Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:49:52
« C'est la communion des saints dont nous nous glorifions N'est-il pas bon pour nous de demeurer là où tous les membres souffrent quand souffre un membre, et quand un membre est glorifié, tous se réjouissent ? Donc lorsque je souffre, je ne suis pas le seul à souffrir ; le Christ souffre avec moi et tous les chrétiens souffrent ; le Seigneur dit en effet : "Celui qui vous touche, touche la pupille de mon oeil". D'autres portent donc mon fardeau, leur force est la mienne. La foi de l'Eglise vient au secours de mon angoisse, la chasteté d'autrui me soutient dans les tentations de ma lascivité, les jeûnes d'autrui tournent en ma faveur, quelqu'un d'autre prend soin de moi dans la prière. Et c'est ainsi que je peux me vanter des biens d'autrui comme de mes propres biens; et mes propres biens sont vraiment ceux-là en vérité, si je m'en délecte et je m'en réjouis. Que je sois même blâmable et abject, ceux à qui je rends hommage sont beaux et agréables. Grâce à cet amour je fais miens, non seulement leurs biens, mais aussi eux-mêmes, et ainsi, en vertu de leur gloire, ma honte devient honneur, en vertu de leur profusion mon indigence est comblée, en vertu de leurs mérites mes péchés sont guéris. Qui est-ce qui voudra alors se désespérer pour ses péchés ? Qui est-ce qui ne voudra pas plutôt se réjouir de ses châtiments, alors qu'il ne supporte ni péchés ni châtiments lui-même ou du moins pas tout seul, du moment que beaucoup de saints fils de Dieu et que le Christ lui-même l'assistent? Une si grande chose est pour la communion des saints et pour l'Eglise du Christ. Mais celui qui ne croit pas que cela advient et que c'est un fait, celui-là est un incrédule, qui a renié le Christ et l'Eglise.
Même si on ne le sent pas, cela advient en vérité ; et qui est-ce qui ne finit pas par le sentir ? Si tu ne te désespères pas, que tu ne perds pas la patience, à qui le dois-tu ? A ta vertu ? Certainement pas, mais tu le dois au contraire à la communion des saints. Croire que l'Eglise est sainte, quoi d'autre cela veut-il dire si ce n'est qu'elle forme la communion des saints ? Avec les bons comme avec les méchants : tout appartient à tout, comme cela est signifié de façon sensible par le sacrement de l'autel dans le pain et dans le vin : nous y sommes désignés par l'apôtre comme un seul corps, un seul pain, une seule boisson. Ce que souffre un autre, moi, je le souffre et je le supporte ; ce qui lui arrive de bien, m'arrive aussi. Le Christ aussi le dit, et il lui arrive ce qui est fait au plus petit d'entre les siens. Celui qui reçoit même la plus petite particule du sacrement de l'autel a certainement le pain au-dedans de lui-même. Et celui qui dédaigne cette toute petite hostie, dédaigne le pain en tant que tel. Par conséquent, quand nous avons des afflictions, quand nous souffrons, quand nous mourons, que se tourne ici notre regard. Nous croyons fermement et nous sommes persuadés que nous, et pas seulement nous, mais avec nous le Christ et l'Eglise supportent des afflictions, souffrent, meurent. Le Christ a voulu que notre sentier de mort, dont tout homme a horreur, ne soit pas solitaire, mais que nous parcourions la voie de la passion et de la mort accompagnés par toute l'Eglise qui souffre en cela plus fortement que nous, et qui l'a voulu à tel point que nous puissions faire nôtres en vérité les paroles qu'Elysée [dans le Livre des Rois] adresse à son serviteur trépidant : "N'aie pas peur ; il y en a à nos côtés plus qu'aux leurs. Et Elysée pria : 'Dieu, ouvre les yeux de cet enfant, afin qu'il voie'. Et Dieu ouvrit les yeux de l'enfant et celui-ci vit ; et voilà, la montagne était bondée de chevaux et de chars enflammés". A nous aussi, donc, il ne reste rien d'autre à faire que de prier pour que nos yeux soient ouverts et que nous voyions tout autour de nous l'Eglise, avec les yeux de la foi, si bien que nous n'aurons plus rien à craindre » (Luther, Tessaradecas, 1520).
