Les penseurs qui veulent islamiser le savoir

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:01:57

Modernisation de l’Islam ou islamisation de la modernité : voilà la formule que l’on utilise souvent pour décrire deux modalités possibles d’interaction entre la tradition islamique et l’époque moderne. Selon la première, l’Islam doit s’approprier des valeurs fondatrices de la modernité (liberté, égalité, etc.). La seconde par contre, sans proposer un simple retour au passé, souhaite vider les grandes institutions modernes de leurs contenus occidentaux pour y injecter un caractère religieux. C’est ainsi que, en particulier parmi les courants islamistes, des idées telles que « État islamique », « révolution islamique », « économie islamique » et ainsi de suite voient le jour. Cependant, dans les mêmes années pendant lesquelles, après l’échec du socialisme arabiste, l’Islam vise à transformer l’ordre politique moyen-oriental, un courant se développe dont la réponse aux malaises des sociétés musulmanes n’est pas l’islamisation des structures politiques et économiques, mais celle de la connaissance.

 

Ce programme est notamment initié par trois penseurs : Seyyed Hossein Nasr, Syed Muhammad Naquib al-Attas et Ismaïl Raji al-Faruqi. Le premier, né en 1933 en Iran, est aujourd’hui professeur d’Études islamiques à l’Université George Washington après avoir exercé différentes fonctions académiques dans son pays de même qu’aux États-Unis et après avoir reçu une formation fortement interdisciplinaire. Déçu par l’aridité du positivisme scientifique auquel il est confronté au cours de sa première année d’études en physique au MIT de Boston, Nasr s’oriente vers une recherche existentielle qui trouve des réponses dans le traditionalisme, notamment de René Guénon, et dans le soufisme. Et pourtant son intérêt pour le monde naturel ne s’éteint pas. Il obtient son doctorat à l’Université d’Harvard avec une thèse sur les conceptions de la nature dans la pensée islamique, publiée en 1964 sous le titre Introduction to Islamic Cosmological Doctrines, qui inaugure sa réflexion académique sur la nécessité de rouvrir le savoir scientifique à la métaphysique.

 

Si Nasr est le premier à concevoir la nécessité de repenser la science moderne à la lumière de la transcendance religieuse, c’est Naquib al-Attas qui forge l’expression « islamisation de la connaissance ». Il le fait dans son Islam and Secularism, publié pour la première fois en 1978 et dont on propose un extrait dans ce numéro d’Oasis. Al-Attas est né deux ans avant Nasr, en 1931, dans la ville javanaise de Bogor, à l’époque appartenant à l’Inde hollandaise, aujourd’hui en Indonésie. Sa vie de savant est absorbée par deux grands domaines : la tradition islamique malaisienne, qu’il ne considère pas comme l’expression d’une identité particulariste mais plutôt comme une déclinaison de l’universalité de l’Islam, et le rapport entre ce dernier et le savoir moderne. Al-Attas, qui s’est également formé à l’université britannique et canadienne, affirme sans équivoque que le concept de connaissance développé par l’Occident, et diffusé dans le monde entier, « a engendré le chaos dans les Trois Règnes de la Nature : animal, végétal et minéral ». Les occidentaux ont en effet éliminé la religion et la révélation de leur horizon, en transformant la science dans un instrument très efficace dans l’exploitation de la nature, mais incapable d’en saisir la finalité, qui ne peut pas être séparée de l’intention du Créateur.

 

À l’encontre de cette vision, qui par le biais des institutions éducatives a pénétré aussi le monde musulman, il faut restaurer une conception unitaire du savoir, capable d’embrasser la dimension métaphysique de même que la dimension empirique de l’existence. Comme Nasr, al-Attas aussi est fortement influencé par la tradition intellectuelle soufie, d’après laquelle le cœur n’est pas moins important que la raison et l’expérience spirituelle n’est pas moins réelle que celle de la matière. Pour lui, exclure Dieu du champ de la connaissance n’est pas simplement déplorable du point de vue moral mais aussi (et peut-être surtout) épistémologiquement erroné. La connaissance de fait, « vient de Dieu et elle est interprétée par l’âme à travers ses facultés spirituelles et physiques ».

