Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:45:09
Henri De Lubac
Dans l'Avertissement que Lubac lui-même voulut placer en tête de la traduction italienne de ce classique de la littérature chrétienne du XXe siècle, nous pouvons lire l'affirmation suivante : «Mon livre n'est pas un livre sur le catholicisme ou sur l'Eglise catholique. Il s'agit d'un recueil de plusieurs articles, qui, dans leur diversité, visent tous à montrer le caractère universel, et plus précisément catholique, du Christianisme». Dans le panorama culturel d'aujourd'hui l'universalité (catholicité) du Christianisme est considérée fréquemment comme étant une affirmation purement formelle. Comment est-il possible que la foi chrétienne soit universelle si elle s'appuie entièrement sur l'événement singulier de l'histoire de Jésus de Nazareth, le Fils de Dieu qui s'est fait homme, qui est mort et qui est ressuscité pour notre salut? Pourtant l'espérance chrétienne est justement la portée universelle de «ce détail» qu'est Jésus-Christ. Cet ouvrage de Lubac, que Hans Urs von Balthasar décrivait comme une espè e de programme de ce que serait toute la production théologique du Cardinal français, veut illustrer, à partir de la grande tradition patristique et ecclésiastique, la dimension catholique de la foi chrétienne: sa capacité de satisfaire objectivement les aspirations de l'homme, la plénitude qu'elle reçoit de l'événement de Jésus-Christ, la mission de l'Eglise de réunir tous les hommes en un seul corps respectant chaque personne, chaque peuple et chaque culture, sans en même temps céder à aucune forme e syncrétisme.
La première difficulté qui se présente est trop obvie pour passer inaperçue, elle est trop grave pour pouvoir être éludée. Mettre en relief autant que nous l'avons fait le caractère social du dogme et ce qu'on pourrait appeler l'élément unitaire du catholicisme, n'est-ce pas diminuer ou obscurcir dangereusement cette autre vérité, non moins essentielle, que le salut est pour chacun affaire personnelle, qu'au Jugement «nul ne trouvera secours en nul autre», et que les personnes sont distinctes pour l'éternité? Déjà les affirmations de tant de mystiques sur «l'unité» de l'âme avec Dieu se heurtent à des méfiances tenaces, et lorsqu'on ne décide pas de n'y voir qu'exagération pieuse ou lyrisme excluant dans l'expression toute rigueur, on les condamne comme panthéistes. Le péril de panthéisme ne sera-t-il pas redoublé, s'il faut vraiment prendre au sérieux la formule augustinienne où se condense, ainsi que nous l'avons vu, la doctrine exposée jusqu'ici: unus Christus amans seipsum? Ne devra-t-on pas tout au moins reconnaître qu'il existe dans la tradition chrétienne concernant le salut de l'homme, deux enseignements difficilement conciliables? Non seulement les trois grandes images scripturaires: Royaume céleste des évangiles synoptiques, Corps social de saint Paul, Vigne mystique de saint Jean, sont irréductibles et ne se prêtent point à être organisées en un système unique, mais l'idée qu'elles expriment chacune à sa manière paraît d'abord incompatible surtout dans le cas de saint Paul et de saint Jean avec ce personnalisme si strict dont nous sommes précisément redevables à la révélation chrétienne, et dont l'importance pratique est primordiale.
Ne nous étonnons pas d'une telle antinomie. Ce n'est pas ici le seul cas où la révélation nous offre un couple d'affirmations qui paraissent d'abord discontinues ou même contradictoires. Dieu crée le monde pour sa gloire, propter seipsum, et cependant par bonté pure; l'homme est actif et libre, et cependant il ne peut rien sans la grâce, et la grâce opère en lui «le vouloir et le faire»; la vision de Dieu est un don gratuit, et pourtant son désir s'enracine au plus profond de tout esprit; la rédemption est œuvre de pure miséricorde, et les droits de la justice n'en sont pas moins respectés; etc. Tout le Dogme n'est ainsi qu'une suite de «paradoxes», déconcertant la raison naturelle, appelant non une impossible preuve, mais une justification réflexive. Car si l'esprit doit se soumettre à l'incompréhensible, il ne peut accueillir l'inintelligible, et il ne lui suffit pas de se réfugier dans une «absence de contradiction» par une absence de pensée. Dans sa soumission même, il se trouve donc stimulé. Il est comme forcé, à l'encontre de sa paresse naturelle, de dépasser le plan superficiel où les contradictions s'étalent, pour pénétrer en des régions plus profondes où ce qui lui était scandale devient ténèbre lumineuse. En même temps qu'il s'exerce alors - sans se méprendre sur la portée, fort précaire, de son travail - à constituer cet exposé cohérent de doctrine qu'on appelle théologie, les clartés qu'il reçoit sur lui-même ne lui sont pas d'un moindre secours dans le travail de réflexion philosophique auquel la révélation le stimule.