La communio catholique
Quel est le catholique qui ne souscrirait pas cette magnifique page de Luther ? En vérité on y décrit, avec fidélité aux assertions pauliniennes, quelque chose qui tient profondément à cœur à la catholica : l'osmose mystérieuse entre les membres du « corps du Christ », qui ne s'arrête pas à l'échange de biens extérieurs, mais qui parvient à la communauté de ce qu'il y a de plus personnel. Les Français parlent de réversibilité des mérites, et le mot mérite sort avec un naturel parfait de la plume de Luther, si bien que celui-ci n'hésite pas à parler ailleurs d'une « œuvre » inouïe à propos de Moïse qui voudrait être réprouvé à la place du peuple pécheur, et de Paul qui voudrait être maudit pour l'éternité par le Christ à la place de ses frères juifs : « L'œuvre, aucune raison ne peut la comprendre, car elle est trop élevée» (W.A. 10 III, 219). On ne peut que déplorer que cette vision, empruntée entièrement à la tradition catholique, ait passé, avec les années, au second plan chez Luther, « qu'elle ne soit pas restée vivante dans le luthéranisme et qu'elle ne soit pas entrée à faire partie de l'évolution doctrinale de ce dernier » (P. Althaus). L'aspect horizontal perd « complètement son importance par rapport à l'unique lien surnaturel qui relie les membres à la tête » (E. Kohlmeyer). Les raisons de ce phénomène pourraient résider dans des pertes de valeurs catholiques déterminées, qui, tout en n'étant pas du tout évidentes dans la page citée, car elles descendent des principes fondamentaux de la Réforme , font partout sentir leurs effets, en compromettant la catholicité de la sanctorum communio. Il faut en rappeler deux surtout: la séparation de la foi et des œuvres, et la séparation de l'Eglise invisible des saints et de l'Eglise visible de la hiérarchie (ou de ce qui en reste dans les églises réformées). D'abord, toutefois, un mot sur la conditio sine qua non de telle communion.
Le Christ, raison radicale
Le fait que le sens originel de sanctorum communio est celui de la communion dans les choses sacrées, et avant tout, dans l'Eucharistie « le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ ? » (1 Co 10,16) est là pour indiquer que les membres du corps mystique ne s'échangent pas entre eux, de façon arbitraire, leurs mérites soi-disant respectifs, mais que toute la communion de biens a sa raison d'être dans l'ancrage commun dans le Christ. (L'échange extérieur d'aumônes et d'autres œuvres de miséricorde corporelle se fait, du moins parmi les chrétiens, dans l'esprit du Christ et dans la reconnaissante mémoire de lui). Cette raison radicale est personnelle et surnaturelle ; elle n'a donc rien en commun avec un inconscient collectif au sens où l'entend Jung. En tant que personnelle elle exige l'ouverture de chaque personne-membre à l'écoulement que la circulation des biens, semblable à la circulation du sang dans le corps humain, produit et instaure dans tout l'organisme. (Voilà un, et même le plus important, des sens que peut avoir la dévotion au coeur de Jésus). D'où s'explique quelque chose qui peut au premier abord apparaître déconcertant : que c'est seulement en tant que bon, chrétiennement bon, qu'il se révèle fécond au-delà de ceux qui le produisent, tandis que, tout en restant à la comparaison de nature physiologique, on pourrait retenir que la suppuration d'un seul membre devrait conduire inévitablement à une septicémie totale.
Selon l'apôtre, en effet, s'il peut y avoir une contagion du mal, il ne peut pas y avoir, au contraire, une fécondité ; l'opinion d'Origène et de Tyconius, selon laquelle il existerait un corps mystique diabolique comme imitation négative du corps du Christ, est bibliquement impossible à démontrer et théologiquement contradictoire. L'idée de vicariat, dit justement Bonhoeffer, s'appuie sur une proposition divine, et est donc « en vigueur seulement dans le Christ et dans son Eglise. Celle-ci n'est pas une possibilité éthique, mais plutôt une notion théologique ». Même si, continue-t-il, il existe « un concept éthique de vicariat » entendu comme « la prise volontairement en charge d'un mal à la place d'un autre », ni une action de ce genre ne retombe « sur la responsabilité que l'autre a de lui-même, ni celui-ci « ne met en jeu sa personnalité éthique tout entière, mais seulement dans la mesure où le "vicaire" y consent. Dans la « communion des saints » ces limites sont franchies, c'est la sphère la plus intime de la personne qui est impliquée : cela confirme, encore une fois, qu'un rapport de ce genre n'est possible que dans le Christ et par le Christ. Le « mérite » est donc à la seule et exclusive disposition de ce dernier, même si, en le lui cédant, le chrétien y joint une requête bien déterminée (intention de la prière). Tout passe à travers la liberté du Christ et de Dieu, et ce filtrage empêche toute expérience directe et, encore moins, tout calcul entre cause et effet : une telle expérience ne peut être donnée que sporadiquement, de façon inchoative, à la façon d'une lueur fugace ouverte sur un rideau qui autrement reste fermé.
