Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:41:13

En cette ère d’images, lesquelles croire ? Celles de la place Tahrir de janvier/ février, images de fraternisation de musulmans et de coptes, d’acceptation de l’autre, d’Union sacrée de la Nation ? Ou, au contraire, celles du 9 octobre dernier, de voitures blindées de six tonnes, enragées, écrasant et tuant sans pitié des manifestants coptes ? Celles d’églises brûlées ? Si l’on ne dispose pas de sondages, il y a lieu de croire qu’une majorité de coptes a choisi la seconde solution. Avec quelques bons arguments. Ce que l’on a vu et entendu, ce 9 octobre, est terrible. La répression de la manifestation a été l’occasion d’un déchainement de haine pure. Accompagné d’autres actes effrayants : des médias officiels qui ne se contentent pas de diffuser ad nauseam des boniments sur une (prétendue et fantasmée) attaque par les coptes de troupes de la police militaire, mais qui lancent, inconsidérément, un appel demandant aux « honnêtes citoyens », les invitant à descendre protéger l’armée contre des manifestants coptes (et il faut avoir entendu comment cet adjectif était prononcé). Plusieurs (mais non tous les) « experts » consultés gobent facilement, trop facilement lesdites inepties de la propagande sur des coptes armés jusqu’aux dents allant en découdre avec l’armée. Ils disent, en gros, que les coptes récoltent ce qu’ils ont semé et les accusant d’avoir monté en épingle de « petits incidents » (une église brûlée). Un homme politique frère musulman, interrogé par la BBC arabe au cours de la nuit, ne remet pas en doute la version officielle sur l’agressivité copte, car, à Alexandrie, il a vu ce qu’ils ont fait : ils manifestaient et brandissaient des croix. Plus généralement, beaucoup sont ceux qui semblent enfermés, murés, dans une prison de préjugés hostiles qui les empêchent de voir l’évidence : ils ne voient pas que la version officielle ne tient pas debout, pas un instant, et que même en admettant qu’elle soit exacte, elle n’excuse pas la sauvagerie de la répression. Ici et là, ce soir là, des commerces coptes ont été attaqués, mais aussi l’hôpital copte, où étaient transportées les dépouilles des victimes. On est passé tout près d’une version égyptienne de la nuit de cristal. Mais, précisément, elle a été évitée. La vérité a lentement cheminé, tel un petit filet d’eau. Mais le bouche à oreille, partant des notables musulmans et coptes qui étaient en tête de la manifestation, mais aussi de journalistes, ou d’habitants, musulmans et coptes du quartier, l’a véhiculée. Et l’on a pu voir un salafiste brandir la croix en signe de solidarité, outré par ce qui avait été fait. L’on a pu voir de nombreux intellectuels, bourgeois, petites gens, s’associer à la douleur copte et manifester pour eux. Et le pouvoir a dû considérablement corriger le tir. Admettre que les morts étaient des égyptiens innocents. Que la couverture médiatique avait été « erronée ». Il a présenté des condoléances, fait des gestes. Certes, c’est un « recadrage limité ». Il parle maintenant d’agents provocateurs ayant attaqué l’armée. Rien ne permet de penser qu’il se demande pourquoi et comment tant de violence a été possible - s’il le fait, c’est entre quatre murs. Mais comment tant de violence a été possible est précisément la question qu’il faut poser. Comment tant d’honnêtes gens, de citoyens estimables, ont pu croire le discours des médias et sont encore aujourd’hui dans le déni de ce qui s’est passé. En disant qu’il faut poser la question, je n’adhère pas naïvement aux thèses des bienfaits d’une communication libérée des contraintes autres que celles de l’argument le meilleur, qui permettrait une anamnèse. Je suis conscient de la sagesse de la maxime musulmane ; la sédition dort, malheur à qui la réveille. Ou catholique, sur les portes qu’il vaut mieux ne pas ouvrir. Dans ce cadre limité, retracer l’histoire et l’évolution des représentations, des discours, des intellectuels et des idées qui ont rendu possibles, plausibles et audibles les récits, les stéréotypes, les légendes mensongères et les discours de haine qui ont cours