Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:14

L’historienne Nelly Amri, professeur à la Faculté de Lettres de l’Université Manouba de Tunis, présente dans ce livre une enquête articulée à propos des modalités selon lesquelles au XIVe et XVe siècles, les hommes maghrébins, en particulier de l’Ifriqiya, concevaient la vie dans l’au-delà et espéraient dans le salut éternel. Elle le fait à travers une perspective particulière, celle des saints intercesseurs – fidèle en cela à un intérêt qui l’a conduite au cours d’études précédentes à une exploration attentive de la sainteté dans les sociétés islamiques du haut Moyen-Âge – en commençant par une époque profondément tourmentée. De fait, nous sommes à l’époque où les musulmans maghrébins, malgré la reprise économique et la stabilisation politique de la région après l’échec de la tentative d’unification impériale à l’œuvre des almohades, assistent pratiquement impuissants à la perte des dernières possessions arabes en Espagne et à l’abordage mélancolique sur la rive méridionale de la Méditerranée, des exilés andalous. Mais surtout, c’est le moment où la propagation de la peste oblige les hommes à une confrontation toujours plus insistante avec « le spectre de la mort ». Mais ce ne furent pas uniquement ces circonstances particulières qui orientèrent la préoccupation des hommes vers le destin et la fin ultime de la vie. Amri met bien en lumière comment la théologie et le droit islamique se sont depuis longtemps dotés d’un « noyau relativement stable » de représentations eschatologiques, à partir de l’apparition des premiers corpora de traditions aux VIIIe et IXe siècles jusqu’à la Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, la summa théologique de al-Ghazâlî dont l’influence sur la culture religieuse maghrébine fut d’une importance décisive. Ce qui change c’est le degré d’attention avec lequel les hommes de l’époque considèrent leur sort et celui des leurs, bien exprimée par une série de questions, qui bien que faisant partie de l’expérience de tout homme, effleurent à cette période et dans ce contexte avec une plus grande insistance : quel destin nous attend dans l’au-delà ? La béatitude ou le tourment éternels commencent-ils dans la tombe ou se manifestent-ils seulement après le Jour du Jugement ? Qu’en est-il des enfants morts en jeune âge ? Mais surtout, que peuvent faire les vivants pour les morts ? Et ces derniers, ayant quitté la vie terrestre, peuvent-ils encore quelque chose pour mériter le salut éternel ? De ces interrogations jaillissent une série de pratiques funèbres (visites aux défunts, oraisons et invocations en faveur des défunts, aumônes) qui font des tombes et des cimetières des lieux de solidarité entre les vivants et les morts. Évidemment, beaucoup de ces pratiques réémergeaient d’un fond pré-islamique très ancien, et justement à cause de cela furent considérées suspicieusement par l’Islam avant qu’il n’y trouve une justification légale et une légitimation sur la base de la sunna de Muhammad. Cependant, théologiens et juristes continuèrent à y prêter une attention particulière et à en vérifier cas par cas la compatibilité avec le message de la révélation. Le démontre le poids croissant que, dans un Maghreb ébranlé par la peste, finirent par assumer les thèmes eschatologiques et sotériologiques dans les avis et les spéculations des qâdî et des ‘ulamâ’. Leurs scrupules sont infinis et vont de la façon dont est vêtu le défunt qui ne doit pas être trop ostentatoire, à la légitimité des différentes expressions du deuil, à l’efficacité des aumônes versées en suffrage des âmes. Le débat, qui atteint en certaines circonstances le paroxisme casuistique, est compliqué par le fait que les instituts typiques du droit islamique sont pliés aux exigences du rituel funéraire : est-ce légal, se demande-t-on à l’époque, de destiner un waqf à la psalmodie du Coran sur la tombe du défunt dans les sept jours qui suivent son trépas? Et, si oui, à qui revient le mérite de l’action, au défunt, à celui qui prie ou au psalmiste ? D’autre part, le climat d’incertitude et l’intention