Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:52:39
Depuis qu'il a été relâché Samer souffre d'un défaut de prononciation. Il évoque pour moi d'une voix balbutiante les détails de son enlèvement par des hommes masqués qui lui ont bandé les yeux et l'ont emmené dans un lieu sombre.
Il raconte sa peur et son refuge constant dans la prière, il parle du riz sec qu'on lui donnait à manger et des coups de fouet qu'on lui infligeait pour enregistrer ses cris sur une cassette et l'envoyer à sa famille pour l'extorquer. Samer n'est pas un ancien dirigeant du régime ou du parti Baath, ni un transporteur malchanceux ou un journaliste étranger, ni même un interprète au solde des troupes américaines, mais un garçon de 15 ans. Sa faute? Il provient d'une famille chrétienne qui réside dans le quartier Baladiyyat de Bagdad. Ou plutôt, y résidait. Depuis cette rude épreuve les parents de Samer comme ceux de tant d'autres enfants séquestrés ont estimé que la vie en Iraq est devenue insoutenable pour les chrétiens: «Ici, nous avons beaucoup de problèmes, mais au moins nous sommes sûrs de ne pas courir de tels risques», me confessent-ils. Pour eux, "ici" c'est la Syrie où ces derniers mois, ont afflué, en diverses vagues, des centaines, peut-être des milliers de familles chrétiennes irakiennes. La vague la plus importante est celle qui est arrivée au lendemain des attentats qui ont frappé, le premier août dernier, certaines églises chrétiennes de Bagdad et Mossoul. D'après le Ministre de l'Émigration (chrétien), environ 40 mille chrétiens auraient quitté l'Iraq dans les deux semaines qui suivirent les explosions.
Protection temporaire
L'histoire de Samer est seulement l'une des nombreuses histoires d'intimidation recueillies dans les centres d'accueil syriens où les nouveaux réfugiés se sont installés. "Déclaration de protection temporaire" auprès du siège de l'Onu à Damas, qui invite les autorités à ne pas les rapatrier de force. En Syrie, ils se sont surtout établis dans des zones à majorité chrétienne comme le quartier de Bab Tuma à Damas, mais surtout à Masakin Barze, Duwailaa et Jrimana, et dans toutes les localités périphériques de la capitale syrienne ainsi qu'au village de Saidnaya, plus au nord.
À Masakin Barze, une trentaine d'irakiens m'accueillent par leur typique salut chaldéen, dans un salon généreusement offert par la paroisse grecque orthodoxe: Bshena sietsh thelokhen, (que ta venue soit en paix!).
Chacun a une histoire de vie brisée à raconter. Ils représentent un microcosme de l'Iraq chrétien, des différents quartiers de Bagdad (Karrada, Ghadir, Saadoun, al-Amin, Dora et d'autres encore), Mossul et d'autres localités assyro-chaldéennes du nord. Ceux qui possédaient une maison ou un terrain ont tout bradé à contrecœur et se sont transférés en Syrie avec leur petit capital, confiants dans la possibilité d'obtenir un visa pour quelque pays occidental. Ceux qui, par contre, avaient à peine de quoi payer un passeport aux membres de leur famille (150 dollars l'un) et les frais de voyage, n'y ont pas pensé à deux fois. Ils ont préparé deux valises, une pour les vêtements d'été, l'autre pour les vêtements d'hiver et ils sont partis.
Raed, le père de Samare, comme beaucoup d'autres, mise sur la lointaine Australie et il a même inclus, dans la demande d'asile présentée à l'ambassade de Canberra à Damas, la cassette contenant les menaces des ravisseurs. Tout compte fait, les choses ne se sont pas trop mal passées puisque sur 230 mille dollars demandés par les ravisseurs pour libérer son fils, il n'en a payé que 5 mille. En échange de ce "rabais", les ravisseurs ont prétendu qu'il leur fournisse la liste des chrétiens plus riches que lui, et lui ont donné un conseil précis: «Tu as 45 jours pour t'en aller. Il est interdit aux chrétiens de rester en Iraq».
Makram est le dernier à avoir suivi ce conseil, vu qu'il est arrivé à Damas il y a 10 jours. Sous l'ancien régime, il exerçait la fonction d'enseignant d'odontologie à l'Université de Bagdad, puis voyant que son salaire avait diminué jusqu'à atteindre la valeur d'un dollar, il a décidé de rester chez lui.
Après la libération, il s'est rendu à la faculté pour reprendre son cours. Le recteur s'est exclamé avec sarcasme devant les autres enseignants: «Ce chrétien n'a rien compris! Il prétend reprendre l'enseignement!».