Ainsi l'antinomie présente nous oblige-t-elle à réfléchir les rapports de la distinction et de l'unité, en vue de mieux saisir l'harmonie du personnel et de l'universel. Le «paradoxe» dogmatique nous oblige à remarquer le «paradoxe» naturel dont il constitue l'expression supérieure et renforcée, à savoir, que la distinction s'accuse d'autant plus entre les diverses parties de l'être, que l'union de ces parties devient plus étroite. Les parties concourent d'autant plus à l'unité qu'elles sont moins des «morceaux» et davantage des «membres». Paradoxe, oui, pour notre logique spontanée, encore imaginative, pour une forme d'intelligence naturellement adaptée aux objets matériels. Mais vérité que nous impose sans que nous parvenions pourtant à la saisir en elle-même la double force convergente de l'expérience et de la foi.
L'expérience sensible nous met sur la voie. Ne le constatons-nous pas en effet: un vivant s'élève dans la hiérarchie des êtres, il acquiert plus d'unité interne, à mesure qu'en lui s'opère une différenciation plus profonde des fonctions et des organes. L'être indifférencié, le pur homogène est aussi peu un que possible: c'est une poussière anonyme. Dans certains végétaux élémentaires, faits d'un même tissu, l'unité est si faible que chaque section pratiquée sur leur tige donne une plante nouvelle. Là au contraire où les cellules se compliquent, l'organisme se concentre, en sorte que la plus grande individualité des parties est au bénéfice de l'unité du tout.
A partir du terme opposé, l'expérience morale nous achemine vers le même point insaisissable que l'observation de la vie. La psychologie d'un groupe d'hommes librement associés pour le service de quelque grande cause n'offre-t-elle pas des caractères tout autres que ceux que l'on observe dans la psychologie des foules, et le même mot de «vie collective» ne traduit-il pas, ici, une fusion pure et simple, là, une exaltation de chaque personnalité? Pareillement, l'amour mutuel de deux êtres ne les achève-t-i1 pas l'un et l'autre, ne suscite-t-il pas en chacun d'eux des valeurs plus hautes et plus irréductibles, c'est-à-dire plus pleinement et plus strictement personnelles dans la mesure même où il est plus vraiment unifiant parce que plus chargé de spiritualité?
L'observation toutefois, qu'elle soit biologique ou morale, ne nous offre que des analogies: elle cerne la vérité que nous cherchons, mais de loin, et sans nous permettre de l'affirmer en son point de plénitude. Grossière approximation de l'analyse objective, pressentiments de l'expérience spirituelle, tout cela reste encore sans force. La foi, elle, par le plus secret de ses mystères, nous fait toucher la vérité, sans nous permettre de la voir. Elle nous installe en ce foyer précis, pour nous irrémédiablement obscur, d'où jaillit la lumière défìnitive. Ne croyons-nous pas en effet qu'il y a trois Personnes en Dieu? Il n'est pas possible de concevoir oppositions plus fortes que celles de ces trois Relations pures, puisque ces oppositions les constituent tout entières. Or, ne surgissent-elles pas dans l'unité, de l'unité d'une même Nature? L'épanouissement suprême de la Personnalité nous apparaît ainsi, dans l'être dont tout être est un reflet image, ombre ou vestige comme le fruit en même temps que la consécration de la suprême Unité.
Unir pour Distinguer
Un Grégoire de Nazianze, un Grégoire d'Elvire, d'autres encore parmi ceux qui cherchèrent à justifier la foi de Nicée, n'avaient pas été sans le remarquer. Il doit suffire, pensaient-ils, de s'affranchir des habitudes de pensée qu'engendre la contemplation des choses matérielles, pour cesser de voir une contradiction dans l'énoncé du dogme trinitaire: «Lorsque nous parlons d'un seul Dieu, on croit que nous nions les Personnes; mais ce n'est là qu'une pure apparence: car nous n'introduisons pas en Dieu de division comme il en existe entre les corps. Nous ne sommes plus ici dans l'ordre de la matière...». A son tour, l'appui pris sur le dogme nous permet d'affermir et d'élargir ce qu'une première réflexion sur l'expérience commençait de nous suggérer. L'unité n'est aucunement confusion, pas plus que la distinction n'est séparation. Ce qui s'oppose n'est-il pas pour autant relié, et par le plus vivant des liens, celui d'un mutuel appel? L'union vraie ne tend pas à dissoudre les uns dans les autres les êtres qu'elle rassemble, mais les uns par les autres, à les achever. Le Tout n'est donc «pas l'antipode, mais le pôle même de la Personne». «Distinguer pour unir», a-t-on dit, et le conseil est excellent, mais sur le plan ontologique la formule complémentaire ne s'impose pas avec moins de force: unir pour distinguer. Pour sauver les valeurs personnelles, il n'y a pas à craindre les valeurs unitaires, comme si ce qu'on accorde à celles-ci était autant de perdu pour celles-là. «Tout est un, l'un est en l'autre, comme les trois Personnes». Pas plus qu'en se soumettant à Dieu ou qu'en s'unissant à Dieu, l'homme, en s'intégrant au grand Corps spirituel dont il doit être membre, ne se perd ou ne se dissout. Il se trouve au contraire, il se libère, et s'affermit dans l'être. Et, comme saint Augustin disait: solidabor in Te, Deus meus, saint Hildefonse de Tolède pouvait dire avec autant de vérité: in unitate ipsius Ecclesiae solidari.
