Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:41:46
La révolution qui a éclaté au Caire le 25 janvier 2011 fut un printemps au vrai sens du terme. Qui aurait pu penser que les manifestants nettoieraient la place Tahrir en repeignant les trottoirs, qu’une jeune fille chrétienne apporterait de l’eau à un frère musulman pour l’ablution rituelle, qu’une femme voilée hisserait bien haut la croix avec le croissant de lune ou que des musulmans formeraient un bouclier humain autour d’une église pour tenter de la protéger durant les célébrations de Pâques ? Ou que l’un d’entre eux écrirait en dialecte égyptien une banderole adressée à l’ex-président avant sa démission : « Diable! tu nous as faits aimer les uns les autres».
Les manifestants pacifistes se souviennent bien que ce sont les Frères Musulmans qui les ont protégés de ceux qui voulaient les disperser par la force, en se disposant comme une armée sur trois rangs : le premier armé de longs bâtons, le deuxième de blocs prêts à être lancés, le troisième formé de personnes âgées pour ravitailler les deux premiers rangs. Ce sont les jeunes musulmans qui ont convaincu les Frères Musulmans de l’importance de cette coalition nationale afin que la révolution soit un succès. Sur la même place Tahrir, les jeunes musulmans ont encerclé un groupe de chrétiens pour les défendre de plusieurs extrémistes. En quelques mots, du mardi 25 janvier au vendredi 11 février 2011, jour où l’ex-président a donné sa démission, il n’y a eu aucune exception à l’unité nationale entre musulmans et chrétiens.
À peine les premiers signes de succès de la révolution se manifestèrent-ils, que les Frères Musulmans ont commencé à enjamber la vague, jusqu’au 18 février. Ce jour-là, la prière du vendredi se déroula sur la place Tahrir et était guidée par l’imam Yusuf al-Qaradawi, qui pour des raisons politiques et religieuses ne pouvait pas entrer en Égypte depuis longtemps, à peine fut-elle terminée qu’on a empêché un des leaders de la révolution, Wael Ghonim, de parler à la foule rassemblée sur la place. Ce dernier, retenant sa colère, s’est enveloppé le visage dans un drapeau égyptien et s’est caché, furieux, dans la foule. Les Frères Musulmans étaient et continuent à être le seul groupe organisé (doctrinalement, économiquement, politiquement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays) dans une société dont les fondements sont secoués par une anarchie impétueuse qui a pénétré profondément dans toutes les sphères de la vie, comme tout le monde a pu le voir à travers les directs à la télévision. Le groupe des jeunes de la révolution, qui ne s’est pas rendu compte de son succès rapide, n’est uniforme ni dans ses représentants, ni organisé, et les visages de ses héros sont inconnus. Ainsi, les Frères Musulmans ont récolté les fruits de ce que les jeunes de la révolution avaient poursuivi sans se fatiguer dès le début.
Mais le véritable danger est né suite au retrait de la police de l’espace public et à l’évasion de milliers de prisonniers (criminels et extrémistes). Simultanément, les murs de plusieurs prisons ont été démolis avec des bulldozers ce qui a permis à des personnes munies de listes avec les noms de prisonniers islamistes extrémistes, coupables de différents délits (comme les assassins de Anwar Sadat), de pénétrer à l’intérieur pour leur permettre ensuite de s’enfuir en voitures. Les évadés se sont immédiatement vengés : ils ont donné l’assaut aux stations de police, agressé des officiers et des soldats, mis le feu aux sièges de l’appareil de Sûreté de l’État où sont conservés les dossiers qui les concernent et incendié les archives de différents tribunaux civils. Ce vide de pouvoir, qui dure encore, a permis de manière surprenante à de nombreux extrémistes islamistes de circuler librement dans les rues égyptiennes. En l’absence de moyens de dissuasion, ils ont commencé à s’imposer aux autres : d’abord, ils ont détruit les mausolées de saints vénérés dans l’Islam, ce qui a provoqué la colère des courants suffis. Puis ils ont concentré leurs attaques contre les églises et les ont incendiées, en prétextant des questions marginales mais qui cependant excitent la foule de ceux qui considèrent le jihad comme un ordre divin.
Une de ces questions concerne la restitution de plusieurs femmes, dont la plupart sont des épouses de prêtres coptes orthodoxes, qui selon les autorités religieuses se seraient spontanément converties à l’Islam et dont le Pape Shenouda III, Patriarche des Coptes Orthodoxes, déjà avant le début de la révolution avait demandé la “restitution” à la police. Des cas semblables se répètent souvent, chaque fois que naissent des disputes conjugales, lesquelles débouchent ensuite sur la conversion des femmes à l’Islam comme affranchissement du lien conjugal. C’est suite à des faits semblables que, également par le passé, des églises ont été incendiées, des magasins mis à sac, des maisons de chrétiens brûlées, sans parler du nombre de morts et de blessés.