 

De ce fait les musulmans sont appelés à une redéfinition majeure des sciences, aussi bien des sciences naturelles que des sciences humaines et sociales, qui doivent se débarrasser des notions de dérivation occidentale pour intégrer une conception islamique. La tâche n’est pas une fin en soi, mais plutôt un projet avec un but très clair : réintroduire parmi les musulmans une idée et une pratique éducative correcte. Dans l’Islam, comme al-Attas écrit, l’éducation a comme but de « produire un être humain bon ». Cela se produit par la transmission de l’adab, un concept qui pendant les siècles a pris le sens « d’étiquette », « de bonnes manières », mais qui dans la pensée du savant malaisien a un champ d’application beaucoup plus vaste indiquant la capacité d’établir le bon ordre des choses, de discerner « ce dont l’être humain a besoin pour bien se comporter et réussir dans cette vie et dans l’au-delà ».

 

Si la réforme de la connaissance vise à transformer toutes les institutions éducatives, le lieu privilégié de cette grande opération est l’université, qui, comme al-Attas affirme, doit redevenir une structure unitaire où les différentes facultés se situent dans un rapport d’interdépendance réciproque, tout comme dans le corps humain.

 

L’attention portée pour le monde universitaire caractérise aussi l’œuvre d’Ismaïl al-Faruqi, philosophe américain d’origine palestinienne, né en 1921 et assassiné en 1986, avec sa femme, alors qu’il se trouvait dans sa maison en Pennsylvanie. Mais chez Faruqi, le projet de « Islamisation de la connaissance », qui est aussi le titre du livre d’où est tiré le deuxième texte de cette section, joue un rôle plus politique et immédiatement opératif. Il est, en fait, convaincu que la restructuration des systèmes éducatifs islamiques permettra la renaissance de la oumma et il détaille avec une précision remarquable comment ces systèmes doivent être réorganisés, de quels livres ils doivent disposer et comment ils peuvent être financés. Son objectif est de dépasser le système en vigueur dans tout le monde musulman, fondé sur le dualisme entre les institutions éducatives religieuses et les écoles tout comme les universités publiques laïques. Dans la vision de Faruqi par contre, un seul système doit exister intégrant le savoir religieux et le savoir profane et dans lequel chaque étudiant est obligé à recevoir une éducation religieuse « indépendamment de son domaine de spécialisation ». Cependant cela n’est qu’un premier pas : il ne suffit pas de rapprocher les différents types de disciplines, il faut en revanche amener la connaissance moderne « dans le corpus de la tradition islamique, après en avoir soigneusement sélectionné les éléments à éliminer et à corriger, amendés ou réinterprétés d’après leur conformité à la vision du monde, aux valeurs et aux concepts de l’Islam ». Comme les réformistes de la fin du XIXe siècle, Faruqi se plaint de la léthargie dans laquelle les musulmans se sont plongés après les premiers et glorieux siècles de l’histoire islamique, laissant à l’Occident le bénéfice de faire fructifier le savoir qu’ils avaient su produire. Contrairement à ses prédécesseurs, toutefois, le penseur américano-palestinien estime qu’il n’est pas suffisant de se réapproprier la connaissance et la puissance développées par l’Occident, parce qu’il faut tout d’abord résoudre la contradiction entre le savoir occidental et la vision islamique du monde.

 

L’œuvre d’al-Attas et de Faruqi ne se limite pas à la sphère des idées, mais elle s’est concrétisée en deux projets spécifiques : l’Institut international pour la Pensée et la Culture islamique, créé dans l’Université islamique internationale de la Malaisie et successivement absorbé dans les structures de cette dernière, et l’Institut international de la Pensée islamique, fondé en 1981 en Virginie, aux États-Unis. Avec sa critique de l’empirisme, de l’utilitarisme et de la fragmentation du savoir moderne, la réflexion de ses penseurs a aussi quelque chose à dire au-delà des frontières du monde musulman. En mettant l’accent sur la dimension métaphysique de l’existence, elle peut d’ailleurs trouver des interlocuteurs attentifs dans d’autres traditions religieuses, qui partagent des inquiétudes semblables sur les dérives du scientisme. Il y a cependant le risque que ce projet ne se limite pas au désir légitime d’élargir les horizons de la science mais qu’il vise plutôt à se transformer dans un savoir absolu et exclusif qui se substitue intégralement à toute autre forme de connaissance.

 

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Michele Brignone, « Il n’est pas de science véritable si elle n’est ouverte à Dieu », Oasis, année XV, n. 29, juillet 2019, pp. 90-92.

 

Référence électronique:

Michele Brignone, « Il n’est pas de science véritable si elle n’est ouverte à Dieu », Oasis [En ligne], mis en ligne le 14 juillet 2020, URL: 

 

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