L'Union Différencie. La Solidarité Solidifie
Il semble qu'on le comprenne mieux aujourd'hui et c'est là sans doute un des meilleurs fruits de cette «philosophie chrétienne» qu'il est vain de chercher en quelque système arrêté, mais dont l'action diffuse atteste la présence: la personne n'est pas un individu sublimé ni une monade transcendante. Dieu, qui «n'a point créé le monde en dehors de lui», n'a pas non plus créé les esprits les uns en dehors des autres. Chacun, tout d'abord, n'a-t-il pas besoin de «l'autre» - d'un autre qu'il imagine, s'il le faut, et retrouve en toutes choses - pour s'éveiller à la vie consciente? Cette vérité psychologique est le symbole d'une vérité plus profonde: il faut être regardé pour être éclairé, et les yeux «porteurs de lumière» ne sont pas ceux de la seule divinité.
D'autre part, être «personne», n'est-ce pas toujours, selon le vieux sens originel mais intériorisé, être chargé d'un rôle? N'est-ce pas essentiellement entrer en rapport avec d'autres pour concourir à un «Tout»? L'appel à la vie personnelle est une «vocation», c'est-à-dire un appel à jouer un rôle éternel. On aperçoit peut-être maintenant comment le caractère historique que nous avons reconnu au Christianisme, autant que son caractère social, assure le sérieux de ce rôle: puisque la durée est irréversible, rien n'y a jamais lieu qu'une fois, en sorte que tout acte y prend à la fois une dignité particulière et une gravité redoutable; et c'est parce que le monde est une histoire, une histoire unique, que la vie de chacun est un drame.
En l'Unique, point de solitude, mais la fécondité de la Vie et la chaleur de la Présence. Numquam est sola Trinitas, numquam egens divinitas. En l'être qui se suffit, point d'égoïsme, mais l'échange d'un «Don» parfait. Lointaine imitation de l'être, l'esprit créé n'en reproduit pas moins quelque chose de sa structure ad imaginem fecit eum et des yeux exercés savent y percevoir la marque de la Trinité créatrice. Point de personne isolée: chacune, en son être même, reçoit de toutes, et de son être même doit rendre à toutes. Quid tam tuum quam tu? Sed quid tam non tuum quam tu, alicuius est quod es? C'est comme un double système d'échanges, un double mode de présence. A sa racine, on peut imaginer la personne comme un réseau de flèches concentriques; en son épanouissement, s'il est permis d'exprimer son paradoxe intime en une formule paradoxale, on dira qu'elle est un centre centrifuge. On pourra bien dire aussi, par conséquent, pour magnifier sa richesse intérieure et pour manifester le caractère de fin que tout autre doit lui reconnaître, qu'«une personne, c'est un univers», mais il sera nécessaire d'ajouter aussitôt que cet univers en suppose d'autres, avec lesquels il ne fait qu'un. Si, par delà toutes les sociétés visibles et mortelles, vous ne posez pas une communauté mystique, celle-là éternelle, vous laissez les êtres à leur solitude ou vous les anéantissez en les broyant: de toute façon vous les tuez, car on meurt aussi par asphyxie.
