Le passage de l’appartenance religieuse des migrants musulmans de la sphère privée à la sphère publique a été marqué par l’évolution de l’idée de « communauté », mise aujourd’hui en question par une nouvelle génération de musulmans

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:58:29

Jusqu’aux années 1990, l’appartenance religieuse des migrants musulmans arrivés en Italie est restée généralement confinée à la sphère privée. C’est seulement à la suite de la recomposition des familles qu’ils ont commencé à s’organiser, manifestant publiquement leur religion. Ce processus a été marqué par l’évolution de l’idée de « communauté », mise aujourd’hui en question par une nouvelle génération de musulmans qui aspire à participer activement à la société dans laquelle elle vit.

 

Quand il est arrivé dans les valises des migrants au début des années 1980, l’Islam, ou plus précisément la pratique religieuse islamique, n’occupait pas une place centrale dans la définition des immigrés musulmans[1], qui étaient perçus et nommés sur la base de leur appartenance nationale, ou en tant que « étrangers en transit » ou encore « travailleurs temporaires ». Durant cette première phase du cycle migratoire, l’Islam était confiné dans un espace privé, entre autres parce que la grande majorité des immigrés musulmans percevaient leur permanence en Italie comme provisoire. L’ouverture des premières salles de prière au début des années 1990 représente le premier, faible témoignage de la présence de l’Islam dans l’espace public italien et ouvre la seconde phase du cycle migratoire, celle de la stabilisation des immigrés et de la réunification familiale[2]. Commençant à réaliser que leur présence était en train de se stabiliser, au cours des années 1990 certains musulmans résidant en Italie se mettent à s’organiser et à manifester leur religion publiquement, avançant des requêtes officielles aux institutions publiques, ou devenant simplement l’objet de réflexion, débat et confrontation[3]. C’est durant cette période que, dans le sillage de ce qui était survenu dans d’autres pays européens où l’Islam était présent depuis plus longtemps, les migrants d’origine islamique commencent à se voir eux-mêmes, mais aussi à être vus et nommés, selon leur appartenance religieuse, qui devient le critère indicatif de leur altérité. Ce processus s’accentue en particulier après le 11 Septembre, quand des discours anti-islamiques commencent à s’imposer à travers toute l’Europe, tandis que les Italiens découvrent que la présence des musulmans n’est plus transitoire et que l’Islam est désormais la deuxième religion du pays. Mais les années 2000 marquent surtout l’apparition d’une nouvelle génération, qui est née et qui a grandi en Italie, et qui interpelle avec une insistance de plus en plus grande la vision des pères, lesquels, eux, tendent à reproduire les manières de vivre et les codes de comportement des pays d’origine, parlent en arabe plus qu’en italien, et pensent au retour plus qu’à l’intégration en Italie. La nouvelle génération se distingue de ses pères non seulement parce qu’elle grandit dans les écoles italiennes, fréquente les universités et crée des associations, mais surtout parce qu’elle aspire de toute évidence à participer à la vie sociale et politique du pays qu’elle sent sien, et dont elle sait gérer les codes culturels et linguistiques.

(...)

 

L’émergence de cette nouvelle génération, qui reste toutefois relativement faible et marginale dans la définition de l’Islam italien, provoque pratiquement dans chaque communauté ou mosquée présente sur le territoire italien une confrontation entre ceux qui revendiquent la nécessité de maintenir un certain degré de séparation vis-à-vis des « italiens » pour protéger une identité perçue comme menacée, et ceux qui croient en la nécessité de devenir partie intégrante de la société dans laquelle ils vivent, et dans laquelle leurs propres enfants sont en train de grandir.

 

Cette tension, qui traverse les mosquées mais souvent aussi les familles, si ce n’est même les individus, se manifeste en particulier dans la redéfinition, difficile tout autant que contradictoire, de la signification attribuée à la « communauté ». Cette redéfinition implique le rapport avec le reste de la société italienne, mais aussi le sens d’appartenance et, en dernière instance, l’identité individuelle et collective. Ce qui est en jeu, c’est la signification même de l’être musulman dans une société non-islamique.

 

 

Lois divines et lois humaines

 

Pour comprendre le sens que les musulmans confèrent à la notion de « communauté », il nous faut avant tout nous interroger sur la manière dont les musulmans se voient eux-mêmes en Italie et, par conséquent, sur la manière dont ils conçoivent leur organisation et leur présence publique. Pour ce faire, il est utile de partir de la question que les institutions italiennes et les représentants de l’Islam se posent depuis des années : comment concilier le respect de la législation nationale, une législation humaine, avec l’obligation religieuse de respecter les normes établies par la charia, généralement considérées comme des lois divines ?

 

Les réponses des leaders de l’Islam en Italie interviewés au fil des ans[4] font émerger avant tout que la plupart d’entre eux partagent l’idée selon laquelle les musulmans ont l’obligation religieuse de respecter les lois du pays où ils vivent, à condition que les lois nationales n’empêchent pas les musulmans de pratiquer leur religion[5]. Par-delà ce critère généralement partagé, on peut distinguer trois approches différentes qui traduisent trois modalités différentes d’articuler le rapport entre communauté et citoyenneté : avant tout, la position de ceux qui soutiennent la nécessité de respecter, toujours et de toutes façons, la loi italienne ; puis ceux qui aspirent à l’affirmation progressive d’une charia de minorité, notamment dans le domaine du droit de la famille ; enfin ceux qui affirment la suprématie de la charia « toujours et partout » et qui donc souhaitent une application étendue et intégrale de la loi religieuse.