Le Conseil Suprême des Forces Armées n’est pas intervenu au moment utile, et il n’a pris aucune contre-mesure, donnant l’impression de vouloir rester fidèle au principe de non-alignement. La police oscille entre la honte et l’indifférence, ou mieux entre la mauvaise foi et l’inefficacité.
Dans certains cas, elle en arrive à s’allier avec des éléments extrémistes et il peut arriver que “des barbus en herbe” jouissent de la faveur de hauts officiels. La fréquence des vexations à l’égard des coptes a augmenté depuis des dizaines d’années, non seulement à cause de la tension sectaire née à l’époque de Sadate, dans les années soixante-dix, mais aussi à cause d’une croissance du taux d’analphabétisme qui mine la conscience nationale, et trouve son expression dans la participation à des héroïsmes imaginaires. (La libération d’une femme chrétienne, convertie ou pas à l’islam, retenue prisonnière dans une église, comme le racontent les ignorants auxquels croient les plus naïfs), dans les agressions (la destruction des magasins et des maisons des chrétiens et l’incendie de leurs églises), jusqu’à en arriver à couper l’oreille d’un homme copte pour lui infliger la punition islamique.
Tout le monde ne sait pas que l’Égypte fut un des premiers états à souscrire, en 1948, la déclaration universelle des droits de l’homme. Cependant, à l’époque de Hosni Moubarak, le document fut amendé avec une phrase qui contenait une précision : « à condition que [de tels droits] ne soient pas incompatibles avec la sharî‘a ».
Al-Azhar, pendant une brève période, a interrompu le dialogue avec le Vatican parce que le pape Benoît XVI, suite au massacre de la cathédrale de Baghdad et aux explosions de l’église d’Alexandrie, s’est permis de demander la « protection des chrétiens au Moyen-Orient », ce qui a été considéré comme une ingérence dans les affaires intérieures. Dans la même circonstance, le président français Nicolas Sarkozy a osé dire que « au Moyen-Orient un nettoyage religieux est en cours », ce qu’aucun fonctionnaire égyptien n’a commenté pour des raisons politiques. Pendant ce temps, après l’assassinat de Marwa al-Sherbini en Allemagne, la fin du monde avait commencé en Égypte.
Les réactions ne se sont pas limitées à définir la jeune fille comme une “martyr du voile”, et à scander son nom dans les rues ; des avocats et des juristes se sont rebellés et ont exprimé leur disponibilité à se rendre en Allemagne pour suivre le procès de l’assassin. Pourquoi le sang des chrétiens égyptiens a-t-il été versé dans leur patrie même ? En Égypte, les droits de l’homme s’appliquent-ils vraiment aussi aux non-musulmans ?
Un rapport des services secrets anglais publié sur internet, a révélé que l’ex-ministre égyptien de l’Intérieur, Habib Al-Adli, a été l’instigateur de nombreux assassinats de chrétiens et d’explosions dans les églises, comme celle qui s’est produite dans l’église des Saints d’Alexandrie la nuit du 31 décembre 2010. Quand la collusion entre les extrémistes et certains gouvernants se terminera-t-elle ? Quand l’ère des droits de l’homme, de chaque homme, commencera-t-elle ? Quand le fossé infini entre la réalité et les attentes sera-t-il comblé ? Quand le cimetière de l’extrémisme et de l’analphabétisme sera-t-il creusé ? Quand la violence perpétrée au nom de Dieu et le meurtre motivé par la religion finiront-ils ? Quand les responsables relèveront-ils la tête hors du sable ? Quand le Conseil Suprême des Forces Armées exercera-t-il ses droits et ses devoirs pour maintenir la sécurité des citoyens, de tous les citoyens ? Le Conseil des Ministres, de fait actuellement inexistant, est intervenu et lorsqu’il est intervenu, il l’a fait avec des gants de velours alors qu’une thérapie forte était nécessaire. Que reste-t-il de notre civilisation de sept mille ans, si quelqu’un pour résoudre des problèmes apparus précédemment, s’arme de matraques et de bâtons, de chaînes, d’épées, de marteaux, de haches, de bouteilles d’essence et de cocktails molotov lancés contre les églises ?
Il est vrai que ce que sont en train de faire les salafistes «“ est mortifiant pour l’Islam avant encore de l’être pour l’Égypte », comme l’a écrit Saad al-Din Ibrahim sur Al-Sharq al-Awsat. Mais quand la majorité des musulmans se bougera-t-elle afin d’éloigner de leur religion l’empreinte de la minorité extrémiste ? Il semblerait qu’en Égypte le printemps de la révolution ait rapidement atteint son crépuscule et que ce soit allumé le feu du désaccord confessionnel. Peut-être y a-t-il quelqu’un qui perçoive la différence ?