La Cité de Pierres Vivantes
Ces indications pourront aider à sortir d'un dilemme où le désir de mettre en sûreté tel aspect plus vivement perçu de la vérité totale n'a pas manqué d'embarrasser certains esprits. En effet, comme on a pu renvoyer dos à dos, dans leur débat mal engagé sur la nature de la cité terrestre, «individualistes révo1tés» et «sociologues conformistes», on pourra de même, et à combien plus forte raison! dans une discussion qui se poursuivrait sur la Cité de l'au-delà, refuser de prendre parti. C'est ici qu'il convient de nous rappeler le principe premier de la mystique augustinienne: inter animam et Deum, nulla natura interposita. Chacun a besoin de la «médiation de tous», mais nul n'est tenu à distance par aucun intermédiaire. Par ce principe dont Augustin doit l'intuition vive à sa foi, se trouve totalement transformée l'idée néo-platonicienne que le Pseudo-Denys ne devait corriger que d'une façon si imparfaite: la vision hiérarchique du monde fait place à celle de la Civitas Dei. Vision nullement individualiste, mais combien plus authentiquement spirituelle! Entre les diverses personnes, si variés que soient leurs dons, si inégaux leurs «mérites», ne règne pas un ordre de degrés d'être, mais, à l'image de la Trinité même et, par la médiation du Christ en qui toutes sont enveloppées, à l'intérieur de la Trinité même une unité de circumincession.
Chaque personne ne constitue donc pas à elle seule, la chose est claire, une fin dernière. Elle n'est pas un petit monde absolu et indépendant, et Dieu ne nous aime pas comme autant d'êtres séparés. Sociale quiddam est humana natura. Mais pas plus que les tenants - s'il en existe - d'un tel atomisme personnel, on ne saurait suivre ceux qui, réagissant contre l'attribution d'une valeur démesurée à la personne humaine, professeraient une sorte de spécifisme transcendant, et subordonneraient la fin des personnes à quelque autre fin, jugée plus haute: car on peut bien sacrifier l'individu à l'espèce, ou demander à l'homme de sacrifier sa vie terrestre à la cité, mais lorsqu'on parle de sacrifier fût-ce un seul être personnel à la perfection de l'univers, on imagine une opposition factice entre deux biens qui ne peuvent que concourir. Un univers qui achèterait sa beauté d'un tel prix serait un univers sans prix. A les prendre dans leur rigueur abstraite, les conséquences de l'une et de l'autre attitude vont loin, puisque d'une part celui qui refuse de subordonner simplement les personnes à l'univers risque, s'il n'y prend garde, de verser dans un individualisme anarchique, tant qu'il ne conçoit pas nettement l'idée d'un autre univers, celui-là, spirituel; tandis que celui qui voit au contraire que le bien des individus passe après le bien universel peut aller jusqu'à soutenir que la perfection de l'univers, identique à la Gloire de Dieu, exige qu'il y ait des damnés: blasphème qui ne vaut sans doute pas mieux que l'idolâtrie qu'il voudrait repousser.
La société des personnes n'est pas une société animale. L'unité des esprits n'est pas une unité d'espèce. Si, pour définir la Cité transcendante, nous voulions prendre appui sans la corriger sur l'image d'une cité bâtie de pierres vivantes vivis e lapidibus nous nous abuserions donc. L'image est à la vérité traditionnelle, mais sa signification est tout autre que celle que nous pourrions être tentés d'y chercher. Vivis et electis lapidibus. Dans l'hymne célèbre de la Dédicace, comme déjà dans l'Apocalypse, dans la première épître de Pierre et dans maint autre texte analogue, il n'est aucunement question de l'univers en général, mais de la Jérusalem céleste, de cette Cité divine où nul élu n'est sacrifié. Car «il n'y entre rien de souillé», et les pierres qui n'étaient pas dignes de servir à l'édifice ont été d'avance rejetées:
«Nous avons appris de Pierre, écrit par exemple Origène, que l'église est une Maison de Dieu construite en pierres vivantes, une Maison spirituelle en vue d'un Sacerdoce saint. Salomon construisant le Temple est en cela la figure du Christ... Chacune des pierres vivantes (que sont les Saints), selon la dignité qu'elle aura acquise en cette vie terrestre, aura sa place dans ce Temple d'en-haut: l'un, apôtre ou prophète, sera posé au fondement pour supporter toute la superstructure. Un autre venant ensuite, supporté par les apôtres, portera de conserve avec eux d'autres pierres moins résistantes. Il y aura aussi une pierre à l'intérieur, là où se trouvent l'arche et les chérubins. Un autre sera la pierre du vestibule, un autre encore, la pierre de l'autel des prémices... ».
Ce Temple, cette Cité sainte dont le Prophète contemplait la splendeur future et qu'il s'agit ici-bas, sans la voir, de construire pierre à pierre ad aedificandam Ecclesiam n'est donc pas comme nos édifices humains, avec leurs fondations souterraines, leurs matériaux enfouis, leurs soubassements obscurs: construite dès maintenant dans le ciel, son fondement est à son faîte; c'est une cité toute de lumière lucerna eius est Agnus et les «ténèbres extérieures» n'étaient point nécessaires à son éclat. Sans renoncer par conséquent à l'analogie de l'édifice, nous ne prendrons pas à la lettre une métaphore qui se corrige d'elle-même. Plus nous tendrons à une intelligence exacte de la vérité spirituelle, et mieux nous comprendrons, surmontant un conflit où chacun veut sauver un aspect essentiel de la vérité, que Catholicisme et Personnalisme s'accordent et se fortifient mutuellement.