La catholicité de chaque chrétien
Il ne suffirait pas de définir la catholicité de chaque chrétien par sa participation à tous les biens spirituels de la catholica : il la considérerait comme quelque chose de passif et de potentiel au maximum, et la question de la mesure ou quantité de ces biens qu'en tant qu'individu il est en mesure de faire sienne et, encore plus, de partager avec les autres, resterait ouverte En d'autres mots, même si un individu était parfaitement justifié par la grâce de Dieu dans le Christ, on pourrait toujours se demander jusqu'à quel point celui-ci est aussi un sanctifié, capable de dépasser ses résistances à l'Esprit Saint qui lui a été donné. Les grâces de Dieu sont catholiques, c'est-à-dire qu'elles comprennent tout, elles ne sont ni conditionnées ni circonscrites. Mais la grâce qui lui est offerte, un homme peut-il l'accueillir de façon pareillement catholique, qui comprend tout, sans conditions ni limitations ? L'acte avec lequel il le ferait ne serait rien d'autre que la foi parfaite, telle qu'elle est définie ci-dessus : en tant que donation totale de sa propre vie à Dieu pour qu'il en dispose, en tant que « oui » sans limites. Un acte semblable, si jamais il s'était accompli dans une existence concrète, nous pouvons le définir sans hésitation « sainteté parfaite », puisqu'une créature qui en serait l'auteur serait totalement ouverte à l'Esprit Saint. Sur la base de la foi catholique, un tel acte doit correspondre à la réalité, s'il doit être vrai que le Christ « voulait se la présenter à lui-même, (l'Eglise), toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée (Ep 5,27). A cette fin, il ne suffit pas que ce soit lui seul qui prononce, en tant que vicaire et en justifiant l'Eglise elle-même, le « oui » plein ; l'Eglise doit y ajouter son « "Amen" à la gloire de Dieu » (2 Cor 1,20ss.) tout aussi plein et sanctifiant. Et selon la foi catholique cet amen doit retentir comme un oui rendu illimité par la foi, justement là où la Parole se fait chair, pour que le oui prenne chair dans l'homme qui ne met pas d'obstacles à cette incarnation même, dans l'homme qui, comme un enfant, saura dépendre de Jésus et apprendre de lui à proférer le oui parfait de la foi à déclarer à Dieu.
Si ce oui en tant qu'accomplissement de la foi d'Israël - n'était pas prononcé sur la terre, le pas de la (toujours défectueuse) synagogue à la « ecclesia immaculata » (Ef 5,27), resterait pour toujours une inadéquation toujours diffuse, capillaire, du « corps » par rapport à la « tête ». En définitive le oui de la foi et de la disponibilité illimitée à tout ce que Dieu veut et peut vouloir, signifie que la créature finie dans les limites des dons reçus peut être réellement "coextensive" à la catholicité de Dieu, certainement pas dans l'agir, mais dans l'acceptation. Cette dernière porte en soi l'empreinte du magis, du toujours plus : quand Dieu hausse ses prétentions, quand la voie se fait toujours plus raide et difficile (jusqu'à rester debout au pied de la croix), le oui originaire se laisse étendre docilement, puisqu'il avait en lui, depuis le début, l'extensibilité nécessaire. Une telle âme, Origène l'appelle « anima ecclesiastica » : une âme qui possède la dimension de l'Eglise catholique. Si elle l'a réellement, voilà qu'elle est la catholica réalisée, qui a la masse du « corps », où la plénitude de la « tête » peut se déverser sans obstacle. Le fait que d'autres toujours au moyen de la grâce- s'approchent de ce oui sans limites, les rend membres annexes et incorporés de l'ecclesia immaculata déjà existante, ils participent en tant qu'individus, même subjectivement, dans la mesure de leur disponibilité, à la caractéristique essentielle de la catholica ; comme dit Möhler, ils sont catholiques en tant que parties à l'intérieur du tout, ou pour le dire de façon plus exhaustive avec Pier Damiani : « L'Eglise du Christ est unie dans ses membres par un tel amour qu'elle peut être mystérieusement une en beaucoup, le tout en plusieurs, si bien qu'on pourra dire avec raison que l'Eglise universelle est, au singulier, l'unique épouse du Christ et que, dans le même mystère, chaque âme seule peut être considérée comme l'Eglise tout entière». Non seulement, donc, « là où deux ou trois », mais aussi « où un », pour que ce « un » s'efforce de se dilater intérieurement aux dimensions de ce oui catholique que l'Eglise contient toujours en soi, communion et donc présence du Christ.