 

Le premier groupe construit sa réflexion principalement à partir de considérations pratiques. Partant du constat que la législation italienne n’empêche pas les musulmans de pratiquer leur religion, il souligne l’impossibilité de garantir la cohésion sociale si chaque communauté se met à réclamer une législation particulière. Abdellah Redouane, secrétaire général de la Grande Mosquée de Rome, affirme que la charia de minorité ne sera possible que lorsque les sociétés européennes auront atteint un certain degré de maturité et de cohésion sociale, permettant de surmonter la peur et la défiance qui les caractérisent actuellement :

 

Je pense que les sociétés qui ont atteint une certaine maturité, les sociétés dans lesquelles il y a une certaine cohésion sociale, les sociétés qui n’ont pas peur, peuvent réfléchir sur certaines questions, en particulier en matière de statut personnel, sur la base de lois spécifiques, évidemment si celles-ci ne vont pas à l’encontre des lois du pays. Nous ne pouvons prétendre former des États à l’intérieur des États, et des juridictions à l’intérieur des juridictions. Et nous ne pouvons pas non plus arriver à des formes de ghettoïsation, avec des lois spécifiques pour chaque communauté : ce ne serait dans l’intérêt ni des musulmans, ni des autres.

 

Comme le montrent ces paroles, ceux qui ne souhaitent pas une charia de minorité dans un avenir proche peuvent de toute façon prévoir une telle solution dans un avenir plus lointain, se rapprochant ainsi du groupe, bien plus consistant, de ceux qui sont explicitement favorables à une charia de minorité. Selon ces derniers, même si c’est avec des accents souvent différents, cette formule permettrait aux musulmans de sauvegarder leur propre identité islamique et de respecter leur propre credo sans porter atteinte à la cohésion sociale. À cette fin, le président du Centre islamique An-Nour de Bologne distingue clairement les lois sociales du droit de la famille :

 

Je pense que les lois sociales doivent être les mêmes pour tous, tandis que certains aspects doivent être spécifiquement reconnus aux musulmans, qui ont besoin de certaines lois en ce qui concerne le mariage, l’héritage, etc. Ces lois doivent être conformes à la charia, tandis que pour toutes les autres, comme celles concernant le commerce, les affaires, il n’y a aucun problème.

 

En effet, la quasi-totalité des musulmans interviewés souhaite une charia de minorité, en particulier en ce qui concerne le statut personnel et le droit de la famille, comme le synthétise un imam marocain, proche de ce que l’on appelle l’« Islam consulaire » ou d’État[6] :

 

Je suis d’accord avec le droit de minorité réservé aux musulmans, mais uniquement pour ce qui concerne le droit de la famille. C’est normal, parce que pour le mariage, nous sommes différents, comme nous le sommes aussi pour l’héritage. Je suis donc pour un droit de minorité, mais uniquement pour le droit de la famille, parce qu’il organise la vie sociale. Mais il ne doit pas aller à l’encontre de la loi ici, en Italie. Par exemple ici, il n’est pas possible d’épouser deux ou trois femmes, parce que, même si l’Islam le permet, cela peut provoquer de nombreux problèmes sociaux.

 

Ces paroles montrent, non sans contradictions, combien la question est de comprendre jusqu’à quel point les musulmans peuvent revendiquer l’application de lois religieuses dans un pays qui, du moins en principe, est laïque, et dans lequel on ne peut invoquer aucune distinction entre les citoyens sur la base de leur appartenance religieuse.

 

Pour le troisième groupe, celui de ceux qui accordent une primauté absolue, ou presque, à la charia, les musulmans sont tenus à appliquer intégralement la loi islamique, et, donc, une législation de minorité serait absolument nécessaire, comme le confirme un leader qui adhère au mouvement Tabligh :

 

Pour nous, cela ne fait pas de doute, il doit y avoir des lois spécifiques pour les musulmans. Nous avons d’autres lois ; ce n’est pas pour effacer les lois italiennes, mais pour donner d’autres lois aux musulmans, pour garantir les droits des musulmans qui vivent en Italie. Mais il y a des lois islamiques qui peuvent contredire la législation italienne, comme par exemple celles sur l’héritage. Si, c’est vrai. Mais pourquoi ? Parce que la femme n’a pas la moitié, mais le double. Pour la loi d’ici, elle devrait avoir la moitié, mais chez nous, elle a déjà le double, parce qu’elle prend une part de ses parents, et une part de son mari, qui, en revanche, n’a qu’une seule part. Cette loi est écrite dans le Coran. Ce n’est pas moi qui l’ai faite, c’est Dieu qui l’a faite, et nous ne pouvons donc que l’accepter.

 

Comme on peut le déduire de ces propos, ce qui est à la base de l’application intégrale de la charia, c’est son origine divine et donc sa supériorité par rapport à toute loi humaine. Selon cette perspective, la charia de minorité n’effacerait pas la loi italienne, mais s’appliquerait uniquement aux musulmans. L’idée d’une application intégrale des lois islamiques se traduit en un autre pilier de la vision salafiste, et plus généralement fondamentaliste[7], selon lequel, dans les pays où l’Islam est minoritaire et où on n’applique pas la charia, les musulmans doivent construire un type de communauté qui permette d’« appliquer ce que Allah nous a donné » :

 

Ici, nous sommes en Italie, un autre pays avec une autre loi, et cette loi doit être respectée. Si les Italiens ont décidé de vivre leur vie de cette manière, et le veulent réellement, je n’ai aucun problème. Mais moi, j’ai décidé de vivre ma vie et je veux la vivre. J’ai la liberté de le faire. Si nous parlons de liberté d’un côté et de l’autre, nous, nous avons décidé ce dont nous sommes convaincus et nous l’appliquons. C’est tout !

