire à assumer leurs responsabilités. Mais il n’en a pas été ainsi. Plus on accordait de place aux salafistes, plus l’insécurité, les intimidations, les violences augmentaient dans le pays. Des manifestations contre la projection de films et d’expositions jugés blasphématoires aux assassinats politiques de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, en passant par l’occupation de l’université Manouba, les deux années 2012-2013 ont été catastrophiques. Elles ont coûté entre autres à an-Nahda le gouvernement du pays et la défaite aux dernières élections. Au cours de cette dernière année, la situation s’était améliorée: l’ouverture d’un « dialogue national », la formation d’un gouvernement de techniciens et l’approbation de la nouvelle constitution avaient restitué au pays une certaine stabilité politique. Entretemps, Ghannouchi a probablement médité sur les erreurs de son parti, et, de la rhétorique sur l’identité islamique, il est passé à invoquer la construction d’une démocratie consensuelle et la lutte contre le terrorisme. Le changement de registre a été évident au soir du 18 mars, quand le leader islamiste a accusé les auteurs de l’attentat du Bardo d’avoir abusé de l’état de liberté qui est en vigueur en Tunisie depuis 2011. Les initiatives de an-Nahda et la décision de Nidaa Tunis d’accepter une alliance avec les islamistes ont eu l’effet, important, d’assainir la fracture dangereuse qui était en train de se créer dans le pays entre « laïques » et « islamistes », empêchant ainsi ces derniers de se souder aux éléments les plus extrémistes. Aujourd’hui, en Tunisie, le mot d’ordre est « unité nationale ». Certes, tout ce qui brille n’est pas nécessairement de l’or, mais ne pas miser sur ce processus justement en un moment où une partie du Proche-Orient risque tout simplement de s’effondrer serait une grave erreur.