L'Esprit et le oui constitutif de l'Eglise
Le dialogue entre l'ange et Marie est apparemment un dialogue privé qui se déroule, dirons-nous, presque dans le séparé du Discours de la montagne. Mais, comme dans toute prière parfaite, s'ouvrent deux dimensions : la totalité de Dieu et la disponibilité totale de l'homme. Et de la première à la seconde descend l'Esprit Saint, le porteur de la semence de Dieu, de la Parole, pour la planter dans le giron de la terre. Mais cet Esprit est déjà depuis toujours le Nous de Dieu : personne en tant que communion. Quand Marie est tout d'abord saluée comme pleine de grâce, l'Esprit est déjà depuis toujours aussi en elle, donnant corps au « oui » dans son âme. Voilà donc que, qu'elle le sache ou pas, même la communion, la catholica, est déjà depuis toujours dans son oui à elle : c'est en cela que toute la foi de son peuple a une formulation définitive, même plus, tout ce qui fut élan de donation et de disponibilité en n'importe quel individu humain y est synthétisé : selon Thomas d'Aquin, Marie répond « au nom du genre humain tout entier ». C'est pourquoi ce oui s'ouvre aussi à l'avenir, et résume en soi tous les oui qu'on cherchera à prononcer dans le cadre de l'Eglise naissante. L'Eglise est déjà complètement présente en Marie, puisque l'Esprit dans lequel elle prononce son oui est de toute éternité le Nous en Dieu, et qu'il a déjà commencé son œuvre sur la terre, celle du Nous prononcé et vécu.
La sanctorum communio à l'époque paléochrétienne
Dans la belle page de Luther qui a donné le la à ce chapitre il manque encore, toutefois, une seconde dimension pour qu'on puisse saisir la notion catholique de communio dans toute sa portée ; cette déficience est liée à la fracture que les protestants ont ouverte entre l'Eglise (invisible) des saints et l'Eglise (visible-empirique) imparfaite et pourvue de ministères. En vérité, à partir du Christianisme primitif les deux aspects furent toujours inséparables. La communio se base et sur la réalité sacramentelle (surtout l'Eucharistie) et sur la réalité juridique, c'est-à-dire sur les pouvoirs de l'évêque qui gouverne la communauté ecclésiale et qui la représente en outre à l'étranger ; c'est seulement celui qui célèbre l'Eucharistie avec lui et qui reconnaît donc aussi la communio entre la communauté ecclésiale et l'Evêque qui appartient à la catholica. Les églises orientales maintiennent la communio entre elles, peu importe qu'une Eglise écrive à l'autre (Lettre de Clément, Ier siècle), ou un évêque à une Eglise (Ignace, début du IIe siècle), ou un évêque à l'autre. Mais par la suite les évêques peuvent dénouer le lien de la communio entre leur propre Eglise (diocèse) et une autre, dans le cas où l'Evêque de celle-ci est suspect d'hérésie.
Ce dégagement est appelé ex-communicatio, et c'est une rupture de rapports. Qui avait en définitive le droit d'excommunier ? Ce fut un problème qui ne se posa pas pendant longtemps. Au cours des désordres provoqués par l'arianisme le suspect est généralisé ; on aboutit à des situations qui laissent perplexes, lorsque deux évêques communiquent avec un tiers, lorsqu'ils ont supprimé la communion entre eux. Où sont les critères de la communio authentique ? On fait appel à la majorité des Eglises locales, qui est attestée sur une seule opinion, ou bien à l'avis des communautés les plus anciennes, fondées par un apôtre ; mais de tels critères ne peuvent pas être déterminants. A la fin il ne reste pas d'autre issue que l'appel à l'Evêque de Rome, qui détenait toutefois, déjà bien avant de semblables cas douteux, la « présidence de la charité » (comme dit Ignace ; ici comme ailleurs, agape peut être souvent synonyme de communio). « Avec cette Eglise, étant donné sa prééminence toute particulière, toutes les autres Eglises doivent se trouver d'accord », dit, vers la fin du IIe siècle Irénée (convenir peut être la traduction de koinonein c'est-à-dire « maintenir la communio »). A partir de l'époque la plus reculée Rome ouvre toute les listes d'églises qui ont le plus de poids, et cela, comme c'est tout à fait évident, bien avant que ne se manifestât l'urgence de trouver un point d'unité et des références juridiques de la communio. Cet aspect, sur lequel nous devrons revenir au chapitre suivant, devait aussi être mentionné, même succinctement, dans celui-ci, car autrement un discours sur la « communion des saints » ne serait pas catholique. De même que le Christ fut un homme historique visible, de même que les douze furent des personnalités historiques qu'on peut identifier avec précision, conscients de leur devoir de guider l'Eglise postpascale, ainsi, dans la succession de ceux-ci et avec le point de repère constitué par le successeur de Pierre, la communion des saints reste une propriété de l'Eglise du Christ, visible, catholique, pèlerine à travers l'histoire.
Morceaux choisis de HANS URS VON BALTHASAR, Cattolico, Jaca Book, Milano 1976, 75-81, 89-95, Editrice Jaca Book, Milano 1976