À Mardin, entre réfugiés en fuite et djihadistes de passage, les syriaques attendent qu’Ankara leur restitue ses antiques propriétés confisquées

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:36

Mardin (Turquie). « J’ai presque envie de dire que nous vivions mieux sous l’Empire ottoman, lorsque le système des millets nous garantissait plus d’autonomie », dit le père Gabriel, prêtre syro-orthodoxe dont la barbe blanche ressort entre sa tunique et son couvre-chef noirs. Il indique les terrains appartenant au monastère de Safran, merveilleux complexe de pierre dans la province Sud-Orientale turque de Mardin. Fondé il y a plus d’un millénaire et demi, il fut longtemps le siège du Patriarcat des syro-orthodoxes qui se trouve maintenant à Damas. Il s’agit d’une des communautés chrétiennes les plus vieilles du monde, et le père Gabriel explique qu’elle traverse à nouveau une période difficile.

 

Les autorités turques ont fait depuis peu marche arrière après avoir confisqué les propriétés syriaques, dont des monastères, des églises, des terrains et des cimetières. Mais elles n’ont pas encore décidé de les rendre. « Nous avons présenté un recours, et au début, les choses semblaient bien se passer. Le Diyanet, le ministère turc des Affaires religieuses, a dû rendre les propriétés au ministère du Trésor. Actuellement, elles sont bloquées là, comme dans les limbes. Si elles ne nous seront pas rendues, ce serait un coup dur pour notre communauté ». Le père Gabriel scrute le paysage depuis le sommet du mur du monastère, son regard soucieux se pose sur l’horizon syrien. En une heure de voiture, on pourrait passer la frontière et arriver de l’autre côté, là où la guerre fait rage.

« Le problème de la communauté syriaque est qu’elle n’a pas été reconnue comme minorité religieusepar le Traité de Lausanne en 1923 », explique Michelangelo Guida, professeur turco-italien à l’Université 29 mai d’Istanbul. Le traité mit fin au conflit gréco-turc, le dernier acte de la guerre de libération d’Ankara. À l’époque « seuls les juifs, les arméniens et les grecs-orthodoxes furent reconnus comme minorités. Pour les syriaques, outre à l’interdiction de gérer des écoles et une série d’autres limitations, cela provoque des problèmes avec la magistrature en ce qui concerne la reconnaissance de leurs propriétés ».

L’émigration a réduit le nombre de fidèles à 25 000 

La communauté syriaque-orthodoxe de Turquie s’est redimensionnée au fil des ans, suite aux conflits plus ou moins graves avec les institutions. Les massacres des Jeunes-Turcs, qui firent 250 000 morts parmi les chrétiens syriaques durant les années du génocide des arméniens, décimèrent la communauté il y a environ un siècle. Plus récemment, l’émigration a réduit le nombre de fidèles à 25 000 personnes seulement, encore en diminution constante.

La patrie historique du Sud-Est turc, qui se divise les fidèles restés avec la métropole Istanbul, n’est certainement pas un contexte facile pour survivre. La guerre entre l’état turc et le PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement pour l’autonomie démocratique kurde considéré comme terroriste par Ankara, ensanglante la région et finit par compliquer aussi la vie des chrétiens, bien qu’ils soient extérieurs au conflit. « L’affrontement entre deux nationalismes ne peut que provoquer des malheurs à une minorité », dit le père Gabriel, dans le monastère de Safran très beau mais malheureusement vidé de ses touristes étrangers.

Entre réfugiés qui fuient la guerre et djihadistes étrangers 

Les visiteurs sont également absents des autres monastères éparpillés dans la région de Tur ‘Abdin (« La montagne des adorateurs » en syriaque), y compris celui de Mor Gabriel, un des plus antique au monde. Aujourd’hui, ce sont des terres prises en étau entre la Syrie et la Turquie : entre les réfugiés qui fuient la guerre et les djihadistes étrangers qui vont combattre, entre les guérilleros kurdes et les soldats de l’armée turque, les syriaques sont livrés à eux-mêmes. Et ils poursuivent leur bataille légale avec les institutions. « Il en va de notre survie », dit le père Gabriel. 

« Aujourd’hui les principales communautés syro-orthodoxes se trouvent en Inde, aux États-Unis, en Allemagne et en Suède » raconte-t-il tout en marchant sur la pierre antique couleur safran du monastère. « Il y a encore quelqu’un en Syrie et en Irak, même si les massacres de ces dernières années nous ont fait revenir à l’esprit le cauchemar du « Seyfo » (littéralement « épée », ou « année de l’épée », c’est le terme utilisé par les syriaques pour indiquer les massacres de 1915).

 

Le père Gabriel est arrivé au monastère de Safran après les étapes monastiques à Jérusalem et à Damas, siège du patriarcat syriaque orthodoxe depuis 1959 (après un passage à Homs). Il y vit avec trente moines en essayant de naviguer au milieu des nombreux pièges de la politique locale et en priant en araméen – « la langue que parlait Jésus », tient-il à rappeler. « Nous nous entendions beaucoup mieux avec les autorités locales de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan, plutôt qu’avec celles liées actuellement au parti pro-kurde HDP – ajoute-t-il – mais l’affront de la confiscation des propriétés ne fait certainement aucun bien à notre relation avec le gouvernement ». En quelques minutes de voiture du monastère, on arrive au centre historique de Mardin. Ses maisons en vieilles pierres se dressent sous le château qui au XIVe siècle résista à l’avancée de Tamerlan et qui marque le sommet du village. Certaines appartiennent à la diaspora syro-orthodoxe qui revient seulement l’été dans sa patrie ancestrale, et qui suit le destin de la communauté, de loin et avec inquiétude.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien