Voyage dans la minuscule province balkanique où la plus grande majorité de musulmans vit avec un « petit reste » de chrétiens orthodoxes. Apparemment en paix, après des années de guerres régionales et de très durs conflits. Mais malgré les dix-sept mille soldats de la OTAN qui sont sur place pour garantir la situation, il ne s'agit pour beaucoup que d'une apparence.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:12

Lorsqu'ils étaient enfants, quand ils allaient au galetas fouiller parmi les trésors poussiéreux de la maison, ils tombaient sur le crucifix du grand-père ou de l'arrière grand-père. Maintenant qu'ils sont grands, en tant que musulmans adultes dans une région où la majorité est en grande partie musulmane telle que l'est le Kosovo aujourd'hui (90% de la population se reconnaît dans l'Islam), ils ont voulu construire dans leur village d'origine une église catholique. Avec ses briques et sa façade lambrissée de pierre locale, à 1600 mètres d'altitude, inaugurée par un peuple en fête un jour d'orage en septembre 2005, l'église dresse avec orgueil son clocher vers ce morceau de ciel qui se trouve en- tre les montagnes de la vallée du fleuve Rugova, à vingt minutes de voiture de la petite ville de Pec Peja, dernier check-point de la Kfor avant la frontière avec le Monténégro. Presque inaccessible en hiver, surveillée d'avril à septembre par des pasteurs solitaires parmi les rares maisons de montagnards albanais, l'église est là, dans le silence, qui suggère quelque aspect de l'Islam du Kosovo, mais surtout qui suscite des questions : à qui sont les mains qui ont posé brique sur brique ? Pourquoi l'ont-ils voulue ? Comment l'Islam officiel de Pristina la considère-t-elle ? N'apparaît-elle pas comme une provocation pour la majorité de ce qui est encore un protectorat des Nations Unies, où depuis 1999 la paix est garantie par plus de dix-sept mille soldats de la OTAN ? Et cette petite église n'est pas un fait isolé : en avril 2006 une autre a été inaugurée à Malisheva, en présence de milliers de personnes, une troisième est en construction à Viti et à celles-ci viendra bientôt s'ajouter une vraie cathédrale : le Président Ibrahim Rugova et l'évêque Mark Sopi en ont posé ensemble la première pierre au centre de Pristina en août 2005 ; ils sont décédés tous les deux à quelques jours de distance en janvier suivant. « Pour donner une réponse à nos ancêtres, comme pour les dédommager d'une conversion forcément choisie pour avoir la permission de faire les courses quand ils descendaient en ville. C'est pour cela que nous avons voulu construire une église et à la fin nous y sommes arrivés ». Tahir Lajqi, juriste de 48 ans, aujourd'hui au chômage comme 55% de la population, père de trois enfants, explique de cette façon la raison pour laquelle il s'est engagé dans le comité des citoyens de Pec Peja pour la construction de l'église. Lajqi, qui devant une assiette fumante de cevapa à peine grillés stimulant l'appétit se définit « musulman de nom, chrétien de cœur », n'a toutefois jamais pensé se convertir au catholicisme, satisfait comme il l'est de son espèce de religion personnelle : « Moi, mais beaucoup d'autres amis aussi, - soutient Lajqi je pourrais dire tous ceux que je connais, nous ne mettons jamais le pied dans la mosquée, nous allons plutôt à l'église à Noël et à Pâques. Ce qui compte, c'est ce que l'on sent au-dedans de nous-mêmes : mes enfants et moi nous nous sentons chrétiens, mais nous restons musulmans ». Est-ce pour cela qu'ils ont voulu cette église ? A travers une sorte de redécouverte de leur propre catholicisme « dans le cœur » ? Nexhemedin Hoxhaj, imam de Pec Peja, 20 mosquées pour les 20.000 habitants du début du XIXe siècle, 10 mosquées dont deux impraticables après les incendies de 99 pour les 150.000 habitants d'aujourd'hui. « Le vendredi nos mosquées sont pleines observe l'imam au regard bleu perçant et même si le pourcentage de ceux qui fréquentent régulièrement la mosquée est faible, qui est-ce qui peut juger ensuite comment et combien on prie ? La construction de l'église à la montagne n'ôte rien à la solidité de la foi musulmane de notre pays, mais elle témoigne au contraire la tolérance qui a toujours existé ici parmi les disciples de religions différentes ». Pour l'imam il n'y a aucune contre-indication à la construction d'une église si le désir et le besoin d'un lieu de prière se manifestent. Au contraire. Mais il faut surtout qu'il y ait des fidèles, souligne-t-il sur un ton presque sarcastique. Pour Hozaj il faut se méfier de la construction des temples pour des raisons politiques: « Personnellement - explique-t-il - je craignais au début que l'église de Rugova ne répondît à des intentions pseudo-patriotiques, c'est-à-dire qu'on l'eût voulue pour plaire davantage à l'Europe, pour lui faire voir une face plus chrétienne catholique du Kosovo ; mais nous avons ensuite décidé de laisser tomber, de ne pas attribuer à ce geste une valeur de provocation ». La construction d'édifices « politiques » ne serait en effet pas une nouveauté par ici : dans les années 90 les Serbes ont construit plusieurs églises orthodoxes au Kosovo, au moins quatre dans la région de Dukajini, pour rappeler, même plus, pour marquer, que c'étaient eux qui avaient toujours été là. « Mais il n'y a pas besoin d'une église soutient Hoxhaj de façon convaincue - pour démontrer la proximité de notre terre par rapport à l'Europe. Nous sommes des musulmans européens et sûrement pro-européens. Il n'est pas nécessaire de devenir catholiques. Le monde ne nous demande pas de devenir chrétiens, mais de ne pas violer les droits de l'homme. Et ici ils sont respectés. Nous nous sentons citoyens européens indépendamment de la religion que nous pratiquons librement ». Regard vers l'Europe La voilà l'Europe, la rive sur laquelle aboutit toute conversation concernant les perspectives de ce morceau de terre balkanique que les Serbes appellent Kosovo i Metohija, terre des églises, onze mille kilomètres carrés enfermés entre la Serbie, le Monténégro, l'Albanie et la Macédoine, pour une population qui tourne autour de deux millions de personnes, dont la composition ethnique doit être complètement vérifiée. En effet on présume que plus de 90 % de la population est albanaise, 3 % serbe, 1 % composée de slaves musulmans appelés bosniaques, et en plus d'autres minorités rom et turques. Mais ces données sont on ne peut plus incertaines, car le dernier recensement qui date de 1981 remonte à vingt-cinq ans en arrière, ce qui représente peu de temps sur le calendrier, mais une éternité à cause du poids d'événements et de transformations enregistrées soit sur le tracé des frontières, soit au sein des vicissitudes de la vie de chaque famille ici. La communauté islamique du Kosovo qui a son siège au centre de Pristina tourne son regard vers l'Europe. De la petite église de là-haut à Rugova jusqu'au cœur de l'islam de la capitale, il faut compter environ trois heures de voiture. La route, une des quatre principales qui traversent la région, zigzague parmi un nombre record de trous sur l'asphalte, les croisements et les dépassements des tir, des charrettes de paysans traînées par des chevaux fatigués et les jeeps superbes des armées du monde, un virage et un dos d'âne, et elle déroule le film de l'actualité kosovare : vertes étendues de champs cultivés, magasins variés placés sur les bords de la route, comme les marchands des quatre-saisons avec leurs tomates à un euro le kilo pour des salaires moyens de 220 euros par mois, pompes à essence prétentieuses qui tentent de faire des affaires, ce qui, jusqu'il y a peu de temps en arrière, était hasardeux, beaucoup, beaucoup de garçons et de filles qui se promènent, véritable ressource pour une population dont 65 % a de 20 à 35 ans. Mais il y a surtout beaucoup de maisons aux couleurs de brique rouge qui donnent sur la route. Elles font des plis sur le paysage : elles sont rouges parce qu'elles n'ont pas encore de crépi, qui coûte trop cher. Les propriétaires les ont construites à peine l'ont-ils pu, en partie aussi avec les aides internationales du dernier après-guerre, et à peine l'ont-ils pu ils sont allés y habiter ; dans quelque temps, quand ils arriveront à mettre de côté l'argent nécessaire, ils finiront de les construire et l'aspect des villages et des