 

Ce qui émerge de ces déclarations, ce n’est pas tant l’opposition directe à la société ou à la loi italienne, que l’aspiration à vivre une vie communautaire, au besoin isolés ou éloignés de ceux qui ne partagent pas les normes chariatiques, y compris de ces musulmans qui ne les appliquent pas intégralement.

 

Le rapport entre charia et législation italienne est directement corrélé à la seconde problématique, à savoir comment les musulmans devraient s’organiser et se présenter dans l’espace public. Autrement dit, il s’agit de comprendre quelle signification attribuer à la catégorie de « communauté », question complexe à laquelle seuls quelques responsables musulmans ont été en mesure de répondre à partir d’une réflexion effective. Parmi ces derniers, Izzeddin Elzir, imam de Florence et ancien président de l’UCOII, selon lequel :

 

La communauté islamique est une communauté parce qu’elle partage un seul Dieu et un seul Prophète. Elle partage aussi les fondements de la foi, les piliers de la foi. Puis il y a des traditions et des coutumes différentes, mais il s’agit plutôt d’une richesse. Mais attention, si nous parlons de communauté, ce n’est pas pour nous distinguer des autres de manière négative, mais plutôt pour être avec. Par ailleurs, il y a une autre communauté plus grande qui est notre communauté italienne, qui elle-même fait partie de la communauté mondiale, l’humanité. Voilà notre vision de communauté. Ce n’est pas une frontière, mais un pont. S’il y a une communauté musulmane forte, elle peut contribuer davantage à notre société, à notre autre communauté, l’Italie.

 

À la différence de la vision salafiste de la communauté, centrée généralement sur l’isolement et l’autogestion, pour une partie significative des musulmans interviewés, la construction de la communauté musulmane ne devrait pas signifier la ghettoïsation des musulmans mais – au contraire – leur participation active et collective à la vie sociale, économique et politique du pays dans lequel ils vivent. Les propos du président du Centre islamique de Pise sont à cet égard emblématiques :

 

Je ne veux pas que la communauté musulmane vive isolée. J’ai dit aussi à l’assesseur municipal au logement de faire en sorte de ne pas concentrer les immigrés dans un même édifice, sinon, on parle d’intégration et en fait, on fait une autre chose. Je vis ici, et je fais un tas de choses que font beaucoup d’Italiens. Je ne suis pas en contradiction avec ma foi, je rencontre les autres et je maintiens ma culture, ma foi. Mais sans m’isoler.

 

L’évolution en cours est bien décrite par l’imam de Latina, lui aussi affilié à l’UCOII, selon lequel c’est la tâche avant tout des musulmans de faire évoluer la perception de soi, en cessant de se considérer comme une communauté, notion qui renverrait à l’idée d’extériorité, pour se voir plutôt comme minorité, c’est-à-dire comme partie intégrante de la société italienne :

 

Les musulmans devraient cesser d’être uniquement des consommateurs de biens, de culture, d’art, etc.…mais devenir aussi des producteurs. C’est-à-dire qu’ils doivent assumer des positions sociales, économiques et politiques qui servent à la société dont ils sont membres[8]. Voilà pourquoi aujourd’hui, on ne doit plus parler de la « communauté islamique », ce qui traduit un sens de non-appartenance, mais il faut parler de « minorité islamique », qui est ce que nous sommes aujourd’hui. La minorité donne le sens de l’appartenance au lieu, à la société où l’on vit, même si on est d’une autre religion.

 

Ces paroles traduisent certes le sens des transformations en cours dans l’Islam italien, du changement dans la perception de soi chez une partie des musulmans qui vivent en Italie, mais révèlent aussi les contradictions et les ambiguïtés qui accompagnent ces processus. Pour en saisir la portée, il est sans aucun doute utile de prendre en considération les sources auxquelles les musulmans s’inspirent dans l’élaboration de leur discours sur la signification qu’ils attribuent aux mots « communauté » et « minorité ».

 

 

Construire la minorité

 

Dans l’édification, à la fois imaginaire et réelle, de la communauté musulmane en Italie, les représentants de l’Islam organisé font référence à deux sources fort différentes, mais dans les mêmes temps convergents. Il y a tout d’abord les modèles contemporains qui viennent des autres pays européens, où la présence de l’Islam est plus ancienne et donc plus structurée. Il s’agit en particulier du modèle multiculturel anglais, le plus apprécié par les leaders musulmans italiens, souvent évoqué en opposition avec le modèle « universaliste » français, accusé d’empêcher les musulmans de pratiquer leur religion. Le modèle anglais, en réalité peu connu mais de ce fait non moins idéalisé, est apprécié parce qu’il admettrait tant la structuration de la société en un sens communautaire que la différenciation de la législation, s’approchant ainsi du modèle islamique de gestion des minorités. Une référence à la réactualisation d’un tel modèle dans les pays européens où l’Islam est minoritaire vient de l’imam de Latina, qui affirme – à propos de l’application d’une charia de minorité :

 

Ce serait une démarche de civilisation, d’intelligence, de sagesse. Si cela se produisait, la minorité islamique se sentirait protégée par l’État, comme il en a toujours été pour les non-musulmans dans les États islamiques, où ils avaient leurs tribunaux, avec leurs juges, qui appliquaient les sentences en conformité avec leur religion.

 

Ces paroles, répétées directement ou indirectement par d’autres responsables musulmans dans des mosquées d’inspiration idéologique ou d’affiliation différentes, nous permettent de saisir avec plus de précision la signification politique, juridique et sociale qui est attribuée au concept souvent ambigu de « minorité ». Et c’est précisément au modèle islamique que se réfèrent certains des leaders interviewés lorsqu’ils parlent de « minorité » dans le contexte européen, comme le fait bien comprendre le président du Centre islamique al-Huda de Rome, en réponse à une question sur la manière dont devraient être traités les non-musulmans :

 

Dans un État islamique, c’est-à-dire gouverné par la loi islamique, [les non-musulmans] doivent être traités en tant que minorités, tandis que dans une société comme celle-ci [la société italienne], au niveau personnel, il faut se comporter sans tenir compte de la religion. Au contraire, dans un État islamique, chaque personne est considérée comme un citoyen avec ses propres droits. Nous devons rappeler à ce propos la Constitution instaurée par le Prophète lui-même dans la ville de Médine, et nous pouvons aussi citer le document du calife Omar à Jérusalem, qui instituait le rapport entre l’État islamique et les différentes composantes de la société. Malheureusement, nous, en tant que communauté islamique en Italie, dans un État démocratique, nous ne pouvons pas même jouir des droits que garantissait le document qu’Omar avait donné à la ville de Jérusalem, ni des droits établis par le Prophète pour la ville de Médine. Nous ne pouvons pas même ouvrir une mosquée.

 

Dans le discours du président du Centre al-Huda viennent s’entrecroiser les références à deux grands paradigmes de gestion de la différence au sein de la cité islamique. Le premier est représenté par ce que l’on appelle la Constitution de Médine, document rédigé au lendemain de l’arrivée de Muhammad à Médine en 622, qui réglait la coexistence entre les musulmans et quelques tribus juives de la ville, les reconnaissant comme partie d’une unique communauté. Le second est symbolisé par le Pacte d’Omar, qui, selon la tradition islamique, enregistre les conditions convenues entre le second calife de l’Islam et la population chrétienne de Jérusalem au moment de la prise de la ville en 637. Le pacte d’Omar est devenu par la suite un modèle pour l’élaboration du statut de la dhimma que la jurisprudence islamique prévoit pour les « Gens du Livre » (ahl al-kitâb), principalement les juifs et les chrétiens. Ce statut, outre la protection publique, permet à ses bénéficiaires, les dhimmîs, de vivre, de faire des affaires et de pratiquer leur propre religion en territoire islamique alors qu’ils sont dans des conditions d’infériorité, en échange d’un impôt et du respect vis-à-vis de l’autorité musulmane. Sauf cas particuliers, le dhimmî jouit de la même protection légale que le musulman, et est sujet aux mêmes sanctions prévues par la loi, à moins que celles-ci ne soient directement corrélées à la pratique religieuse. En effet, pour tout ce qui concerne cette dernière, le statut de la personne et le droit de la famille, le dhimmî jouit d’une autonomie judiciaire et administrative[9].

 

Pour bon nombre des leaders interviewés, le modèle islamique de gestion des minorités, dans ses deux variantes, est considéré comme la solution à privilégier dans le cadre des démocraties européennes. Pour le président du Centre islamique de Pise, c’est grâce à la charia que les minorités ont continué à exister dans le Dâr al-Islâm :

 

La religion islamique reconnaît la liberté aux minorités plus que les autres religions. Je suis content que l’Islam ait imposé ces règles, parce que si ç’avaient été les gens qui légiféraient, ils auraient probablement limité la liberté. La charia défend les droits de tous, y compris les minorités. Heureusement que la charia a défendu ces droits, sinon les gens auraient balayé tous les chrétiens. Les églises auraient été transformées en mosquées mais, grâce à Dieu, les églises continuent à rester des églises.

 

De son côté, un imam marocain offre l’exemple historique de l’Espagne pour souligner la force et l’universalité du modèle islamique :

 

Dans une société musulmane, les juifs et les chrétiens vivent tranquillement. Ils peuvent boire et manger ce qu’ils veulent. Nous n’avons rien contre eux. C’est moi qui te le dis : la meilleure situation qu’aient vécue les juifs, c’est avec nous, surtout en Espagne.

 

Ces exemples font apparaître généralement une vision mythifiée d’un passé devenu « islamique », purifié de toute contradiction ou conflit, où la mémoire sacrée se superpose à la mémoire historique ou en prend tout simplement la place. Reprenant l’analyse de Joël Candau sur la mémoire[10], de tels exemples semblent exprimer une nostalgie pour un passé souvent mythifié ou imaginaire, dont la fonction est de critiquer la société ou le monde d’aujourd’hui. En effet réalité historique et imaginaire collectif « islamisé » se mêlent pour donner naissance à un modèle religieux de gestion des minorités hors du temps et de l’espace, c’est-à-dire applicable et souhaitable toujours et partout, donc y compris dans un contexte comme celui de l’Italie, selon un processus qui a été décrit notamment par Olivier Roy[11].