moralisatrice des théologiens et juristes sont les conditions dans lesquelles se réalisent, au Maghreb, la tawbat al-Aʽrâb (la repentance des bédouins), phénomène de conversion et de sédentarisation des populations nomades qui investit toutes les dimensions de la vie sociale. Le tajdîd al-dîn (renouveau religieux), la lutte contre le fasâd (la corruption morale), l’imitation de Muhammad et le retour au purisme des salaf (les pieux ancêtres des origines) devinrent les thèmes récurrents d’un réveil religieux caractérisé par la prolifération de ces institutions, zâwiya e madrasa, qui auraient marqué de façon indélébile le visage de l’Islam nord-africain. Mais l’issue la plus significative de cette période est le rôle que Muhammad finit par assumer dans la tradition spirituelle maghrébine, non seulement comme Prophète et avec la révélation, mais en qualité d’intercesseur entre Allah et les fidèles. Le signe le plus visible de cette vénération fut l’introduction progressive de la célébration du Mawlid, l’anniversaire de la naissance du Prophète, et son institutionnalisation comme fête officielle de la part de toutes les dynasties maghrébines de l’époque, en plus de l’exhibition obsessive de la descendance prophétique de la part de personnages et de familles à la recherche d’une légitimation religieuse. Et, même si ces innovations durent initialement dépasser les résistances et les suspects des juristes malikites, elles furent accueillies avec bien plus d’enthousiasme par les simples fidèles, dont les formes de piété finirent par être envahies toujours davantage de prières, d’invocations et de litanies adressées au Prophète. Surtout se développa une conception de la spiritualité soufie et de la sainteté rigoureusement centrées sur le modèle prophétique : la walâya muhammadiyya. À partir de cette période, la relation du saint avec le Prophète – écrit Amri – « est comprise à travers tout à la fois le prisme de l’héritage spirituel, al- wirâtha, celui de la filiation, et enfin celui de l’éducation (al-ta’addub) : le saint étant à la fois l’héritier du Prophète, son “fils” et celui dont, par sa Sunna et ses vertus (akhlâq), le Prophète a parfait l’éducation » (p. 147). Nous ne nous trouvons plus face à la spiritualité soufie primitive, dont l’expression culminante était la fusion mystique avec l’Absolu, mais à la recherche de la rencontre personnelle avec le Prophète et à l’actualisation de sa sunna à travers le takhalluq bi-akhlâq al-rasûl, l’acquisition des vertus morales du Prophète (p. 154). Dans ce sens, est extrêmement significative la comparaison proposée par l’auteur entre le mi‘raj du célèbre mystique andalous Ibn ‘Arabî et celui de ‘Abd al-Rahmân Al-Tha‘âlibî (mort entre 1468 et 1470). Le premier, en parcourant les étapes de la célèbre montée au ciel de Muhammad, conclut son ascension mystique devant Dieu tandis que le point final du second est la rencontre avec le Prophète lui-même, motif toujours plus récurrent de toutes les visions oniriques. Et les saints deviennent messagers d’espérance justement parce que, à une époque où toutes les demandes sur le destin personnel se font pressantes, le Prophète leur confie le message de la miséricorde infinie de Dieu, de la rahma qui « a désormais un visage : celui du ghawth (le secours), pôle d’excellence, qui occupe le sommet d’une hiérarchie invisible de saints intercesseurs, qui ont pris en charge la destinée du monde et des créatures » (p. 240). Dans cette étude, fondée solidement sur l’analyse attentive de recueil hagiographique, d’avis juridiques et de traités théologiques, l’auteur a le mérite de resituer le phénomène de la spiritualité soufie dans une juste perspective. En fait, à travers le thème de l’espérance, Amri soustrait la sainteté autant au spontanéisme naturalistique et folklorique où l’avait relégué une bonne partie de l’anthropologie, qu’au gnosticisme ésotérique et élitiste, montrant comment, tout en étant dans la continuité dialectique avec les courants les plus légalistes, la tension vers la sainteté fait partie intégrante de l’Islam et de son expérience de peuple. Michele Brignone