villes changera encore une fois de couleur. Mais maintenant c'est cela la face du Kosovo : un work in progress, une reprise, une reconstruction laborieuse et encore indéfinie. Derrière chaque porte, dans chaque rue il y a une histoire qui accroche car elle porte en elle toute la complexité de cette région et met dans l'impossibilité de décider qui a raison et qui ne l'a pas. A Vienne, au début de 2006 des colloques internationaux ont été entamés qui devraient amener à la définition du nouveau statut pour cette région, mais on n'est pas encore parvenu à un accord partagé de la part des Albanais qui visent à l'indépendance de la Serbie, de la part des Serbes qui ne veulent pas perdre leur « berceau » et de la part de la communauté internationale, divisée à son tour par des intérêts différents. « L'Europe ne doit pas craindre notre Islam soutiennent en accord Resul Rexhepi, Sabri Bajgora et Qemajl Morina, trois parmi les responsables de la Communauté islamique du Kosovo L'Islam est unique dans le monde entier, il s'appuie sur les mêmes piliers, mais il assume des caractères spécifiques liés à l'histoire et à la tradition de chaque région. Et notre histoire est celle d'un accueil réciproque et de coexistence pacifique entre religions. Notre Islam est libéral ». Les conflits qui ont ensanglanté le Kosovo n'étaient pas de nature religieuse, mais ethnique, précisent-ils. C'est justement la conscience enracinée chez les Albanais d'appartenir à une même ethnie qui a toujours mis au second plan la question des différences religieuses et qui a été la garantie d'une sorte de tolérance réciproque «fraternelle ». Ici au Kosovo, nous explique-t-on à Pristina, on vit la foi musulmane de façon très différente de l'Arabie Saoudite. Il suffit de regarder les femmes : ici elles ne sont pas obligées de porter le voile, elles peuvent conduire la voiture et sortir seules, elles ont les mêmes droits que les hommes, tandis que là-bas elles ne les ont pas. Ou bien il suffit d'observer comment les cas de conversion de l'Islam au Christianisme sont traités : « Chacun doit être libre de choisir la foi qu'il veut professer observe Bajgora parce que, comme le dit le Coran, il n'y a pas de violence dans la foi. Chacun est responsable devant Dieu. Nous n'avons pas le droit d'imposer l'Islam par la violence ». « La signification du Coran, explique encore Bajgora, est pluridimensionnelle, il y a d'autres sources qui l'intègrent et qui nous aident donc à parvenir à l'interprétation la plus correcte ». Certainement, admettent-ils, il y a le risque de dérive vers des formes d'extrémisme, mais on peut l'éviter à travers une formation sérieuse des jeunes générations, comme celle que la Communauté Islamique promeut dans les structures éducatives dont elle s'est équipée : la Faculté d'études islamiques qui a décerné la licence à 400 étudiants depuis sa création en 92 à aujourd'hui, et la haute école professionnelle Medressah Alkauddin, qui a formé plus de 1100 élèves en un demi-siècle. Les enseignants, garantissent-ils, sont tous originaires du Kosovo. Bajgora, Rexhepi et Morina qui ont fréquenté les universités islamiques entre le Soudan et l'Egypte, parlent arabe et regardent aussi Al Jazeera, ils sont convaincus que si un jeune est bien éduqué, il ne peut pas se détourner de sa voie pour aller vers des formes de fondamentalisme violent. C'est aussi la raison pour laquelle ils estiment qu'il est important que l'enseignement de la religion soit introduit dans les écoles kosovares, parce que c'est seulement la connaissance approfondie des religions qui en garantit le respect. « Il y a quelques semaines raconte Morina je participais à un forum en Jordanie et j'ai déclaré clair et net que nous avons besoin d'une renaissance dans l'Islam, et celle-ci ne peut pas venir du Moyen-Orient, mais de nous, du cœur de l'Europe ». Ils se sentent complètement européens, en tant qu'ils se reconnaissent parmi les protagonistes de l'histoire qui a fait de l'Europe ce qu'elle est aujourd'hui, et en même temps complètement et correctement Musulmans. Sans fractures. Et sans cette inquiétude que les musulmans qui vivent dans les pays de l'Union