aujourd’hui dans les deux communautés est impossible. Je me contente de deux constats : des gens estimables, honorables et censés, coptes ou musulmans, croient aujourd’hui des horreurs sur leurs concitoyens qui ne sont pas leurs coreligionnaires. Et, de l’autre, chaque communauté devrait commencer par faire son propre examen de conscience, nettoyer ses propres écuries, guerroyer ses propres inepties, et remettre en cause la domination épistémique des plus obscurantistes et réactionnaires. Par contre, je peux poser quelques jalons. Je rappelle que l’émancipation copte est un processus mis en place par la dynastie de Méhémet Ali, avec notamment l’abrogation de la capitation en 1855 par Saïd, qui culmine avec l’union sacrée du soulèvement antibritannique de 1919. Dans sa thèse, Laure Guirguis a montré l’ambivalence originelle de la concorde et de la fraternisation entre communautés dans le cadre du grand parti nationaliste Wafd (1919). Le discours du Wafd sur la laïcité et sur la sécularisation est beaucoup plus… islamique qu’on ne le dit d’habitude. La Monarchie égyptienne et la Constitution de 1923 ne démantèlent pas les structures de l’État confessionnel et ne remettent pas un instant en cause l’existence de plusieurs régimes de statuts personnels. Elles modernisent les structures et les dispositifs, les adaptent, autant que faire se peut, à l’impératif d’égalité, à l’idée régulatrice de citoyenneté. Mais, dans les faits, cette « union sacrée» ou cette symbiose s’appuie sur des institutions, des organisations de l’espace, des modes de faire, des pratiques quotidiennes qui organisent et facilitent la coexistence. Les quartiers « indigènes » , où coptes et musulmans habitent, et que l’on peut opposer aux quartiers « européens » ou « occidentalisés » , des classes supérieures et des communautés européennes, sont des bastions du nationalisme. On s’y côtoie, on se parle, on se visite. Un système éducatif étatique, qui prend progressivement l’ascendant sur celui, traditionnel, contrôlé par les ulémas, est accessible aux égyptiens des classes moyennes naissantes, quelle que soit leur confession. Les lycéens manifestent ensemble, font du sport ensemble, étudient ensemble. Ils se connaissent. Mais l’après 1945 verra l’érosion de ce qui rendait possible cette union. Je ne reviens pas ici sur l’émergence de la question identitaire, l’Égypte est-elle encore un pays musulman, et qu’est ce que cela implique, question véhiculée, exprimée et valorisée par la Confrérie des Frères Musulmans. Mais je rappelle ce qui est moins visible : un des principaux faits sociaux des cent dernières années est la libération de la femme, qui accède à l’éducation, au marché du travail et qui choisit son mari. Cette apparition de la femme dans l’espace public sera une des, voire la cause principale de la mise en place de structures communautaires. En effet, cette apparition de la femme rend possible les mariages entre personnes de religions différentes. Or, vu les statuts personnels et la législation, tout mariage « mixte » est un gain pour la communauté musulmane, et une perte pour les communautés non musulmanes – si l’époux est musulman, les enfants le seront, et un non-musulman doit se convertir à l’Islam pour épouser une musulmane. Les choses étant ce qu’elles sont, des pratiques sociales se mettront en place, lentement, sûrement, consistant à interdire la femme copte au regard musulman (par exemple, le chef de famille copte prendra ses enfants chez un médecin copte), à organiser une mixité homme - femme dans un espace communautaire (les Églises créent des clubs annexés au lieu de culte). Par ailleurs, le principal passif des successeurs du président Nasser a été leur indifférence face au terrible déclin du système éducatif égyptien, alors que l’école était le facteur et l’espace d’intégration par excellence. La dégradation et l’extension de l’espace urbain remettent en cause les modes de faire quotidiens, les vivre ensemble, qui étaient le socle de l’unité nationale. Enfin, au sein de la communauté copte, les équilibres internes entre grands propriétaires et clergé sont rompus, au bénéfice