Révélation de l'Homme
Au reste, ne constatons-nous pas que les deux ordres de valeurs, loin de se nuire l'un à l'autre, ont été promus solidairement? C'est là un fait dont il faut bien rendre raison, dût notre logique superficielle en être scandalisée. La Révélation chrétienne «a dilaté à l'extrême les horizons de la communauté humaine où tout «moi» se trouve à sa naissance, et en même temps elle a consolidé au maximum l'existence de ce «moi», élément infime de cette communauté. Révélation de la Fraternité universelle dans le Christ, révélation de la valeur absolue de chaque homme... Le terme de «personne» convient parfaitement pour signifier la double qualité opposée que nous tenons ainsi de notre destinée surnaturelle: d'une part, il nous sert à marquer que chacun de nous acquiert, en raison de cette destinée, un prix incommensurable avec tout le reste de la nature, si bien qu'il devient pour tous l'objet d'un souverain respect; et, d'autre part, dans cette valeur absolue communiquée par le Christ, notre liberté trouve la seule fin digne d'elle: réaliser entre tous une parfaite communauté».
Toute l'histoire de l'église, si nous savons l'interroger, apporte ici son témoignage: tout le Christianisme en acte, dans l'expérience de ses grands spirituels, dans l'action de ses grands apôtres, dans sa vie collective aux moments de ses plus fortes poussées de sève; avant tout, dans ces jours privilégiés de ses origines auxquels, sans préjugé d'archaïsme, il faudra toujours et toujours revenir. En leurs réflexions sur cette vie, les docteurs pourront être fort longs, et ils seront indéfiniment malhabiles à traduire une vérité qui, toute concrète encore mais déjà tout à fait explicite, éclate dès le début. L'Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui qui fait pénétrer l'évangile au fond de l'âme et Celui qui le répand partout. Il creuse en l'homme de nouvelles profondeurs qui l'accordent aux «profondeurs de Dieu» et il le jette hors de lui-même jusqu'aux confins de la terre; il universalise, et il intériorise; il personnalise, et il unifie.
Nulle part ce double mouvement de l'Esprit, cette double action simultanée et corrélative de la révélation n'apparaît mieux peut-être que dans la conversion de saint Paul, telle que lui-même il la raconte. Paul a prononcé l'une des paroles les plus nouvelles et les plus chargées de sens qui soient jamais sorties d'un homme, le jour où, contraint de présenter sa propre apologie à ses chers Galates pour les ramener dans le droit chemin, il dicta ces mots: «Lorsqu'il plut à Dieu, qui m'a discerné dès le sein de ma mère et qui m'a appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi... ». Non pas seulement - quoi qu'il en soit du prodige extérieur dont les Actes des Apôtres nous ont transmis le récit - de me révéler son Fils, de me le montrer en une vision quelconque ou de me le faire comprendre objectivement, mais: de le révéler en moi. En révélant le Père et en étant révélé par lui, le Christ achève de révéler l'homme à lui-même. En prenant possession de l'homme, en le saisissant et en pénétrant jusqu'au fond de son être, il le force à descendre lui aussi en soi pour y découvrir brusquement des régions jusqu'alors insoupçonnées. Par le Christ la Personne est adulte, l'Homme émerge définitivement de l'univers, il prend pleine conscience de soi. Désormais, avant même le cri triomphal: agnosce, o christiane, dignitatem tuam, il sera possible de célébrer la dignité de l'homme: dignitatem conditionae humanae. Le précepte du sage: «connais-toi toi-même» revêt un sens nouveau. Chaque homme, en disant «je», prononce quelque chose d'absolu, de définitif. Or, dans le même passage de l'épître aux Galates, Paul ajoute: «... pour que je le prêche aux Gentils».
Sa «conversion» est une «vocation». Il ne peut demeurer en tête à tête avec ce Christ qu'il vient de trouver en lui. Du même coup, avec la même urgence que le service de ce Christ, le service des hommes ses frères de tous, «sans acception de personne» s'impose à lui. «Le genre humain entier n'est point à l'étroit dans son cœur». Cela n'est pas moins nouveau. Dans l'appel à l'apostolat des Gentils, comme dans le reproche que venait de lui faire entendre le Christ prenant à son compte les souffrances des siens, «quelque chose était impliqué par quoi l' homme achevait de découvrir ses dimensions»: par la révélation chrétienne, le regard que l'homme porte sur soi n'est pas seulement approfondi, celui qu'il dirige autour de soi s'est élargi du même coup. Désormais, l'unité humaine est conçue. L'Image de Dieu, l'Image du Verbe, que le Verbe incarné restaure, à laquelle il rend son éclat, c'est moi-même, et c'est l'autre, - et c'est tout autre. C'est ce point de moi-même qui coïncide avec tout autre, c'est la marque de notre commune origine, et c'est l'appel à notre destinée commune. C'est notre unité même, en Dieu.