européenne, au contraire, même à la deuxième et troisième génération, manifestent parfois, donnant l'impression qu'ils ont du mal à concilier le fait d'être citoyens d'Europe et en même temps disciples de l'Islam, comme s'il s'agissait de deux identités inconciliables. Vu d'ici, de Pristina, la Communauté islamique semble dire à l'Europe : prêtez attention à nous, prêtez attention à notre Islam, à notre modèle de coexistence de fois différentes, cela fonctionne. Prêtez Attention à Notre Histoire Une histoire qui assume des tons plus ou moins violents, cela dépend de la personne qui la raconte et des époques prises en considération et qui, à Pristina, est en résumé racontée de la façon suivante. Les premières traces de l'Islam au Kosovo remonteraient à la période qui précède l'arrivée des Ottomans, si l'on se base sur les commerçants et les missionnaires soufis en transit dans la région. Plus tard, entre le XVe et le XVIe siècle, se serait produite la diffusion plus massive qui, du moins tant que les Ottomans ne tentèrent pas de « turquiser » les Albanais, n'aurait pas été violente, mais se serait manifestée sur la vague des privilèges économiques et sociaux, des bénéfices et des charges de prestige dans l'administration, dans la politique et dans l'armée, que les gouvernants musulmans accordaient aux citoyens qui se convertissaient. La conversion graduelle à l'Islam des peuples illyriens, chrétiens à partir de l'époque apostolique, aurait aussi été favorisée soit par la volonté de se démarquer de la religion des Serbes, des chrétiens orthodoxes dont on transmet les lourdes violences déjà perpétrées au XIIe siècle sur les Albanais, soit par l'absence de personnages leaders chrétiens entraînants, comme l'avait été le grand héros Gjergi Kastrioti Skenderberg qui avait combattu avec orgueil pour défendre les chrétiens de l'expansionnisme ottoman et qui mourut courageusement en 1468. Du Centre national de recherches (CNRS) de Paris, au contraire, le regard que jette sur cette histoire le spécialiste des Balkans Xavier Bugarel est très différent. Bougarel a relevé que « parler de l'expérience historique balkanique en tant que modèle de « coexistence pacifique » amène à opposer une thèse simpliste, le mythe de la « haine ancestrale » à une autre également simpliste : le mythe de la «tolérance séculaire ». « La société ottomane a relevé Bougarel dans ses enquêtes était fortement compartimentée et hiérarchisée selon des lignes religieuses » et les Balkans ont connu différents épisodes de violence, spécialement, mais pas seulement, au moment de la montée du nationalisme à partir du dix-neuvième siècle. De toute façon reste la donnée qu'au Kosovo la Communauté islamique, justement à la lumière de son histoire, se déclare ouverte et libéralement « européenne » . « La direction actuelle de la Communauté islamique du Kosovo est en effet ouverte et libérale » : cette phrase frappe, d'autant plus qu'elle est prononcée par un Serbe orthodoxe, comme le Père Sava Janijc, du Monastère de Deçani, à Pec Peja, un concentré de silence pour une trentaine de moines, dans une forêt très verte au printemps, gelée en hiver, où les moines transmettent l'art patient et ancien des icônes, et qui, à travers Internet, sont au courant de tout ce qui se passe dehors dans le monde, dont un emplacement de militaires italiens de la Kfor les protège depuis 1999. « Tant que l'Islam a ce genre de guide dans cette province on peut dialoguer relève le père, le cybermoine comme on l'appelle sur le réseau, qui prend soin d'un site Internet sur son monastère et sur les persécutions subites par les Serbes au Kosovo ». Dialogue : la première fois que les chefs religieux du Kosovo se sont rencontrés officiellement devant les caméras de télévision du monde entier pour invoquer la voie du dialogue et de la paix, a été en 1999, quelques heures avant les bombardements de l'OTAN ; ils ne se sont pas rendus malgré ce premier échec et ils ont recommencé à se rencontrer après la guerre, en 2000 et encore en 2001. Un mouvement inextinguible de dépassement des défiances réciproques semblait s'être amorcé. Jusqu'en mars 2004 : la mort de trois enfants