Le Recensement de Khalid
C'est lui qui me fournit des indications sur l'ampleur de l'émigration des chrétiens.: «J'étais diacre à l'église de sainte Elie, une des cinq églises visées le 1er août, et je remarquais une diminution constante du nombre des fidèles. Quatre ou cinq rangs en moins chaque dimanche. Le prêtre a par la suite confirmé mes doutes. Auparavant il délivrait un ou deux certificats de baptême ou de mariage (nécessaires pour confirmer l'appartenance religieuse à l'étranger, n.d.r.), maintenant il en délivre au moins une quarantaine». Multipliés par le nombre de paroisses, au moins trente seulement dans la capitale, on ne peut que constater la gravité d'une hémorragie qui rend encore plus précaire le destin de ceux qui décident de rester.
D'autres indications statistiques m'ont été fournies par Khalid, qui s'est installé ici avec sa femme et ses six enfants, mais qui trouve néanmoins le temps d'organiser la vie communautaire: réunions de prières ou d'analyse des diverses législations concernant l'asile, cours d'anglais et de chaldéen, langue parlée par la majorité des chrétiens irakiens et que lui-même s'est offert d'enseigner. «J'ai recensé - me dit-il - 300 familles à Damas et 150 à Saidnaya. Mais il doit y en avoir sûrement des centaines d'autres entre Duwailaa e Jrimana, sans parler d'Alep, Beyrouth et Amman».
En attendant l'Australie
Rita Zekert, responsable de la Caritas syrienne, confirme ces estimations: «Seulement au cours des six derniers mois, nous avons aidé 700 familles, en majorité chrétiennes», dit-elle, «mais je suis sûre que le nombre a doublé après les attentats contre les églises». Aidée de ses deux assistants, et dans les limites de son petit budget, elle essaye de parer au plus pressé: vêtements, couvertures, denrées alimentaires et assistance psychologique: «Contrairement aux réfugiés chrétiens soudanais que nous aidons depuis longtemps, les irakiens sont des gens cultivés et aisés qui se sont soudainement retrouvés dans le besoin». Pour les interventions sanitaires, la Caritas indique les cliniques gérées par l'Eglise pour obtenir les médicaments nécessaires, et oriente les patients vers les hôpitaux conventionnés, comme l'hôpital franco-italien, pour les interventions chirurgicales, les accouchements et les prothèses. La Caritas offre, enfin, aux réfugiés une bourse d'étude en électricité, mécanique, informatique, couture, coiffure et anglais. «L'irakien paie 10 dollars symboliques, nous payons le reste, soit 2000 dollars», précise Zekert.
L'arrivée de ces irakiens a représenté une manne pour les profiteurs habituels. À Damas, le loyer d'un petit appartement valant 60 dollars leur est loué à 200 dollars. Les irakiens n'ont pas d'autre choix, mais beaucoup appréhendent le jour où l'argent épargné sera fini. Parce que tous ne travaillent pas ou n'ont pas envie d'accepter n'importe quel emploi à n'importe quelles conditions. Ziad, un jeune de 25 ans qui fréquentait l'université ne se plaint pas du tout de travailler dans un garage. Karim, médecin, se sent au contraire exploité: l'hôpital syrien auquel il s'est adressé lui a proposé un salaire de 100 dollars par mois, contre les 500 que gagne un médecin local. Pour les familles souvent nombreuses, les frais scolaires pèsent sur la balance. Même si l'école est gratuite en Syrie et que le gouvernement a pris des dispositions pour faire accepter les enfants irakiens, il faut encore acheter les livres et l'uniforme qui sont relativement chers.
Les réfugiés suivent constamment les événements concernant leur patrie d'origine, mais leurs regards sont fixés dans une direction beaucoup plus lointaine. Chacune de mes tentatives de les détourner de cette solution extrême reste vaine. «J'ai deux enfants en Australie; pourquoi est-ce que je reste seul ici?», me dit un sexagénaire d'Arbil. «Le problème c'est que l'Australie demande une caution de 60 mille dollars, bloquée pendant deux ans pour éviter les fraudes». Je fais remarquer que la situation anormale en Iraq ne pourra pas durer éternellement. Il est quand même plus facile de recommencer à zéro dans votre pays plutôt que dans un pays étranger. «Le pays étranger garantit au moins nos droits», répond une dame. «S'il avait été question de mois ou de quelques années, nous aurions pu patienter. Mais, ici, il s'agit d'attendre qu'une nouvelle génération se forme, avec une nouvelle mentalité», ajoute sa voisine. Je retente en disant que ce ne sera pas là la première épreuve difficile que les chrétiens irakiens auront connue au cours de l'histoire. «Jamais je n'ai traversé une épreuve semblable», réplique Zakaria. «Nous avons supporté 35 ans de dictature et de guerre. Nous pouvons supporter les actes de violence et de terrorisme, mais pas les enlèvements ni les chantages. Les radicaux menacent même notre clergé. Nous nous sentons sans défense. Nos femmes et nos filles sont insultées si elles sortent sans voile. Sur les murs de Bagdad, on peut lire des phrases de ce genre: "les femmes découvertes sont des prostituées"».