S'il y a donc eu dans notre passé quelque «événement décisif» que l'historien se doive d'enregistrer avec «émotion» comme ayant ouvert à nos perspectives «la joie d'une communion radicalement universelle», nous savons où situer; un tel événement, et nous n'irons pas le chercher en Grèce, dans la vie d'un disciple de Pythagore découvrant «l'instrument de calcul» qu'est l'arithmétique pure. Sans méconnaître la portée immense d'une pareille invention, il nous est impossible de lui attribuer, en elle-même, la moindre fécondité de cet ordre. «L'universalité de communion dans la lumière incorruptible et irrécusable du Verbe» ne peut nous apparaître que comme une contradictio in terminis, car en ce Verbe-là les intelligences coïncident, les êtres ne s'unissent pas. Pas plus que la proximité n'est une présence, la coïncidence n'est une communion. Point de réelle unité sans altérité persistante. Comment pourrait-on dès lors parler sans «équivoques» d'une «solidarité de l'intime et de l'universel», puisqu'en fait on supprime l'un et l'autre de ces deux termes? Ne serait-ce pas, là encore, une façon de faire «fléchir les rigueurs de l'analyse devant les complaisances de la synthèse»?
Qu'on avoue plutôt que la joie rêvée est un leurre, ou qu'on se décide à la chercher ailleurs que dans la fonction tout abstraite d'une forme vide - qui n'est elle-même pensable que par référence à une multiplicité spatiale. C'est d'ailleurs un fait que nulle part, en dehors de l'influence chrétienne, l' homme n'a réussi seulement à en définir les conditions, oscillant toujours entre l'imagination d'une survie individuelle qui laisse les êtres séparés et une réflexion qui les absorbe dans l'Un. Le dilemme ne peut être complètement surmonté par aucune logique abstraite, qu'elle soit du concept ou du jugement, qu'elle fonctionne selon la loi d'identité ou selon la loi de participation. Il y faut à la base une aperception réelle, qui saisisse d'un seul regard, hors de toute intuition spatiale, le lien du personnel et de l'universel.
Mais il ne suffit pas que ce lien soit conçu pour qu'il se réalise. L'idée de l'unité n'est pas l'unité même. La révélation du Christ ne peut être dissociée de l'action du Christ, et l'on ne saurait s'assurer le bénéfice de l'une en se refusant à l'autre. Si, comme nous l'avons vu, une personne isolée est un non-sens, en revanche une personne pleinement réalisée, c'est-à-dire parfaitement universalisée, serait sans le Christ, une impossibilité. Comment, laissés à nous-mêmes, effectuerions-nous jamais ce «passage à la limite» qui doit nous donner accès au monde rénové, à ce monde «régi par la mystérieuse immanence de l'un en tous et de tous en chacun?». Un double obstacle naturellement infranchissable se dresse devant nous, barrant l'accès de la Terre promise: celui de notre égoïsme et celui de notre individualité. Obstacle moral et obstacle métaphysique, l'un étant l'expression renforcée de l'autre.
Ni nous ne voulons ni nous ne pouvons, naturellement, malgré le vœu de notre être, nous communiquer tout entier à tous, réalisant ce miracle de l'élection sans exclusion en quoi consiste l'agape... Mais ce qui est impossible à l'homme seul devient possible à l'homme divinisé, et ce que l'intelligence naturelle rejetait comme une chimère devient 1'objet sacré de l'espérance. Achevant en lui
l'humanité, du même coup le Christ nous achève tous, - mais en Dieu. Aussi peut-on dire en fin de compte, reprenant lede saint Paul et le una persona de saint Augustin, que nous ne sommes pleinement personnels qu'à l'intérieur de la Personne du Fils, par laquelle et en laquelle nous avons part aux échanges de la Vie Trinitaire. De même que, sa victoire achevée, le Christ doit remettre le Royaume à son Père en un acte éternel, ainsi et c'est encore le même acte exprimé par d'autres mots ne cessera-t-il, en un acte éternel, de nous achever, de nous personnaliser en Lui.