albanais infligée de main serbe à Mitrovica provoqua une réaction terriblement violente parmi les Albanais qui, hors du contrôle de la Kfor, détruisirent quelques églises orthodoxes. Mais le désir de dialogue ne s'est pas laissé ensevelir, même sous ces cendres ; après des années d'interruption il s'est rétabli et a amené à un appel conjoint de la part des plus hautes autorités religieuses orthodoxes, catholiques, évangéliques, musulmanes et juives, prononcé par le Patriarche serbe de Pec au début du mois de mai dernier. De lourdes paroles ont été prononcées devant la Communauté internationale : « Nous sommes invités par notre foi à vivre avec l'autre, non seulement, mais de plus, nous prions pour être capables de vivre pour l'autre. Nous respectons de cette façon la dignité de toute personne et de toute communauté en acceptant le principe de l'unité dans la diversité ». Ils se sont engagés à promouvoir l'amélioration de la vie pour faciliter le processus de retour de ceux qui ont quitté le Kosovo après la guerre, qu'ils ont appelé « notre maison commune ». Pour le Père Sava le problème est que cet Islam, capable de s'asseoir à côté des chrétiens et des juifs et de souscrire à de telles déclarations, risque aujourd'hui de changer de nature. Le moine se réfère à certaines sources réservées (les visites de militaires et de diplomates sont très fréquentes au monastère) qui signalent le danger que des présences d'un Islam wahhabite qui n'a rien à voir avec la tradition du Kosovo, entrent et s'enracinent surtout dans les zones rurales, les plus pauvres et isolées du Kosovo. Le Père Sava se reconnaît par certains côtés dans l'analyse détaillée de ce danger faite par Isa Blumi, chercheur à la New York University pour le Kipred, Kosovar Institute for policy research and developmemnt. Blumi observe qu'au Kosovo l'Islam a toujours eu un caractère particulièrement ouvert, capable de jeter des ponts et de créer des échanges avec les chrétiens, justement à cause de son origine liée à la prédication des missionnaires soufis au Moyen Age. Ce type d'Islam tolérant, y compris vis-à-vis des catholiques aurait aussi été combattu par le Gouvernement de la Yougoslavie, surtout à partir des années 50, à travers la constitution d'une Communauté islamique centralisée officielle, qui, en tentant d'imposer l'Islam « orthodoxe », visait à homogénéiser la réalité culturelle de la Fédération, qui était en soi une mosaïque au contraire bien articulée, tout en favorisant même des formes de fort antagonisme avec les chrétiens. Tout cela dans le but de réprimer ce que l'identité locale et indépendantiste du Kosovo respirait, son Islam de matrice modérée justement. Dans les années 50 on en arriva même à la fermeture de mosquées, d'écoles et de maisons « non enregistrées », en tant que considérées non orthodoxes. L'action de contrôle de Belgrade, selon Blumi, n'aurait pas réussi à pénétrer de façon efficace dans les zones rurales qui seraient donc restées les dernières forteresses de l'Islam d'origine kosovare jusqu'à la fin des années 90. Au cours des premières années de l'an 2000, ces dernières sont justement devenues des terres de mission pour les agences humanitaires saoudites qui se présentent sous le couvert de la Saudi Joint Commitee for the Relief of Kosovo and Chechnya. Par une sorte de négligence ou de faible reconnaissance de la valeur réelle des traditions et de l'identité de ces zones rurales, la Communauté internationale a consenti à ce que dans ces villages pauvres de campagne, les agences humanitaires islamiques intervinssent de façon massive, en reconstruisant les mosquées et les écoles, en rassasiant les gens, obtenant ainsi un grand nombre de disciples et de nouveaux dévots d'un Islam importé de matrice wahhabite. Blumi soutient de façon ironique que ce sont justement les pays occidentaux qui craignent la diffusion d'un Islam radical qui l'ont favorisée dans ces régions, ne prêtant pas l'attention voulue à ces lieux où l'Islam tolérant et ouvert de l'origine avait survécu aux tentatives d'annulation. Blumi va encore plus loin : il pourrait se passer ici ce qui arriva aux Afghans qui s'étaient réfugiés au