 

Il faut de toute façon préciser que l’idée de la diversification de la législation n’est pas une requête exclusive des musulmans, mais correspond à une plus vaste fragmentation de la société. Comme le montre Michel Wieviorka, la transition vers l’ère post-industrielle est en effet caractérisée par le fait que la culture cesse de constituer un principe d’unité « pour être désormais de plus en plus pensée et vécue comme un principe de division et de conflictualité majeure au sein du corps social »[12]. La fragmentation culturelle, explique Wieviorka, se manifeste à travers l’émergence de nouveaux acteurs sociaux qui mobilisent des ressources culturelles, une tradition, une mémoire, une identité afin de réduire un état de domination ou d’infériorisation pour s’affirmer dans l’espace public en tant qu’acteurs sociaux qui détiennent des droits spécifiques. En ce sens, le vœu de ces musulmans publics de pouvoir – aujourd’hui ou à l’avenir – introduire dans la législation italienne le droit de famille islamique pour les membres de la communauté fait partie d’un mouvement plus vaste de contestation du principe d’universalité.

 

 

La mosquée dans la cité

 

Les contradictions et les ambigüités qui accompagnent l’évolution de la signification de la notion de « communauté », tout comme de celle de « minorité », sont le signe du passage – complexe et non linéaire – d’un Islam en Italie à un Islam italien. Pour reprendre les affirmations de l’imam de Latina, ce passage de la communauté, entendue comme groupe séparé et relativement fermé, à la minorité active qui revendique son espace à l’intérieur de la société italienne, est avant tout symbolisé par le rôle assigné à la mosquée dans l’espace public, et, encore davantage, par sa localisation dans la géographie urbaine[13]. C’est précisément en suivant le mouvement de la mosquée dans la cité au cours des trois dernières décennies que nous pouvons saisir l’évolution de la présence islamique en Italie, les transformations actuelles et, dans le cas spécifique, l’évolution du sens que les musulmans attribuent à la manière d’être communauté.

 

Ouvertes généralement à partir de la fin des années 1980 par des étudiants universitaires venant du Proche-Orient[14], les premières salles de prière étaient souvent situées dans le centre des villes. Leur impact social était limité du fait de leurs dimensions réduites, mais aussi de l’inconsistance de la présence publique de l’Islam en Italie. C’est avec l’augmentation du nombre des musulmans, travailleurs plus qu’étudiants, maghrébins plus que moyen-orientaux, et de leur plus grande visibilité dans l’espace public, que les salles de prière ont commencé un mouvement progressif, dont il ne faut pas sous-évaluer la signification symbolique, vers les périphéries des villes. En effet, dans les villes italiennes, historiquement fondées sur la localisation centrale des pouvoirs temporel et spirituel, la distance physique et symbolique par rapport au centre reflète la distance par rapport au pouvoir ou, en d’autres termes, la distance qui sépare l’autre de nous[15], comme le montrent les nombreuses tentatives de déloger l’Islam du centre, réel et symbolique, à travers la fermeture des mosquées présentes à l’intérieur des murs de la cité et leur transfert dans des zones périphériques ou dans des aires industrielles[16]. Pendant les années 1990, comme au début des années 2000, on a donc assisté à un mouvement progressif et inexorable au-dehors des frontières de la cité. Ce mouvement est généralement le résultat de deux pressions opposées, mais convergentes : d’un côté, l’islamophobie croissante et le désir d’expulser un Islam de plus en plus visible et de plus en plus revendicatif ; de l’autre, la volonté et/ou le besoin des musulmans publics de donner forme à la communauté, c’est-à-dire de s’isoler hors des frontières de la cité de manière à se différencier et à se présenter comme une communauté spécifique. Différentes études menées au tournant des années 1990 et 2000 ont mis en évidence ce parcours vers la communautarisation[17], comme le montrent les paroles d’un important leader de l’Islam romain, d’origine tunisienne et lié au mouvement islamiste Ennahda :

 

Le travail que nous faisons sert à réveiller l’identité musulmane, religieuse, comme appartenance à une identité culturelle. L’important est ce qui nous unit, et c’est l’identité islamique. C’est pour cela que nous cherchons à éduquer les gens à faire connaître cette identité, que nous estimons évidemment une identité très profonde et qui contient tant de solutions aux problèmes de l’humanité, non seulement à ceux des particuliers ou de quelque pays.

 

Selon cette approche, c’est grâce à la participation à la vie de la communauté que se forme le « bon musulman ». C’est en particulier la mosquée qui – comme on l’a répété souvent dans les salles de prière visitées – permet d’« éviter le chemin de Satan » et de « choisir le chemin de Dieu » ou d’« éviter d’agir comme un Italien » et « maintenir sa propre identité ».

 

Pendant longtemps, cette idée de communauté, plutôt fermée et parfois séparée, a donc été centrale dans la définition de l’Islam public en Italie. Originellement symbolisée par ce mouvement vers l’extérieur de la cité, mais aussi par le passage du petit au grand, et du caché au visible (mais toujours marginal, externe), elle commence à évoluer en particulier au cours de la dernière décennie, alors que la pression d’une nouvelle génération, qui est née et a grandi en Italie, oblige une partie croissante des musulmans à prendre acte que son avenir est en Italie, et que le lien avec la nouvelle génération passe inévitablement par une inclusion effective dans la société italienne plutôt que par l’isolement ou la séparation. Ce qui a changé, c’est la perception de soi d’une partie croissante des migrants musulmans. Les paroles du président du Centre islamique de Sassuolo sont à cet égard emblématiques :

 

Mon espoir, c’est que mon fils devienne un Italien musulman, quelqu’un qui puisse aider, qui puisse être important dans la commune, mais dans le même temps qui reste musulman. Mon espoir, c’est que les gens voient qu’il est né ici, qu’il a grandi ici, et que, en même temps, il n’a pas perdu son identité et n’a pas abandonné sa ville, Sassuolo. C’est cela, mon rêve.

 

Bien qu’elle reste encore plutôt ambivalente, cette nouvelle approche se reflète dans le désir – et parfois dans la requête explicite – d’un repositionnement de la mosquée dans la géographie urbaine : cette fois, le mouvement désiré est de la périphérie vers le centre, du caché vers le visible, pour symboliser la légitimité définitive de la présence de l’Islam et des musulmans dans le tissu social et politique de la cité.

 

Un exemple en ce sens nous vient de Florence, qui, en 2011-2012, a été le théâtre d’un parcours participatif pour répondre à la requête des musulmans de construire une mosquée en ville[18]. Contrairement à ce qui s’était produit avec d’autres débats, la méthode adoptée à Florence a contribué à légitimer la présence de l’Islam dans l’espace public citadin et a favorisé l’ouverture de la communauté vers la cité. Ce processus est parti de la constatation que l’Islam était déjà présent dans la ville depuis plus de vingt ans, et que donc la construction éventuelle d’une nouvelle mosquée n’aurait représenté que l’amélioration d’une situation déjà existante, et jugée unanimement inacceptable. Il s’est ainsi produit une appropriation de la mosquée de la part des citadins qui ont pris part au parcours, lesquels ont fini par intégrer l’idée de la mosquée dans l’histoire de la cité, avec la synagogue et l’église orthodoxe. La future mosquée a été ainsi imaginée comme « la mosquée de Florence » et non des seuls musulmans, une mosquée qui, donc – comme il est écrit dans le rapport final du parcours – a été imaginée « visible », « centrale » et « grande », en tant que « lieu de rencontre entre la cité et sa minorité islamique ». Ce qui a changé, ce n’a pas été seulement la cité, mais aussi la communauté islamique, qui a renforcé sa position et s’est finalement sentie partie intégrante de la cité de Florence. Outre l’empowerment collectif, l’expérience florentine a permis un empowerment personnel, car des individus naguère marginaux au sein de la communauté et hors d’elle ont acquis progressivement une nouvelle conscience et par conséquent un nouveau rôle à l’intérieur de la communauté et dans la relation à la cité. Nous pourrions dire que le parcours participatif a permis un processus de « citoyennisation », d’acquisition avant tout de la conscience d’être des citoyens à plein titre, et donc de pouvoir interagir sur un plan de parité avec les autres citoyens et les autres acteurs sociaux.

 

 

Citoyens italiens de foi islamique

 

L’Islam italien est traversé de contradictions évidentes, tendant d’un côté à se fermer sur soi et à s’isoler par crainte de perdre son identité, et de l’autre, désireux de s’ouvrir et de se réinventer dans un pays où deviennent de plus en plus nombreux les musulmans qui se sentent avant tout citoyens[19]. Cette ambivalence, qui est en un certain sens inévitable, se manifeste dans l’articulation entre la signification attribuée à la communauté, en évolution lente mais constante, et le sens de la citoyenneté. On voit apparaître en particulier que la transition de l’idée d’une communauté fermée et séparée à l’idée d’une minorité intégrée et active, dépend aussi, sinon surtout, de la reconnaissance de la pleine légitimité de la présence de l’Islam dans la sphère publique et de la pleine citoyenneté des migrants, y compris en tant que croyants musulmans. En ce sens, à la différence de leurs parents, musulmans généralement tournés vers le pays d’origine et craignant d’abandonner l’enclos protecteur de l’identité collective, les jeunes musulmans qui sont nés et ont grandi en Italie se présentent comme partisans d’une réinterprétation du sens de la communauté en tant que citoyens qui revendiquent des droits et des devoirs égaux, mais aussi un accès égal aux opportunités que la citoyenneté offre ou devrait offrir. C’est justement ce désir d’être à la fois italiens et musulmans, parfois encore titubant et incertain, qui distingue l’Islam italien de celui d’autres pays européens où plusieurs jeunes de seconde et troisième génération refusent désormais de se sentir partie de la société dans laquelle ils sont nés et ont grandi, une société qu’ils ne sentent plus la leur, parce qu’elle les aurait – et souvent elle les a – irrémédiablement exclus, marginalisés, stigmatisés. En Italie, les enfants des migrants nés au cours des années 1990 demandent à être reconnus comme partie intégrante de la société dans laquelle ils vivent et, plus précisément, à être reconnus comme citoyens italiens de foi islamique. Cette génération est en train de produire la transformation la plus importante depuis que, au début des années 1980, l’Islam a fait son apparition en Italie, précisément parce que le sentiment d’appartenance de ces jeunes interpelle d’un côté le mode de pensée des parents, et de l’autre la société italienne, à commencer par les institutions auxquelles ils demandent une transformation tout aussi importante : inclure l’Islam parmi les acteurs qui participent à la construction de la société et considérer les musulmans comme des citoyens à part entière.

 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

[1] Par le terme « musulman », j’entends non seulement les croyants pratiquants, mais aussi tous ceux qui ont dans l’Islam un point de référence identitaire accepté en toute conscience ou de toutes façons assigné. Sur l’emploi du terme « musulman » comme catégorie néo-ethnique, voire Oliver Roy, L’islam mondialisé, Seuil, Paris 2002.