du second, par les coups portés par les réformes nassérienne aux premiers. Ces évolutions étaient peut être difficiles à contrer. Mais les choix politiques du président Sadate les aggraveront et s’avèreront irrémédiables. Le successeur de Nasser, qui veut recouvrer le Sinaï (occupé en 1967) et mettre un terme au partenariat avec l’encombrant parrain soviétique, a besoin de l’Arabie Saoudite à l’extérieur, et des islamistes à l’intérieur. Pour briser les bastions de la gauche à l’université, tout en surfant sur la grande vague de religiosité et de « retour à Dieu » consécutive à la défaite de 1967, il va favoriser – au minimum – l’émergence d’un mouvement islamiste pluriel, de discours islamistes radicaux, alimentant trop souvent un ou des discours antichrétiens nauséabonds. Les plus extrémistes des islamistes ne se contentent pas de « casser du gauchiste », leurs exactions contre les coptes – d’un racket se présentant comme un rétablissement de la jizya aux assassinats en passant par les incendies d’église – sont de plus en plus nombreuses. Et, surtout, l’État, sur des instructions du sommet, regarde ailleurs. La blessure est profonde et ne cicatrisera jamais. Ces pratiques réaniment la très solide tradition victimaire et le culte du martyre coptes, qui perçoivent l’environnement comme unanimement hostile et qui favorisent grandement le repli sur soi. Plusieurs observateurs sont très critiques de la gestion par le Pape Chenouda III du dossier des relations avec l’État, estimant qu’il est allé trop souvent au « bras de fer », qu’il a tout fait pour « braquer Sadate », qu’il a surtout été préoccupé par la consolidation de la domination du clergé sur la communauté et qu’il a favorisé, en interne, la diffusion d’idéologies aussi antipathiques que les discours anti chrétiens de l’autre bord. Je ne suis pas certain qu’ils aient raison sur tous les points, mais je ne connais pas assez la question pour trancher. Je rappelle seulement qu’il n’est pas certain qu’il ait eu toute la latitude qu’on lui prête : je veux dire par là qu’on a tendance à croire qu’il est à l’origine de toutes les « erreurs » de sa communauté, ou encore de ses exigences, y compris les plus irréalistes, etc., et que ce n’est pas prouvé. Signalons par contre que son attitude hostile à l’égard d’Israël lui vaudra de très solides appuis dans la « communauté intellectuelle égyptienne », musulmans et coptes confondus et que nombreux seront les membres musulmans de cette communauté qui éprouveront de la sympathie et qui manifesteront leur appui aux principales revendications coptes. Malgré la prolifération, au sein de chaque communauté, de discours nauséabonds sur l’autre, consolidant sans cesse des « images d’autrui » déplaisantes, malgré aussi la mise en place, au quotidien, de pratiques de constructions d’espaces communautaires, malgré la multiplication des discriminations au quotidien, qui sont le fait de tout le monde, agents de l’appareil d’État et coptes inclus, malgré enfin la relative fréquence des incidents violents, qui sont quelquefois de véritables pogroms, la « question confessionnelle » reste taboue jusqu’en 2004, quand elle devient soudain un des principaux thèmes du débat public. L’émergence de cette question et ses multiples facettes ont été fort bien étudiées par Laure Guirguis, dans une thèse qui sera bientôt publiée. Il m’importe ici, non d’étudier les prises de positions des uns et des autres, mais de rappeler que la hiérarchie copte n’a pas toujours fait montre de sagesse ou de jugement. Outre quelques dérapages verbaux ahurissants, émanant de personnalités (l’anba Bishoy, numéro deux de l’Église, par exemple) qui auraient du, de par leurs fonctions, être prudentes, sa gestion des incidents relatifs aux conversions (réelles ou supposées) à l’islam d’épouses de prêtres désireuses de quitter leurs maris a été calamiteuse – lesdites épouses ne sont plus visibles et cela rend crédibles les thèses et bruits évoquant leur séquestration. Enfin, la hiérarchie copte a souvent donné l’impression d’être arrogante et d’exploiter la fragilité d’un régime soucieux de plaire à Washington