Catholicisme et Vie Intérieure
La spiritualité catholique n'aura donc pas à choisir entre une tendance «intérieure» et une tendance «sociale», mais dans leur extraordinaire variété toutes ses formes authentiques participeront de l'une et de l'autre. Pour aucun de nous il ne peut s'agir d'oublier le mot poignant de saint Paul: «Il m'a aimé, et Il s'est livré pour moi », ni le mot correspondant du Christ à Pascal dans le Mystère de Jésus: «J'ai versé telle goutte de sang pour toi», ni les appels de l'Imitation à la retraite et au silence. Nous saurons goûter et faire nôtre, sans le soupçonner forcément d'égocentrisme, le mot qui revient comme un refrain sous la plume d'un Newman: «God and myself», - mot qui rappelle de si près le conseil de saint Ignace à celui qui doit donner les Exercices... Toute la vie spirituelle n'est-elle pas faite de ces contrastes, temps alternés, ou plutôt coïncidences vécues? Au reste, rien ne serait plus funeste que de croire aisément réalisable une vraie catholicité. Nul n'y accède que par la voie étroite. Ses conditions premières sont dans le détachement et dans la solitude, et le plus charitable des hommes, le saint, est d'abord, selon l'étymologie antique, un séparé. Pas plus qu'elle n'oublie la justice, la charité consciente de ses exigences ne néglige les œuvres plus secrètes ni ne fait bon marché des devoirs dits «envers soi-même».
Si, dès le premier engagement, c'est elle qui doit tout animer, la parfaite unité que seule elle réalise et qui vaut l'effort de l'homme ne peut être que le terme d'une course, la victoire après de nombreux et rudes combats. Car:
«Il y a en nous ce que nous devons aimer chez les autres, une image de Dieu à restaurer. La laisser en nous souillée ou défìgurée, c'est le signe qu'en dépit de nos affirmations ce qui nous intéresse chez les autres, ce n'est pas leur être véritable. Ils ne sont que l'occasion de satisfaire notre besoin d'extériorisation... Faut-il ajouter qu'une pareille activité ne sera jamais génératrice de résultats féconds? Privée du principe qui doit la régler, elle aboutira à l'indiscrétion, elle ne connaîtra pas le respect que mérite une âme. Sur le terrain religieux, elle devient le plus maladroit et le plus néfaste des prosélytismes».
La charité sait, au surplus, distinguer entre les vastes rêves qui nuisent à l'action singulière, et l'intention universelle qui, en transfigurant la plus humble tâche, fait qu'on s'y donne d'un plus grand cœur. Elle sait qu'il faut beaucoup se refuser pour acquérir de quoi donner et que se donner n'est pas se répandre et qu'il faut couper beaucoup de liens naturels, si l'on veut établir les divines liaisons de la grâce. Et précisément qu'y a-t-il de plus urgent que de rappeler l'homme à lui-même? Il en est de la spiritualité comme de la culture, et comme de la pensée: elle ne sert que par son désintéressement. Dans tout ce qui touche à l'esprit, l'utilitarisme est redoutable, n'étant pas seulement superficiel mais corrupteur, engendrant infailliblement le mensonge. Au contraire, «la capacité de présence croît avec celle de recueillement». Par delà l'entente des mots et des gestes, la communion des esprits ne s'opère que par ce qu'ils ont de plus personnel, et l'on pourrait dire «par ce qu'ils ont de plus incommunicable»: car on communie réellement en ce qui ne se communique point à l'extérieur. Les vertus cachées, ces vertus, comme dit Bossuet, «où le public n'a point de part», ne manquent donc pas de justification sociale. Et pas davantage les Ordres contemplatifs.
Les religieux qui s'adonnent à l'étude de la Sainte Ecriture et qui «méditent nuit et jour sur la Loi du Seigneur» le font, au dire de saint Thomas, pour l'utilité commune de toute l'église, et c'est ce qui leur permet, même s'ils ne prêchent ni n'enseignent, de vivre légitimement d'aumônes: conclusion hardie, mais qui oblige son bénéfìciaire à un sérieux examen de conscience. En tout cas, le principe qui la fonde est incontestable. Comme l'écrit le R. P. Teilhard de Chardin en une comparaison magnifique, «si nous étions aussi capables de percevoir la lumière invisible que les nuées, la foudre ou les rayons solaires, les âmes pures nous apparaîtraient, en ce monde, aussi actives, par leur pureté, que les sommets neigeux dont les cimes impassibles aspirent continuellement pour nous les puissances errantes de la haute atmosphère».
En revanche, religion personnelle et vie intérieure ne sont nullement synonymes d'individualisme ou de subjectivisme religieux. «La vraie religion est une vie cachée dans le cœur », mais elle n'a rien d'un repliement égotiste.