[2] Sur la signification du concept de cycle migratoire et sur ses différentes phases, voire Alberto Bastenier et Felice Dassetto, Immigration et espace public, L’Harmattan, Paris 1993.

[3] En 1993, avec Il ritorno dell’Islam. I musulmani in Italia, Stefano Allievi et Felice Dassetto réalisent la première recherche consacrée à ce phénomène, défini comme un « retour » pour souligner l’histoire d’un rapport qui a duré 14 siècles, et fait d’échanges réciproques tout comme de conflits sanglants ; retour toutefois qui ne s’est effectué « à la pointe de l’épée », comme il le fut dans un passé aussi lointain que porteur d’un imaginaire conflictuel, mais qui s’est concrétisé dans les valises des migrants qui ont commencé à arriver dans la péninsule au tournant des années 1970/1980.

[4] Pour une analyse approfondie de la vision des responsables des mosquées en Italie, je renvoie à Bartolomeo Conti, L’islam en Italie. Les leaders musulmans entre intégration et séparation, L’Harmattan, Paris 2014.

[5] On voit ici de façon assez évidente l’influence de penseurs musulmans comme Tariq Ramadan, souvent cité par les personnes interviewées, selon lequel respecter la charia signifie respecter le cadre institutionnel et juridique du pays européen dont on est citoyen précisément parce qu’en Europe, les musulmans sont généralement libres de pratiquer leur religion (Tariq Ramadan, Être musulman européen, Éd. Tawhid, Lyon 1999).

[6] Malgré son caractère pluriel, deux lignes directrices semblent guider la structuration de l’Islam public en Italie : d’un côté, l’affiliation idéologico-politique, de l’autre, l’affiliation ethno-nationale. L’Union des Communautés et des Organisations islamiques en Italie (UCOII), qui est l’organisation islamique la plus importante par le nombre des mosquées qui y adhèrent, la quantité de musulmans qui les fréquentent et par l’influence qu’elle exerce dans la définition de l’Islam en Italie fait incontestablement partie de la première catégorie. L’UCOII, qui fait partie de l’Union des Organisations islamiques d’Europe, expression sur le Vieux Continent des mouvements islamistes et des Frères musulmans en particulier, a été – et en partie est – l’organisation qui œuvre en vue d’une réislamisation et de l’insertion de type communautaire des immigrés musulmans en Italie. L’autre grand protagoniste de l’Islam en Italie est le Centre culturel islamique d’Italie, qui gère notamment la Grande Mosquée de Rome, la plus grande d’Europe, et constitue un élément fondamental d’agrégation et de visibilité de l’Islam en Italie. Le Centre représente ce que l’on appelle l’« Islam des États » en raison de ses liens étroits avec plusieurs États musulmans sunnites. Outre l’Arabie saoudite, le Maroc y joue un rôle central, étant le pays qui compte la plus grande communauté « musulmane » en Italie, et qui est donc particulièrement intéressé à maintenir un certain contrôle sur ses ressortissants expatriés. Depuis quelques années, le Centre a lancé la Confédération islamique italienne, réseau de centres islamiques reliés à la Grande Mosquée, qui entend se proposer comme alternative à l’UCOII. Pour un approfondissement des différentes tendances et organisations islamiques présentes en Italie, voir Bartolomeo Conti, Les musulmans en Italie, entre crise identitaire et réponses islamistes, « Revue européenne des migrations internationales », Vol. 27, n. 2 (2011), pp. 183-201 et Id., L’émergence de l’islam dans l’espace public italien, « Archives de sciences sociales des religions », n. 158 (avril-juin 2012), pp. 119-136.

[7] Sur la signification du terme fondamentaliste, je renvoie à Enzo Pace, L’ideal-tipo fondamentalismo, « Critica sociologica », n. 152 (2005), pp. 1-12.

[8] L’influence de Tariq Ramadan est ici évidente, pour lequel il est fondamental que chaque citoyen comprenne que le plus haut degré d’intégration, c’est de contribuer à la société. Voir Tariq Ramadan, Noi musulmani europei, Datanews Editrice, Roma 2008, pp. 23-25.

[9] Cette conception dérive de la vision islamique de l’être humain considéré comme vicaire de Dieu sur terre, et des obligations qui s’ensuivent : ce sont ces devoirs qui définissent la qualité d’un croyant. Prédisposé par nature à l’Islam (fitra), l’homme a la liberté de choisir d’adhérer ou non à la religion d’Allah. À travers son adhésion, l’homme acquiert un nouveau statut moral, social et juridique : en tant que témoin et croyant, l’homme a des devoirs et des droits dérivant de ce statut. L’humanité est donc divisée en catégories de personnes qui, participant plus ou moins à la vérité divine, ont des devoirs et des droits différents. Selon la conception islamique orthodoxe, si les hommes sont égaux par nature (fitra), ils sont en même temps différents d’après la distance qui les sépare de Dieu : la traduction juridico-sociale de cette vision est une différenciation des droits dont jouissent les différentes catégories. Voir Bartolomeo Conti, Universality of Rights tested by cultures : Islamic and Arab Declarations on Human Rights, « Mediterranean Journal of Human Rights », vol. 6 (2002), pp. 143-182.

[10] Joël Candau, Mémoire et identité, Puf, Paris 1998.

[11] Olivier Roy, L’islam mondialisé.

[12] Michel Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte, Paris 1996, p. 12.

[13] Comme l’affirme Stefano Allievi, « les mosquées constituent une forme d’appropriation symbolique du territoire, et en même temps la résistance à celles-ci devient un signe de contrôle du territoire très concret et matériel. Il est clair, donc, que le conflit autour des mosquées est avant tout un véritable conflit de pouvoir », in Maria Bombardieri, Moschee d’Italia : il diritto al luogo di culto, il dibattito sociale e politico, Emi, Bologna 2011, p. 16. La mosquée représente en effet le signe tangible et visible de la présence de l’Autre, du fait que « les musulmans sont ici pour y rester », et qu’ils revendiquent par conséquent la légitimité de leur présence publique. La mosquée a donc été – et continue à être – le témoignage le plus important de l’apparition de l’Islam dans l’espace public italien.

[14] L’histoire des mosquées en Italie est liée au type d’immigration et, par conséquent, à la vision de ceux qui les gèrent. Les premiers à ouvrir des lieux de culte pour musulmans ont été des jeunes venus en Italie pour étudier, tandis que durant les 10 à 15 dernières années, ce sont des travailleurs immigrés qui ont ouvert des salles de prière de plus en plus nombreuses. À part quelques rares exceptions, la plupart des salles de prière ont été créées à la fin des années 1980 à l’initiative d’étudiants venus du Moyen-Orient, et souvent passés par l’Université pour étrangers de Pérouse, qui peut être considérée comme la cité-mère de l’Islam en Italie (pour un approfondissement, voire Conti, L’islam en Italie).

[15] Alessandro Dal Lago, Non-persone : l’esclusione dei migranti in una società globale, Feltrinelli, Milano 1999.

[16] Comme l’affirment Chantal Saint-Blancat et Ottavia Schmidt de Friedberg (Why are Mosques a Problem ? Local Politics and Fear of Islam in Northern Italy, « Journal of Ethnic and Migration Studies », Vol. 31, n. 6, novembre 2005, pp. 1083-1104), la mosquée semble être le symbole autour duquel converge la construction sociale de l’altérité dans la société italienne. La présence et la nature du conflit autour de la construction des mosquées dans les cités européennes dépendent largement de la manière à travers laquelle les musulmans sont vus ou non comme membres « légitimes » de l’espace public. La construction d’une mosquée signifie, avant tout et principalement, visibilité dans l’espace public. Sur le conflit interne autour de l’ouverture d’une mosquée, voir également Stefano Allievi, La guerra delle moschee : L’Europa e la sfida del pluralismo religioso, Marsilio, Venezia 2010. Pour une analyse des activités et des fonctions de la mosquée en Italie, je renvoie à Conti, L’Islam en Italie.

[17] Dans le sillage de la communautarisation de l’Islam public, Renzo Guolo a parlé d’une « hijra néo-traditionaliste », c’est-à-dire « la construction sociale d’une communauté qui, plus qu’à l’intégration individuelle de ses membres, vise à négocier, sur une base collective, un statut dérogatoire de citoyenneté, statut qui définit le degré d’autoexclusion nécessaire à la reproduction de son propre caractère de séparation » (Renzo Guolo, Sociologia degli attori musulmani : leadership islamiste in Italia, « Religioni e società. Rivista di scienze sociali delle religioni », n. 50, 2004, p. 9).

[18] Pour une analyse approfondie du cas de Florence, je renvoie à Bartolomeo Conti, S’approprier l’espace public : Les musulmans en Italie, de la marginalisation à la citoyenneté, « Cahiers d’EMAM », n. 27 (printemps 2016), et Id., Islam as a new social actor in Italian cities : between inclusion and separation, « Religion, State, and Society », n. 44 (2016), où le cas de Florence est confronté à celui de Bologne, autre ville théâtre d’un débat important sur la présence de l’Islam dans l’espace public et en particulier sur l’éventualité de construire une mosquée. Bien qu’actuellement, dans aucune des deux villes, la construction d’une mosquée ne soit prévue, les résultats des deux parcours ont été très différents, si ce n’est même opposés, ce qui est un témoignage éloquent des transformations et des contradictions qui viennent d’être décrites.

[19] Partant des écrits de Georg Simmel et Norbert Elias, Simonetta Tabboni souligne comment chaque rapport avec l’altérité porte en soi des sentiments ambivalents, mais simultanés. En particulier, dans le sillage de Simmel, Tabboni met en évidence comment « les rapports entre étrangers et autochtones sont dominés par l’ambivalence : l’étranger est à la fois proche et lointain, mobile et stable, marginalisé pour des raisons affectives, intégré pour des raisons d’intérêt ». Voir Simonetta Tabboni, Le multiculturalisme et l’ambivalence de l’étranger, in Michel Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ?, p. 245. Pour Tabboni, l’ambivalence n’est pas seulement un élément inéliminable du rapport entre l’étranger et le groupe, mais elle est « une méthode, une ressource, un instrument de connaissance ».

Pour citer cet article

 

Référence papier:

Bartolomeo Conti, « L’Islam en Italie, de la communauté à la citoyenneté », Oasis, année XIV, n. 28, décember 2018, pp. 54-69.

 

Référence électronique:

Bartolomeo Conti, « L’Islam en Italie, de la communauté à la citoyenneté », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2019, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/islam-en-italie-communaute-et-citoyennete.

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