Pakistan dans les années 80 : une sorte de talébanisation de la population albanaise musulmane du Kosovo. Selon le Père Sava il suffit d'observer ce qui se passe en Bosnie, son pays d'origine : les pétrodollars saoudites, arrivés dans ce pays sorti affamé de la guerre et dans une pauvreté extrême, ont changé la substance de l'Islam local. On remarque ici aussi quelque signal, quoique rare : on voit des filles avec le voile qu'on ne rencontrait pas avant 99 par ici, quelques jeunes disparaissent quelque temps et reviennent avec la barbe longue et les habits arabes traditionnels. Il reste à nous demander s'il existe une barrière à ce mouvement qui vient de l'extérieur, qui dépasse les limites d'un Kosovo qui n'existe pas encore sur la carte d'identité de ceux qui l'habitent. Pour les Kosovars la barrière se trouve peut-être là où on se heurte toutes les fois où on fouille dans ce qui tient ce peuple uni malgré tout : l'orgueil d'être les enfants de cette terre qui a vu la construction d'églises catholiques et de mosquées à partir du Moyen Age à quelques mètres de distance, restées ouvertes, respectées et défendues réciproquement au cours des siècles. Au moins jusqu'au moment où la violence liée aux plans d'épuration ethnique ne s'est déchaînée. C'est cette passion que le président Rugova, « le Gandhi des Balkans », exprimait quand il offrait en don à ses hôtes un morceau de minéral précieux prélevé dans les mines des montagnes. Il offrait un morceau de Kosovo. Réconciliation et Charité Si ce qu'on dit ici est vrai, qu'il y a encore dans chaque maison des armes cachées parce que le chaos pourrait éclater de nouveau à l'improviste, le souvenir de grands élans de solidarité réciproque est encore frais. Nous étions dans les années 80, raconte, encore ému, don Lush Gjergji, Vicaire Général du diocèse qui compte 60.000 catholiques, protagoniste de cette saison-là, et contre la politique de serbisation de Milosevic, le peuple se mobilisa sur plusieurs fronts. Sous la poussée d'un catholique, Anton Cetta, et d'un conseil central soutenu par différents conseillers communaux, on mit en route un véritable procès de pardon qui amena plus de 1270 familles à se réconcilier et à dépasser le principe de la loi coutumière de Leke Dukajini, selon laquelle « le sang ne doit jamais être ni perdu ni pardonné». « Le premier mai 1990, rappelle don Lush un demi-million de personnes célébrèrent ce pardon dans les prés, dans les églises, dans les mosquées et dans les maisons ». Au cours de ces années-là encore fut fondée l'Association humanitaire du Kosovo Madre Teresa de Calcutta qui sauva la population de la faim à travers la création d'un réseau avec la Caritas, les Ong du monde et les compatriotes à l'étranger ; un système scolaire parallèle fut aussi créé pour conserver l'enseignement de la langue albanaise interdit par le gouvernement de Belgrade. Une langue d'origine indoeuropéenne qui, selon Milazim Krasniqi, poète et chercheur qui fonda avec Rugova dans les années 80 la ligue des écrivains du Kosovo, est « le trésor » du peuple, elle a une puissance expressive extraordinaire et est fondamentale pour expliquer l'histoire ancienne des Balkans et certains mythes de la Méditerranée. Elle servirait même à comprendre certains vers mystérieux d'Homère. Pour les habitants de cette terre tourmentée la voie d'une limitation aux poussées extérieures se trouve là, dans cette tradition difficile à déchiffrer, mais à sauvegarder, qui a amené les Kosovars qui demandent aujourd'hui un état indépendant mais ouvert à toutes les ethnies, à remplir les routes et les places en fête au début du nouveau millénaire, pour inaugurer comme monument national une sculpture de Skendelberg à cheval, le condottiere catholique qui combattait les Turcs, jamais à l'attaque, raconte-t-on, mais seulement à la défense, au cri courageux de : « Une branche seule se casse, une gerbe de rameaux unis ne se casse pas ». Cette tradition a poussé Rexhep Boja, en tant que muftì du Kosovo, à prononcer ces paroles : « Les Albanais sont musulmans depuis plus de 500 ans et ils n'ont aucun besoin que des étrangers leur enseignent la vraie voie de l'Islam ».