De la prière dans le secret il est encore vrai de dire avec saint Cyprien: «Publica est nobis et communis oratio, et quando oramus, non pro uno sed pro popolo toto oramus, quia totus populus unum sumus. Deus pacis et concordiae magister qui docuit unitatem, sic orare unum pro omnibus voluit, quomodo in uno omnes ipse portavit ». Après avoir déclaré «Deum et animam scire cupio», Saint Augustin ne manque pas d'ajouter: «Animas nostras et Deum simul concorditer inquiramus». Le plus haut degré de la vie spirituelle reçoit de Ruysbroeck le nom de "vie commune", parce qu'en cet état l'homme est au service de tous. Saint Jean de la Croix l'entendait bien ainsi, lui dont élisée des Martyrs nous rapporte le propos suivant:
«Interprétant les paroles du Christ: "ne saviez-vous pas qu'il faut que je sois aux choses de mon Père?" il dit que ces choses du Père ici ne doivent s'entendre de rien d'autre que de la rédemption du monde... et que c'est une vérité évidente que la compassion pour le prochain croît d'autant plus que l'âme se joint à Dieu par amour».
S'il est mortel pour certains raffinements de spiritualité, pour un certain psychologisme trop porté à se complaire dans ses analyses, le catholicisme vécu dans la prière ne s'en prend ainsi qu'à des parasites. Il rend à l'esprit sa vigueur et son élan. De l'expérience à la pensée, la même corrélation se retrouve, et ce serait encore un «spécifisme» trompeur qui les opposerait, comme s'il fallait nécessairement choisir entre une expérience personnelle mais sans valeur universelle, et une pensée universelle mais dépersonnalisée; comme s'il fallait sacrifier l'une à l'autre la conscience ou la raison. Une même conscience a pu nourrir les récits des Confessions et penser la Cité de Dieu, et c'est encore saint Augustin qui, à la suite de saint Paul, unit indissolublement, par une série de correspondances, la synthèse historique et l'analyse réflexive, chaque effort d'approfondissement intime ayant son corrélatif dans un élargissement du regard porté sur l'univers. L'Homme nouveau, qui est l'homme universel, est en même temps l'homme intérieur:
Elle apparaît donc bien traditionnelle, cette synthèse dont parle le R. P. Maréchal en une page importante de ses nouvelles Etudes sur la psychologie des mystiques, synthèse qui, «réalisée vitalement à toute époque, semble aujourd'hui en voie de s'expliciter de plus en plus dans les doctrines»: «nous comprenons mieux», ou peut-être nous recommençons à mieux comprendre «que le mystique catholique n'est pas seulement, par rapport aux autres fidèles, un séparé, un évadé vers une indistincte transcendance; que l'ascension mystique est faite d'«intégrations» plus que de «retranchements»; qu'elle ne doit effacer, de la commune vie chrétienne, aucun trait spécifique; bref, que le parfait mystique serait, en cela même, le parfait chrétien, et nous entendons «un chrétien que les plus hautes faveurs divines n'arrachent pas à la solidarité des souffrances et des conquêtes de l'Eglise militante».
Comment d'ailleurs le mysticisme chrétien, avant-goût de la Vision, «noviciat» et «faubourg» de l'éternité, entrée furtive dans la Cité de Dieu, en même temps que retour à la pureté originelle, ne serait-il pas tout à l'opposé d'un solipsisme? La communauté porte le mystique, et à son tour elle est portée par lui. En fin de compte c'est une société spirituelle toujours plus présente et plus vaste qu'il s'agit de retrouver dans le silence intérieur le plus rigoureux et le plus dépouillé. Claudel l'a chanté dans son Cantique de Palmare, où retentit en perfection l'écho des anciens Pères:
«...Aucun de nos frères, quand il le voudrait, n'est capable de nous faire défaut, et dans le plus froid avare, au centre de la prostituée et du plus sale ivrogne, il y a une âme immortelle qui est saintement occupée à respirer et qui, exclue du jour, pratique l'adoration nocturne. Je les entends qui parlent quand nous parlons et qui pleurent quand je me mets à genoux. J'accepte tout! Je les prends toutes, je les comprends toutes, il n'y en a pas une seule dont je n'aie besoin et dont je sois capable de me passer! Il y a beaucoup d'étoiles au ciel et leur nombre dépasse tout pouvoir que je l'épuise, et cependant il n'y en a pas une seule qui ne me soit nécessaire pour louer Dieu. Il y a beaucoup de vivants et c'est à peine si nous en voyons briller quelques-uns, tandis que les autres s'agitent dans le chaos et dans les tourbillons d'une sombre vase, il y a beaucoup d'âmes, mais il n'y en a pas une seule avec qui je ne sois en communion par ce point sacré en elle qui dit Pater noster».
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