Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:29
"Il faut lire toute cette question dans le contexte politique du Soudan, qui s'inspire de l'Islam, mais il faut aussi la considérer à la lumière de la diversité des races qui y sont présentes et de la complexité représentée par la situation qui fait que les musulmans, ici comme dans tout le Moyen-Orient, arrivent à utiliser l'Islam comme moyen pour maintenir le pouvoir.
Ceci les pousse à ignorer totalement les individus différents d'eux, d'autant plus si ces autres individus différents sont faibles et moins nombreux qu'eux. Il est parfois difficile d'établir si c'est l'Islam qui pousse ces personnes à faire ce qu'elles font ou si c'est le mal inscrit dans le cœur de l'homme qui mène à ces excès et cause tous ces maux autour de lui.
La question que je me pose est si les gens se demandent vraiment et vérifient s'ils savent se servir correctement de la raison. Il est surprenant, en effet, de voir que devant certains faits, tout en recourant à la raison humaine, on puisse aboutir à des conclusions si différentes, à des lectures et des actes si différents. Les Africains ont leur propre vision mentale des choses et leur propre manière de penser. Et les Arabes, tout comme les musulmans, en ont d'autres.
Ce fait est évident car il ne s'agit pas tant de personnes cultivées capables de tenir un discours ou une confrontation, mais parfois même de gens simples. Il y a vraiment une vision mentale différente entre nous et les musulmans. Le problème est là. Cette matière, le rapport entre les chrétiens et les musulmans, est vraiment très complexe aujourd'hui dans ce pays, au point qu'elle reste comme en suspens".
Donc le dialogue reste un but tout autant en suspens?
"L'effort pour établir un dialogue devient fort problématique. Je veux dire par là qu'on peut obtenir facilement un dialogue lorsqu'il s'agit de choses simples comme par exemple la position des chaises dans cette pièce, mais quand on lui demande de mener à une transformation de la manière de penser, ou à une ouverture à des formes différentes de pensée ou de réaction face à des situations précises et concrètes, alors tout devient très difficile. Et je pense qu'il faudra beaucoup, beaucoup de temps. Il suffit de penser à cela : qui va le commencer ? Si le dialogue est tenté par un chrétien, les autres diront qu'il est en train d'essayer de faire un lavage de cerveau avec des idéologies occidentales. S'il est commencé par un Africain, la réaction sera la même ; et si nous regardons de l'autre côté, du côté des musulmans, qui est vraiment disposé à avancer dans cette direction ?
Il faut une confiance réciproque entre les personnes, qui à cause de la guerre et de la haine qui a été semée au cours des années, a été complètement perdue et c'est très dur de la reconstruire. Il n'est pas rare d'entendre un Soudanais du sud dire qu'on ne peut pas avoir confiance en un Arabe. Et quand il parle d'Arabe, il entend un musulman. Vu que cette mentalité, qui est née de la violence de tant de siècles d'histoire récente, est fort répandue, quasiment martelée au sein des âmes, on peut imaginer combien le dialogue puisse être difficile. Pour parvenir à une véritable ouverture réciproque, il y a encore un grand chemin à faire".
Est-ce que les chrétiens d'Europe peuvent aider en ceci ? Ou quelle leçon peuvent-ils tirer de cette situation pour leur rapport avec les immigrés musulmans qui sont de plus en plus nombreux ?
"Ce qui rend le dialogue encore plus difficile est une certaine tendance qui semble s'affirmer parmi les chrétiens, surtout en Europe et en Amérique, où ils semblent avoir perdu leurs certitudes quant à leurs racines et aux fondements de l'identité chrétienne. On dirait que les Européens préfèrent presque vendre ou rejeter ce qu'ils ont pour avoir en échange le dialogue. Mais ils ne se rendent pas compte qu'il faut appeler ce processus esclavage. Si on se rejette, on se rend enclave.
En tant qu'évêques du Soudan, nous avons été déçus par l'attitude de certains chrétiens européens car ils ont l'illusion de pouvoir créer ainsi la coexistence entre les peuples, alors qu'en réalité, ce qui semble être une coexistence pacifique n'est autre qu'un ajustement temporaire qui ne durera pas.