et de préparer la « transmission héréditaire du pouvoir ». Dire ceci, bien sûr, ne revient pas à affirmer que les acteurs étatiques ou religieux musulmans ont été beaucoup plus brillants – la sagesse et l’humanisme des deux derniers grands imams d’al Azhar étant la très importante exception qui confirme la règle. Or il y a urgence. La principale évolution des douze dernières années est la « démocratisation » des incidents interconfessionnels. Ceux ci ne sont plus l’apanage de quelques islamistes fanatisés éprouvant le besoin de « se faire » des coptes. Désormais, ils opposent des personnes qui habitent le même quartier. Toute querelle de voisinage est susceptible de déraper – et il est miraculeux qu’elles ne dérapent pas plus souvent. Les principaux incidents ont deux types de causes : A) le dossier de la construction des églises, dossier accablant pour l’appareil d’État. Il est, à l’heure actuelle, pratiquement impossible d’obtenir une autorisation pour la construction d’églises. Les coptes construisent donc des églises « illégales » - il n’est pas dans mes intentions d’entrer dans le sordide débat sur le caractère « nécessaire ou non » de ces lieux de culte, désirés parce qu’ils sont nécessaires ou simplement parce qu’ils sont interdits. Et, souvent, ces églises « illégales » ou décrétées telles sont incendiées par une population « indisposée » par leur présence – intolérance, soit dit en passant, qui eut été inimaginable il y a cinquante ans. B) les histoires d’amour entre personnes de confession différente, surtout si elles se traduisent par le « départ de la jeune femme », qui quitte son domicile familial. Aucune des deux « communautés » ne semble disposée à reconnaître le droit des individus au bonheur – et la copte est plus excusable, puisqu’elle perd des membres à chaque mariage mixte. Ce tableau, très sombre, explique la véritable panique qui s’est emparée de la communauté copte, qui, in fine, savait que l’absolutisme moubarakien, malgré ses travers, constituait une protection et apportait une dose bienvenue de libéralisme. Moubarak pouvait faire des concessions aux obscurantistes, il n’en était pas un. Il n’a certainement pas accordé au problème l’attention qu’il méritait, mais il ne l’a pas, jusqu’à preuve du contraire, sciemment aggravé. Cette panique va être aggravée, en un premier temps, par l’épisode de Maspero – l’armée était, dans l’inconscient copte, le rempart du lien national, le représentant de l’État Nation Égyptien, le protecteur ultime. Protecteur qui est devenu, le temps d’une soirée, le bourreau. Le temps d’une soirée, mais elle laissera des traces profondes. Dans certaines villes de province, toutes les familles qui ont les moyens de le faire cherchent à émigrer, et plus de 93.000 coptes ont quitté le territoire depuis janvier dernier. Reste à savoir si c’est ou non temporaire. Le tableau est assez sombre pour que je ne le noircisse pas. Il convient de voir que la communauté intellectuelle, l’intelligentsia, est très sensible au problème et très nombreux sont ses membres qui ont souvent pris la défense des coptes, sachant trouver les mots justes, se trompant rarement. Plus rassurant encore, si les coptes ont en général eu l’appui de ceux, parmi les musulmans, qui « n’avaient pas de problèmes avec la notion d’égalité des citoyens », ils ont de plus en plus de soutiens au sein de ceux, très nombreux, qui sans véritablement accepter cette notion d’égalité, sans véritablement aimer les chrétiens, sont outrés par les traitements infligés aux coptes, qui condamnent avec fermeté et véhémence les assassinats, les incendies de lieux de cultes, et qui disent haut et fort que l’Islam, « ce n’est pas cela » et qui ne veulent plus de « cela. ». Beaucoup reste à faire – entre autres, un aggiornamento copte - et il ne faut pas minimiser les dangers – on a vu comment quelques centaines de militants ont réussi, le 11 septembre 2001, à pourrir les relations entre l’Islam et l’Occident pendant au moins une décennie. Ceci dit, il ne faut pas, non plus, sous-estimer les ressorts et la vitalité de l’humanisme musulman, premier menacé par l’extrémisme.