«Ils nous ont traités à la manière des américains», constate Adel, amèrement. «Pourtant ce n'est pas nous qui avons fait appel aux Etats-Unis, mais bien les partis chiites». «À l'époque de Saddam, poursuit-il, si un prêcheur se hasardait à citer les "croisés", les hommes de la sécurité le bloquaient sur- le-champ. Maintenant, au contraire, les manifestants islamistes se promènent en criant qu'il n'y a pas de place pour les infidèles chrétiens en Iraq».
Une choix très difficile
Je tente encore de les convaincre en évoquant les deux mille ans d'histoire chrétienne de la Mésopotamie qu'ils laisseraient derrière eux. «Nous sommes conscients de notre mission et de notre message d'amour», réplique Shawkat. «Mais quand notre patrie se transforme en terrain de violence, nous n'avons pas d'autre choix: ou bien on se laisse massacrer, ou bien on s'en va parce que personne, ni le gouvernement, ni les autorités religieuses, n'a les moyens de nous protéger». «Pour nous, cela a été un choix difficile», explique Fouad. «Seul un pour cent des enlèvements concerne des familles musulmanes. Si un musulman est enlevé, tout son clan se mobilise pour le libérer, par la force, si nécessaire. Ce n'est pas notre cas. Les chrétiens n'ont pas de structure clanique et sont par conséquent l'anneau le plus faible de la société irakienne».
À Saidnaya où l'on parle encore la langue du Christ, le même désir d'émigrer très loin se répand parmi les familles accueillies au monastère grec-orthodoxe consacré à la Madone et au monastère syrien de Saint Ephrem. Il y a sept ans, Gabriel s'est enfui en Syrie parce qu'il était accusé de distribuer des films sur l'hérédité culturelle chaldéenne et a obtenu le statut de réfugié politique. Aujourd'hui, il arrondit le subside de l'Onu en animant des soirées folkloriques dans l'attente de partir pour les Etats-Unis avec sa femme et ses enfants. «Au consulat américain, raconte-t-il, on m'a demandé si j'étais disposé à habiter avec des noirs, des juifs ou des métis, et si je respectais toutes les religions; j'ai répondu que oui». Fayez, qui est arrivé voici deux ans, a moins de chance. Au consulat du Canada, on lui a expliqué que «Saddam n'étant plus là, les motivations pour concéder l'asile ne sont plus justifiées». Mais il a l'intention de retenter. Karim, 65 ans, me montre ses jambes brûlées au cours de l'explosion d'une grenade lancée contre son magasin de boissons alcooliques. «Il est difficile de refaire sa vie à mon âge», dit-il désolé. «Mon frère m'envoie une aide tous les mois et fait des démarches pour me faire entrer en Allemagne».
Les lumières du Liban
À Beyrouth, la messe du dimanche à l'église chaldéenne de Hazmiye est bondée de fidèles. Il est difficile de savoir quel est parmi eux le nombre d'irakiens arrivés clandestinement au Liban. L'Évêque lui-même, Mgr. Michel Kassarji, ne veut pas me fournir de chiffres mais il m'indique un groupe de familles assises autour d'une table à l'oratoire. J'accompagne l'une d'entre elles à la maison, dans le quartier de Karm al-Zaytun, à Beyrouth. Une pièce complètement vide, à part un matelas qui, enroulé pendant la journée, sert de divan. «Ce sont mes voisins qui me l'ont offert, avec une petite armoire», dit Umm Raed. Son mari est resté à Bagdad pour soigner son frère malade. Elle a payé mille dollars aux contrebandiers pour traverser, par une froide nuit de fin mai, la frontière syro-libanaise avec ses enfants. «Le plus petit, Yussef, de 12 ans, est handicapé et j'ai dû le porter sur mes épaules. Je me sentais défaillir en me cognant contre les branches et je me mouillais les pieds dans les ruisseaux gelés». Les contrebandiers lui avaient expliqué: «Quand vous verrez de la lumière au fond, vous serez au Liban». Et elle a réussi. Mais la lumière au fond du tunnel dans lequel les irakiens sont submergés a du mal à percer.