Entretien avec Mgr Ilario Antoniazzi, archevêque de Tunis, par Maria Laura Conte.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:38:36

« Mon premier Noël à Tunis a été pour moi très riche d’enseignements. C’est surtout l’absence de lumières et de signes évidents des préparatifs de la fête qui m’ont frappé : dans ma vieille paroisse, c’était une véritable compétition à qui réaliserait les illuminations les plus belles, les plus éclatantes. Mais cette sorte de nostalgie justement m’a contraint à revenir à l’essentiel. Elle m’a invité à me débarrasser de tout ce qui est secondaire, pour me laisser conduire vers le sens profond de Noël : c’est Jésus qui vient. Ce Jésus même que, là où abondent lumières et ornements en tous genres, comme dans le riche Occident, on ne nomme presque plus. Voilà : à Tunis, nous sommes incités à revenir à l’essentiel ». Au cours de ces premiers mois, quels points vous ont particulièrement frappé dans la vie de la communauté chrétienne locale ? Je visite continuellement les paroisses et les communautés plus réduites qui se trouvent sur tout le territoire, et je peux constater à la fois la richesse, et les fatigues, de la vie quotidienne. Ce n’est pas tant le fait que 99% des chrétiens soient des étrangers qui rend la situation complexe, mais plutôt leur caractère provisoire. Ils restent quelque temps, puis ils s’en vont. Souvent donc, on amorce un parcours, qui est destiné à s’arrêter peu après, puis il faut repartir. Mais il y a aussi par ailleurs une grande richesse : entendre un chœur de vingt personnes venues de treize nations différentes vous donne une image vivante de l’universalité de l’Église, qui ne regarde ni la couleur de la peau ni le passeport. Mais quand tu t’aperçois que quelqu’un est parti pratiquement sans prévenir, le sentiment de la précarité devient poignant. C’est un défi continuel à se remettre en jeu chaque fois. En comptant aussi, il faut le reconnaître, sur les présences permanentes qui sont surtout celles de plusieurs européennes, chrétiennes, qui ont épousé des tunisiens. Quand leur mari leur laisse une certaine liberté de fréquenter la paroisse, elles constituent un grand don pour l’Église : souvent elles sont catéchistes, ou aident la vie de notre communauté dans différents domaines. Elles ont souvent come une épine dans le cœur, car elles se trouvent travailler à éduquer à la foi et à accompagner vers les sacrements les enfants des autres, alors qu’elles ne peuvent le faire pour leurs propres enfants – qui, selon la volonté de leur père, doivent être élevés dans l’Islam. En quels termes pourriez-vous définir l’Église tunisienne ? C’est difficile aussi de la définir : car elle est en Afrique, mais ne partage pas les mêmes problématiques que les églises africaines ; elle parle arabe, mais elle est très éloignée de l’expérience du Proche-Orient. Elle a un profil singulier, qui demande à être connu et aimé, car il est riche de complexités dont les chrétiens de la vieille Europe pourraient tirer eux aussi des enseignements. Et en premier lieu, l’invitation constante à découvrir l’essence de la foi. Que pensez-vous de la situation sociale et politique du pays ? Nous percevons nettement la grande tension qui règne dans le pays. Ce n’est pas tant la situation actuelle, sortant à peine d’une certaine stagnation, qui nous inquiète : nous craignons pour ce qui pourrait arriver. Nous craignons surtout que vienne à se créer un vide politique, qui pourrait être rempli par Dieu sait qui. Il y a eu des arrestations de groupes salafistes, on a trouvé des armes, nous sommes comme dans une marmite en ébullition, qui pourrait exploser. Des groupes salafistes sont allés combattre en Syrie et quand ils reviendront, ils importeront l’expérience de la guérilla, ils sont prêts à tout, jusqu’à se faire martyrs pour la guerre sainte au nom de Dieu. Ce qui en revanche me rassure, c’est que le peuple tunisien aime la paix. C’est un peuple cultivé, ouvert. Les institutions publiques, le Président lui-même, nous ont avancé différentes garanties et promesses, mais rien n’a changé depuis la révolution. C’est ainsi que reste en vigueur le Modus Vivendi qui remonte à 1964 et qui, de fait, empêche l’Église de posséder quoi que ce soit. Si une congrégation de religieux par exemple, faute de vocations, doit abandonner une de ses œuvres ici, elle ne peut, aux termes de la loi, la laisser au diocèse : celle-ci devient un bien de l’État. Il y a des années que nous demandons que l’on nous restitue certaines des églises confisquées après l’indépendance, mais sans succès. Le pays vit les douleurs de l’enfantement : j’espère qu’elles pourront donner naissance à une vie nouvelle, sans souffrances trop profondes pour son peuple.