La question centrale est qu'il faut un véritable changement du cœur. Et ceci peut partir comme un effort humain, mais il ne peut se réaliser qu'en tant que grâce de Dieu.
Nous avons pour cela un instrument très puissant : la prière. Pour la compréhension réciproque des chrétiens et des musulmans, c'est l'instrument le plus puissant que nous ayons pour cheminer et avancer. La prière est essentielle en ceci car elle touche la réalité la plus profonde de l'homme, là où on peut commencer à changer la façon de penser".
Et les rencontres ou les tables rondes pour le dialogue? Cela ne sert pas?
"Il arrive parfois que ces rencontres ne soient qu'une tromperie. Nous nous trompons nous-mêmes et nous trompons le monde aussi. Regardons l'exemple des chrétiens au Moyen-Orient : là-bas, aussi bien les chrétiens que les musulmans sont arabes et pour les chrétiens, se référer à l'Islam est quasiment un fait naturel de leur constitution et c'est pour cette raison qu'ils peuvent avancer ensemble. Dans certains cas, ils vivent sous la protection de l'Islam, dans d'autres cas, ils cherchent à ne pas créer d'antagonisme, mais s'ils devaient regarder un peu plus profondément leur situation, ils devraient reconnaître tout le handicap auquel ils sont contraints.
Lorsque ces exemples nous sont offerts comme un modèle de coexistence avec les musulmans, cela me fait sourire intérieurement car en réalité, ce n'est qu'une attitude de survie.
Les rapports entre les chrétiens et les musulmans fonctionnent bien quand il y a des relations d'amitié dans la vie quotidienne, mais lorsqu'on avance d'un pas, on voit que les difficultés commencent.
En théorie, il ne devrait y avoir aucune raison d'impliquer la question religieuse, mais la pensée politique de certaines personnes a voulu que l'Islam soit impliqué.
Je vois que certains leaders politiques vivent la religion non pas comme une dévotion à Dieu, mais comme un instrument pour maintenir leur pouvoir : ceci est un des aspects de la difficulté de la question, car une fois que les musulmans sont au pouvoir, ils prétendent diriger la vie religieuse même des non-musulmans et c'est là que les choses commencent à mal se passer".
Comment le discours que le pape a fait à Regensbourg a-t-il été perçu au Soudan?
"Il n'y a pas eu de réactions violentes particulières, seulement quelques démonstrations. Mais maintenant les chrétiens se demandent : comment se fait-il que les musulmans ont profondément blessé les chrétiens, en attaquant même la personne de Jésus, et personne n'a réagi ? Ils se demandent si la réaction au discours du Pape était motivée au fond par des sentiments religieux authentiques. On avait très peur en Occident de la réaction, tandis qu'on renonçait à se poser le problème de parvenir à un dialogue plus franc et plus profond, moins diplomatique.
Les chrétiens doivent réussir à séparer la question de la vérité de celle de la peur et de la crainte des gens. Le Pape dans son discours cherchait à atteindre quelque chose de beaucoup plus profond, à séparer la religion de la violence et à promouvoir un usage plus correcte de la raison. Ce qui est valable pour tous les temps. Et si le Pape n'avait pas éclairci le sens de la discussion, les autres auraient fini par dévier complètement le sens de son discours".
Comment avez-vous vu vécu le voyage du Pape en Turquie ? Quelles retombées a-t-il eues dans la vie de votre pays?
"Le dialogue doit être sincère et franc, mais la demande de sincérité fait peur et inhibe les qualités des gens. Le problème est dans l'éducation qui permet d'acquérir une nouvelle manière de penser. Je suis le seul à me demander si parmi les musulmans il y a les moyens et les personnes capables et disposées à éduquer de cette manière. Des personnes qui aient le courage de prendre position, de ne pas se rendre face à un style de vie répandu où pour présenter la vérité, il faut la camoufler. Nous semblons nous préoccuper de chercher de beaux vêtements pour la vérité, au lieu de faire en sorte qu'elle puisse libérer les individus. J'ai toujours aimé faire partie des gens qui parlent de manière directe. On perd souvent du temps à tourner autour des questions. Ce n'est que quand les chrétiens et les musulmans seront prêts à affronter la vérité directement, de manière frontale, que le dialogue se fera.
Sinon nous nous limitons à jouer et le dialogue n'aura pas lieu".